31 : L’union sacrée

8 minutes de lecture

« Le public ne se rend pas compte à quel point un article de presse peut avoir un impact terriblement violent sur la vie personnelle. »

Patrick Deweare, au cours d’une interview donnée à la Radio Télévision Suisse, en 1981.

Port de Sevrier (74)

le 17 mars 2008

15:15

Sans l’indécence de ce tapage médiatique tournant autour de toi, sans les affres de tes désillusions jetées en pâture aux charognards dévoreurs de vie privée – ils sont chasseurs et toi la proie –, Margaux ne se serait jamais alarmée jusqu’à quitter sa province haut-savoyarde. Dès les premiers tacles de la presse à scandales, dès ses premiers hors-jeux, tu avais mis en garde ton amie d’enfance :

« Il ne faut jamais croire tout ce qu’on écrit dans les journaux. Dès que je découche plus d’une nuit ou qu’on vole sur pellicule le plus anodin des baisers échangé avec l’un de mes partenaires masculins sur un plateau de cinéma, on me prête immédiatement une liaison adultère. Mais toi, tu le sais bien Margaux, il n’y a que Paul que j’aime… »

Seulement, les simples rumeurs-tabloïds font parfois tache d’huile.

« Il n’y a que Paul que j’aime… »

En t’imaginant prononcer cette phrase avec cette sincérité, cette candeur qui te caractérisent, je repense à ces mots que Werner te renverra en pleine gueule le jour où tu le tiendras en joue dans le hall de votre ex-baraque premium :

« Tue-moi ou déteste-moi, Solenn, mais ne reste pas là, inactive, à encombrer inutilement mon entrée. T’as jamais descendu personne, à part dans quelque film peut-être, un rôle de composition raté. Mais dans la vraie vie, t’as pas le mental pour ça. Tu ne l’as déjà pas pour m’affronter sans ciller. Tu ne sais que chialer, t’enivrer de toutes ces merdes que tu t’envoies, te shooter aux anxiolytiques. T’as jamais eu les couilles de rien. Même pour tes combats les moins futiles, enfiler un tee-shirt Monoprix te coûte. La superficialité, Solenn, c’est ça qui te gouverne, mais quand il s’agit de te prendre en main, d’agir au lieu de subir, tu fais dans ton froc. Y’a plus personne ! Qu’une conne qui ne sait même pas anticiper le recul d’une arme de poing. »

Paul ne doutera jamais. Même quand il sera à la merci de ton flingue, même quand tu fermeras les yeux, quand ton doigt osera appuyer sur la gâchette. Parce qu’il n’y aura jamais aucune justice pour condamner les vrais connards, parce qu’il nous faudra forcément les tuer pour définitivement les éradiquer de nos vies…

***

Rue des Francs-Bourgeois

quartier du Marais

Paris 4e,

début décembre 1989

Il doit être dans les 21 heures lorsque Margaux s’encadre solitaire, un parapluie multicolore à la main, dans la lumière des phares de la Béhème de Crozats, adossée au portail en fer forgé de son hôtel particulier. Le cinéaste ne la reconnaît pas de suite, abaisse le volume de sa stéréo et sa vitre électrique pour éconduire l’éventuelle fan amourachée.

Bonsoir Stephen. C’est moi, Margaux Rivière, l’amie de Solenn… Vous me remettez ?

Il l’a croisée à diverses occasions : ton mariage avec Werner, le festival d’Avignon, une avant-première à laquelle il l’avait conviée pour te faire plaisir. Alors oui, il la remet, promptement même.

Margaux ? Vous ici, seule à Paris ? Et où sont votre mari, vos enfants ? Vous ne devriez pas être auprès d’eux ?

Et vous, vous ne devriez pas être auprès de votre actrice fétiche ?

Un silence gêné.

Je suis resté le plus longtemps possible… J’y vais tous les jours, vous savez, mais on ne me laisse guère la voir plus d’une trentaine de minutes. Et à chaque fois que je dois la quitter, l’abandonner dans cette espèce de mouroir qui ne dit pas son nom, c’est un véritable déchirement pour nous deux, et je me fais l’effet d’être un monstre…

L’humidité, le froid, la nuit tombée depuis longtemps…

Mais puisque vous avez fait le déplacement jusqu’ici, finit par lâcher l’excentrique, ne restez donc pas plantée en pleine rue comme un garde suisse, vous allez attraper la mort à demeurer ainsi sous cette insupportable bruine fine ! Montez !

Merci…

La chevelure emperlée, Margaux contourne le coupé, ouvre la porte passager et s’installe dans le profond siège en cuir en repliant son pébroque. Le ballet des essuie-glaces intermittents et Les Noces de Figaro, toujours en sourdine, ne suffisent plus à couvrir le feulement de l’onctueux V12 bavarois au redémarrage pour franchir la grille – ouverte à distance par l’entremise d’une télécommande – et fouler le pavé d’une allée privée, classée aux monuments historiques de la capitale.

Le bolide s’arrête à quelques mètres de la façade d’une majestueuse demeure. Crozats sort de sa 850i et vient galamment proposer sa main à ton amie détrempée pour monter les marches de l’impressionnant perron XVIIIème, la porte de l’hôtel particulier s’effaçant sur un bout de bonne-femme potelée et affable, vêtue d’une tenue de domestique.

Quel sale temps, Monsieur Stephen ! Laissez-moi vous débarrasser…

Merci bien, Maria ! Et voulez-vous avoir l’amabilité de rajouter un couvert pour mon invitée, s’il vous plaît ?

C’est que je ne voudrais surtout pas m’imposer ! proteste une Margaux pleine d’embarras.

Auriez-vous déjà dîné, ma chère ?

Euh… Non, pas encore. A vrai dire, je redoutais de vous manquer…

Parfait, l’affaire est entendue dans ce cas ! Maria, vous pouvez à présent disposer…

Intimidée par tant de cérémonie et par le faste des lieux, ton amie d’enfance n’ose plus bouger du grand tapis qui l’accueille. Surgi d’on ne sait où, un fringant majordome lui propose spontanément une serviette éponge pour se sécher.

Merci beaucoup, Anthony…

Sur le ton de la confidence, Stephen croit bon d’ajouter, un brin malicieux :

Je l’ai recruté pour son physique, mais ce n’est pas son unique qualité !

Le ton aussi coquin que goguenard du cinéaste ne détend pas davantage la très sage provinciale. L’objet de sa visite n’a rien d’une farce, et en ton absence, la star-attitude de son hôte la gêne encore davantage que d’ordinaire. Ce n’est pas son quotidien, son univers. Et Crozats le perçoit.

Ça doit vous paraître horriblement pompeux, précieux, tout ce ballet qui se déploie à mon service, mais que voulez-vous, Margaux, quand je suis sur Paris, je n’ai le temps de rien. Et comme j’aime que tout soit réglé comme du papier à musique, j’ai besoin de ce personnel qui me seconde, fort efficacement d’ailleurs et je m’en félicite, et qui m’entoure. Mais au fond, vous le savez bien, au regard des quelques moments que nous avons pu partager avec Solenn, je suis quelqu’un d’aussi simple que bon vivant.

Il l’invite à poursuivre la conversation dans sa salle à manger, pièce dans laquelle le baroque le dispute au rococo.

Vous n’avez rien contre la cuisine italienne j’espère ? Vous verrez, ça restera à la bonne franquette : lasagnes bolognaises, accompagnées d’une petite salade verte et d’un succulent rosé italien, un tiramisu en dessert, un cappuccino bien serré pour terminer, et basta.

Margaux l’observe longuement en silence, attendant sagement qu’il l’interroge enfin sur ce qui l’a conduite jusqu’ici.

Alors, dites-moi, ma belle : que me vaut l’honneur de votre charmante visite ?

Le JT de 20 heures…

Surpris, Stephen ne saisit pas d’emblée l’allusion.

Pardon ?

Le service à table s’effectue dans une discrétion feutrée, à peine perturbée par le tintement d’ustensiles sur la porcelaine des assiettes ou des ramequins.

Solenn m’a toujours demandé de ne pas m’inquiéter pour elle tant que sa vie privée ne faisait pas les gros titres du 20 heures. Et puis, c’est arrivé, il y a un mois environ…

Je l’ai appris aussi, oui. En différé hélas, je n’étais pas sur Paris à ce moment-là.

Ton amie retient difficilement une larme, impatiente.

Comment va-t-elle, Stephen ? Je vous en prie, dites-le moi ! Le traitement, l’internement, comment endure-t-elle tout ça ? Vous croyez qu’on me laisserait la voir ?

Les mots se bousculent dans sa bouche. L’éminent cinéaste se montre plus posé.

Non, Margaux, ils font déjà exception pour moi. Et puis, elle ne vit pas très bien tout ce qu’elle doit subir à cause de Werner. C’est lui qui l’a poussée à bout.

Ils ne vont quand même pas la garder là-bas ad vitam eternam !

Non, rassurez-vous…

Je vous en conjure, Stephen, sortez-la de cet enfer… le supplie-t-elle. Vous avez des relations, non ? Alors, de grâce, faites-le pour elle !

Mes relations, comme vous dites, ne me sont, pour l’heure, d’aucune utilité. Mais je m’emploie à faire le maximum, et j’ai bon espoir…

A quelle échéance ?

D’ici une quinzaine de jours…

Le dessert succède au plat principal.

Vous qui la côtoyiez régulièrement, s’interroge Margaux, songeuse, vous ne l’avez pas vue sombrer ? Vous n’avez pas pu anticiper sa chute ?

Non. Je savais que son couple battait de l’aile, mais rien de plus. Elle dissimulait son mal-être sous des tonnes de faux-semblants.

Ton amie soupire, hésite, ne parvient pas à trouver le bon angle pour aborder ce sujet qui, se le figure-t-elle avec raison, risque de t’anéantir.

Comment vous dire, Stephen ? Comment vous dire qu’il n’y a pas que ça ?..

Aussi compréhensif qu’avide d’apprendre ce qui pourrait noircir encore davantage ton triste dessein, son hôte l’encourage d’un signe de tête. Alors, Margaux se fait violence et reprend après une longue inspiration.

Il y a quelque chose qu’il faut que vous sachiez, Stephen, une autre épreuve que Solenn va devoir surmonter : le décès de son père. Il… Il n’a pas supporté qu’on salisse publiquement sa fille, et un infarctus l’a emporté le soir de l’annonce de son internement d’office au 20 heures.

Oh merde ! Ces vautours de journalistes n’imaginent même pas le mal qu’ils peuvent faire en étalant au grand jour la vie privée des stars…

Vous comprenez, j’ai peur qu’elle se laisse couler sans lui, vous savez combien elle l’aimait. Vous pensez devoir le lui dire ?

Non, pas dans l’immédiat. Ma priorité est sa sortie et elle passe par une stabilisation de son état psychique. Et puis, vous êtes plus proche d’elle, de sa famille, que moi. Je pense que c’est à vous de lui dire…

Quand ?

Si d’ici la fin du mois, je réussis l’impossible, je vous inviterai pour fêter avec elle la Noël ou le nouvel an. Pour lui remonter le moral et que vous puissiez lui glisser en douceur l’annonce du décès de son paternel. On sera tous là pour la soutenir, pour l’accompagner et franchir ce cap…

J’ai… J’ai tellement peur qu’elle ne s’en relève pas !

Elle s’en relèvera, Margaux. On l’y aidera, croyez-moi !

Le repas se termine sur quelques notes plus légères, Crozats évoquant notamment ses projets cinématographiques à plus ou moins long terme, et prenant des nouvelles des proches de Margaux. Ils resteront en contact étroit pour échanger à ton propos, l’amitié qu’ils te portent les liant à tout jamais.

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