41 : Les désaxés
« Malheureusement, et c’est vraiment ce qu’on a voulu montrer dans le film, arrive un moment où le jeu est à balles réelles. »
Manuel Boursinhac, à propos de son long métrage La Mentale, sorti en salle en 2002.
Avenue Foch
Paris 16e
le 22 février 1992
19:50
La pénombre dissipée par les lueurs de la liseuse de custode et des réverbères qui s’alignent sur l’avenue. Une cigarette que tu embrases de ton zippo doré, une séparation vitrée qui protège ton chauffeur de tes volutes mentholées. Un regard qui s’égare au-dehors, par-delà le verre fumé d’une limousine, une Bentley Mulsanne. Tu réduis ta Royale en cendres et l’écrases dans l’endroit prévu à cet effet. Puis, une flûte de champagne rosé qui pétille sous le strass. Tu la portes à tes lèvres peintes rouge Coco et la bois d’une seule traite. Tu bois oui, avec une élégance sans pareille, mais tu bois. Comme dans la chanson de Souchon (18) que diffuse la stéréo, comme Jimmy dans sa Chrysler.
***
« Comme l’alcool et les revolvers /
C’est sauter en l’air /
Tomber par terre /
Boum ! »
***
Boum ! Tu fermes les yeux et tu vois son front se perforer sous l’impact de balle, se vider de son sang ; puis son corps s’écrouler dans le hall sur le tapis persan. La fin du cauchemar, de tes problèmes. Ou leur début peut-être, les hurlements du majordome ou de sa blonde décolorée alertant le voisinage, la police, les barreaux d’une prison ou la camisole de Sainte-Anne ; ta folie et ta haine…
Non, tu t’es renseignée, Paul a congédié ses domestiques pour la soirée et passera prendre sa greluche à son domicile peu avant de se rendre à la Grand-Messe du Septième Art hexagonal. Jérémie n’est pas là non plus. Les sorties mondaines de ton ex n’étant pas rares, il a pris l’habitude de le confier à un couple d’amis que tu n’as jamais aimé : Jean-Philippe et Marie-Hélène. Lui est très imbu de sa personne, et elle t’a toujours indisposée par ses débordements d’amour envers la plupart des gamins, une femme en mal d’enfant qui jalousait ouvertement cette chance que tu avais d’être maman. Cette maman que tu n’as pourtant jamais eu l’opportunité de vraiment être, à cause de cet homme que tu as eu l’imprudence d’épouser.
Tu as tout programmé, la modification de l’horaire auquel le chauffeur de maître commandé par Stephen devait venir te prendre à Neuilly, l’assassinat de Werner dans l’entrée de ton ancien hôtel particulier, ton arrivée comme si de rien n’était au Palais des Congrès, l’annonce des nominées, ton discours et ta victoire…
Tu abaisses la vitre séparative pour informer ton chauffeur de ta brève absence, lui signifier qu’il n’a nul besoin de t’ouvrir la portière, que tu n’en as que pour quelques minutes. Tu te décides à descendre de voiture. Tu t’es décidée depuis plusieurs heures, depuis ce matin, dès réception de ce recommandé qui t’a assommée quelques minutes. Ton avocat avait raison, le juge a fait pencher la balance du côté de Paul, cet enfoiré à qui la justice avait déjà alloué la moitié de ta fortune. L’héritier des éditions Werner n’avait soi-disant pas les moyens de vivre décemment, ni de rembourser les dettes accumulées par son père de son vivant. Un paternel collabo durant les heures les plus sombres de l’Histoire de France contemporaine. Un passé qu’il assume et ne renie pas.
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« C’est facile de juger quarante-cinq plus tard, de dire tout haut qu’on aurait été résistant, forcément, sans aucune hésitation possible, maintenant qu’on sait tous ce qu’il est advenu des hauts dignitaires de Vichy et du IIIe Reich. Mais en réalité, bien peu d’entre nous auraient eu le courage, la témérité de prendre le maquis par convictions. Et puis quelles convictions d’ailleurs, dès lors que l’Allemagne avait battu la France à plate-couture ? Qui pouvait prédire que la désobéissance au régime et aux lois – une certaine forme de délinquance, voire de terrorisme en quelque sorte, quand on y réfléchit un peu – allait être érigée en actes de bravoure et d’héroïsme ? Personne ! Mon père a toujours été un homme honnête et droit, qui s’appliquait à rester à sa place et à respecter ses devoirs de citoyen. Et à l’époque, le régime de Vichy était perçu par la majorité de la population française comme le seul légitime. Ce n’est qu’a posteriori, lors de la promulgation de l’Ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, que les actes constitutionnels, législatifs ou réglementaires promulgués sous Pétain, ont été déclarés illégaux. Jusqu’à cette date, le français lambda ne pouvait que s’y soumettre, ne serait-ce que par crainte de représailles, a fortiori si vous songiez à fonder une famille ! »
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Parler à Stephen, l’inviter à déjeuner au Flora Danica. Pour en discuter ensemble, te libérer de ce nouveau fardeau qui s’abattait sur tes frêles épaules : la déchéance de tes droits parentaux. Afin de relativiser, d’élaborer une stratégie pour rebondir, le recours en appel, le ralliement du public à ta cause par le truchement des médias. Mais Crozats décline, il a besoin de se reposer pour être à cent pour cent ce soir. Ne reste qu’un tête à tête avec les alcools les plus forts qui garnissent ton bar, un bien maigre remontant contre tes idées les plus noires. Et puis, l’évidence qui se fait jour : TA solution finale. En un sens, l’analogie inversée te fait sourire. Si tous les juifs et autres résistants s’étaient soulevés pour terrasser les plus hauts dignitaires nazis, combien de vies supplémentaires auraient-ils pu sauver ? Toi, tu n’en as qu’une à sauver : la tienne, la tentation d’y mettre seule un terme t’ayant déjà maintes fois guettée en cette deuxième quinzaine de février 1992. Non, ce n’est pas à toi de plier, c’est à lui. Pour qu’il y ait enfin une justice, pour que le méchant, cette fois-ci, ne gagne pas à la fin. Alors le petit soldat que tu es s’arme de courage pour affronter celui qui s’échine à gouverner ton existence pour la naufrager.
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Ton flingue de minette, audacieusement glissé dans une pochette d’apparat hyper glamour, tu te l’es procuré deux jours plus tôt auprès de Khalid, apprenti-comédien d’opérette, coureur de cachetons et de petits rôles , ou de figurations de seconde zone. Tu l’avais rencontré quelques années en arrière, sur le tournage d’un film mineur d’un cinéaste qui ne l’était pas moins : Impress me !, de Garcia Sanchez. Vous y jouiez une courte scène de modeste envergure, mais tu prenais déjà toute la place sur grand écran. Une aura, un charisme innés. Une réputation un brin surfaite aussi, celle d’une bourgeoise bêcheuse qui ne se mélange qu’avec ses semblables. Seulement, à la grande surprise de ton partenaire, tu t’intéressas à lui, et aux figurants auxquels il s’apparentait volontiers, aux conditions de travail et de vie de tous ces intermittents du spectacle sans qui rien ne serait possible. De sympathies en discussions aussi franches qu’amicales, tu finis par te joindre à la défense de leur cause en prenant la tête du mouvement de grève qui perturba le tournage durant quelques jours. Porte-parole de ces laissés pour compte de la grosse machinerie cinématographique auprès de la production du film et de son réalisateur, tu proposas même d’aligner symboliquement ton cachet sur celui de tous les acteurs et figurants de ce long métrage. Proposition que les producteurs acceptèrent et qui permit de redonner des couleurs au pouvoir d’achat de toutes ces petites mains qui œuvraient en coulisses pour que ce long métrage puisse voir le jour.
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Garges-lès-Gonesses (95)
avril 1985
— Pourquoi tu fais tout ça pour nous, Solenn ?
— Parce que j’aurais pu être comme vous, traîner de galères en galères, ne jamais savoir si j’aurais assez de fric pour bouffer ou payer mon loyer. Parce que je mesure la chance d’avoir été repérée très tôt par quelqu’un d’incontournable dans ce milieu, la chance qu’il ait d’emblée cru en moi et fait de moi la star que je suis. Parce que sans cette rencontre capitale pour ma carrière, je n’aurais pas l’insouciance financière que j’ai aujourd’hui. Parce que sans cette rencontre, je crèverais moi aussi la dalle ! Comme vous…
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Comme vous… C’est parce que tu te considérais comme eux qu’il t’invita plus tard chez lui, à Sarcelles, qu’il te fit visiter la MJC de quartier dans laquelle il avait fait ses premiers pas devant son premier public. C’est à ce moment-là que tu pris conscience de ce que tu pouvais apporter à tous ces jeunes désœuvrés qui rêvaient de briller comme toi, que la réalité bloquait entre les quatre murs d’une cité HLM sordide. Tu allais leur dispenser gratuitement des cours d’art dramatique, leur transmettre ton savoir-faire un trimestre durant pour qu’ils puissent eux aussi un jour forcer leur destin et devenir quelqu’un. Un acte désintéressé, loin de toute couverture médiatique, par simple altruisme. Un acte que Khalid n’a jamais oublié.
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Sarcelles (95)
le 20 février 1992
— J’ai besoin que tu me fournisses un revolver…
— Un revolver ? Putain, qu’est-ce que tu veux foutre d’un revolver, sérieux ?
— T’occupes, c’est mes affaires ! Tu peux ou pas ?
— Bien sûr que je peux, Solenn ! Évidemment que je peux… Il te le faut pour quand ?
— Le plus vite possible…
— Quel genre tu veux ?
— Je sais pas… Du genre facile à s’en servir, tu vois !
— Attends ma poule, on n’est pas dans une série B là ! T’as déjà tiré en vrai sur quelqu’un ?
— Non, mais ça ne doit pas être beaucoup plus difficile que sur une cible en carton…
— Ça n’a rien à voir avec les entraînements que tu as pu suivre en PJ pour la préparation d’un rôle, tu sais ! T’en as conscience ou pas ?
— J’ai pas besoin de leçons de morale, Khalid, mais d’un flingue, OK ?
— Alors rendez-vous ici dans deux heures, ça ira ?
— Nickel oui ! Et pour le tarif ?
— C’est nada pour toi, ma belle. Simple renvoi d’ascenseur…
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Un revolver… Au départ, c’était juste pour te rassurer. Ou pour pouvoir quitter cette vie avant qu’elle ne te devienne trop insupportable. Parce qu’au fond de toi, tout au fond, tu savais que Werner allait gagner. Et que le supprimer devenait de plus en plus inéluctable. Par instinct, pour survivre…
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Avenue Foch
Paris 16e
le 22 février 1992
La résonance de tes hauts talons qui claquent sur le trottoir te vrille les tympans et accentue ta migraine naissante, mais tu ne titubes pas. Ta démarche reste féline, affirmée ; le froid qui mord la peau nue de ton dos, malgré ce carré d’hermine qui le recouvre partiellement, t’indiffère et n’entame en rien ta détermination.
Les marches en pierres de taille, le perron surmonté d’une marquise ; étrange sensation que celle d’actionner la sonnette de ce qui fut un temps ta demeure. La porte s’efface sur un Werner en smoking Saint-Laurent.
— Solenn… Qu’est-ce que tu fous là ? Qu’est-ce que tu veux ?
Le plus calmement du monde, tu sors ton arme de ta pochette griffée Chanel et la pointe en direction du père de ton fils.
— En finir avec toi…
Son regard d’acier te sonde, te déstabilise. Tu ne parviens pas à le soutenir très longtemps, tu trembles. Et lui éclate d’un rire sardonique.
— Tue-moi ou déteste-moi, Solenn, mais ne reste pas là, inactive, à encombrer inutilement mon entrée. T’as jamais descendu personne, à part dans quelque film peut-être, un rôle de composition raté. Mais dans la vraie vie, t’as pas le mental pour ça. Tu ne l’as déjà pas pour m’affronter sans ciller. Tu ne sais que chialer, t’enivrer de toutes ces merdes que tu t’envoies, te shooter aux anxiolytiques. T’as jamais eu les couilles de rien. Même pour tes combats les moins futiles, enfiler un tee-shirt Monoprix te coûte. La superficialité, Solenn, c’est ça qui te gouverne, mais quand il s’agit de te prendre en main, d’agir au lieu de subir, tu fais dans ton froc. Y’a plus personne ! Qu’une conne qui ne sait même pas anticiper le recul d’une arme de poing.
Une tirade aussi arrogante que condescendante, des mots qui t’uppercutent, une attitude qui te poignarde en plein cœur et te voile les yeux. Ne pas flancher. Il a sans doute raison mais tu luttes pour ne pas que ça t’atteigne ; tu resserres tes doigts sur la crosse nacrée de ton flingue, prête à appuyer sur la gâchette, prête à tirer. Mais une larme ruisselant sur ta joue trahit l’inflexion de ta volonté.
— TUE-MOI !
Alors tu fermes les paupières, tu comptes mentalement jusqu’à dix et tu t’exécutes, tu tires. Un bruit de détonation assourdissant, puis plus rien, le vide pendant plusieurs secondes.
Lentement, tes prunelles humides s’ouvrent sur la figure hallucinée d’un Paul encore sous le choc de l’audace et du cran dont tu viens de faire preuve, lui qui t’en pensait si incapable. Le revolver fume encore et le projectile métallique qu’il a expulsé sous ton impulsion s’est logé à la base du Renoir qui surplombe le vestibule.
— T’es complètement givrée ! Si tu ne visais pas aussi mal, je ne serais même plus de ce monde ! T’es inconsciente ou quoi ? Non, tu es folle. Ma femme est folle. Bonne à enfermer, à être reconduite à Sainte-Anne. Parce qu’il n’y a que ça qui puisse te sauver devant les tribunaux, parce que ce que tu viens de me faire porte un nom, Solenn : c’est une tentative de meurtre.
Tu réalises soudain la portée de ton acte, ce qui adviendrait de toi si Werner portait plainte, à en laisser choir ta pochette sur le sol brouillé par la rosée du soir.
Perdue, apeurée, tu t’enfuis dans la nuit, malgré les escarpins et la fine bruine qui s’abat sans crier gare, poursuivie par la vindicte de ses paroles et par ses pas qu’il précipite à ta suite, ton arme encore au poing.
Et puis, sa main qui s’accroche à ton bras et retient violemment ta course sur cette avenue si indifférente, si déserte, la puissante gifle qu’il te balance à t’en dévisser la tête, le hurlement d’effroi et de douleur qu’elle t’arrache…
— LACHEZ-LA !
Le chauffeur de la Bentley. C’est lui qui interrompt le calvaire et la pluie de coups que tu allais subir.
— Lâchez-la…
Surpris, Werner abandonne, non sans te menacer une dernière fois :
— Ça tu me le paieras, salope !
— Allez, venez Madame Avryle. Faut pas rester là…
Il te porte presque jusqu’à la voiture, tellement tu es sonnée, tellement tu as eu peur. Tellement tu as peur encore…
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