55 : Tandem
« En amitié, les sentiments peuvent tout autant s’exacerber qu’en amour, et par orgueil, on peut tout casser d’un simple battement de cils. Mais quand tu as blessé sans le vouloir, arrive ce moment où il faut accepter de tendre la main, de faire le premier pas en direction de l’autre pour qu’il consente un jour à pardonner. »
Solenn Avryle, dans son autobiographie Je ne suis pas que ça… (1995).
Montmartre
Paris 18e
fin août 1993
— Moteur !
Le silence se fait alentour.
— 9-3, scène première, vingt-cinquième…
— Ça tourne !
Concentré, Crozats donne de la voix, dirige. De jeunes acteurs jouent dans le champ de la caméra, seulement ils ne sont pas à ce qu’ils font et ça l’agace.
— Coupez ! Bon, ça ne va pas du tout, les gars ! Vous n’êtes pas dedans, là, pas du tout ! Allez, on reprend…
L’un des protagonistes s’apprête à répliquer, mais d’un doigt posé sur ta bouche, tu l’interromps dans son élan et le remercie d’un clin d’œil, enjouée. Ils t’ont tous reconnue, savent parfaitement qui tu es et quel lien t’unit au cinéaste qui les houspille. Une lueur d’admiration nimbée d’une furtive incompréhension habille leur regard avant qu’ils ne saisissent.
Stephen ne peut pas te voir, ni même deviner ta présence. Tu t’approches de lui à pas de loup, lui bandes les yeux de tes mains dans un sourire qui en dit long sur ton intention, lui coupes la chique.
— Surprise !
Ta voix et le toucher de ton épiderme font tilt. D’un geste las, il s’affranchit de ce bandeau de chair qui lui obstrue la vue pour te faire face.
— Qu’est-ce que tu fous là, Solenn ? soupire-t-il, contrit.
— Oui, bonjour à toi aussi, Stephen ! le taquines-tu. Je vais bien, merci, et toi ?
Il hausse les sourcils pour éluder ta question, mais les cernes qui creusent son visage le trahissent. Peinée de le savoir aussi usé par l’existence, tu ne te départis pourtant pas de ton éclatant sourire.
— Ça te dirait d’aller prendre un verre ?
— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, Sol, je suis en plein tournage…
Tu t’adresses à l’ensemble de l’équipe du film :
— Il est toujours aussi intransigeant, n’est-ce pas ?
L’assemblée acquiesce, complice.
— Vingt-cinq prises d’une même scène sans aucune interruption pour souffler, respirer ? T’as vraiment pas changé, Papi !
Tu t’empares de son porte-voix et déclares, solennelle :
— Je vous l’emprunte trois petits quarts d’heure, le temps de votre pause syndicale. Mais soyez ponctuels à votre retour, sans quoi il sera furax !
A l’exception de Crozats, tout le monde applaudit l’initiative.
— Alors, on va le prendre, ce verre ?
Résigné, l’éminent réalisateur consent finalement à t’emboîter le pas tandis que tu l’embrasses en le prenant par le bras, sous le regard attendri des spectateurs du jour. Mais rien n’est gagné, tu le sais, et son air maussade ne te trompe pas : il t’en veut toujours…
***
— Et pour ces messieurs-dames, qu’est-ce que ce sera ?
— Un Seven'up. Et pour toi, Papi ?
— La même chose…
Le serveur s’éloigne. Le silence, pesant, s’installe entre vous. Tu le fixes, bienveillante, sans ciller. C’est lui qui fuit ton regard.
Tu l’observes. Les traits plus tirés, amaigris, le cheveu plus rare, il semble avoir délaissé son excentricité et sa jovialité d’hier. Comme si les couleurs d’antan s’étaient affadies, comme si les projecteurs s’étaient éteints sur lui. Alors que toi, à l’image de ta jolie tenue estivale, légère, tu rayonnes. Cela t’attriste de le voir ainsi, affaibli, diminué, si terne. Mais tu ne le montres pas.
Le garçon de café vous apporte les boissons, puis s’éclipse discrètement.
— On trinque ? suggères-tu en levant ton verre.
— A quoi ? objecte-t-il sans bouger.
— Stephen… hésites-tu en reposant ton Seven'up sur la table. Tu ne crois pas qu’il serait temps qu’on arrête nos conneries, qu’on cesse de se faire la gueule ? Je sais que j’ai déconné, et pas qu’un peu, je sais que je t’ai profondément blessé, que le Tout-Paris te snobe et que Mitch te manque… Je sais que j’ai été une sale gamine, capricieuse, égoïste, que j’ai fait ma diva alors que tu étais au plus mal, que tu venais de perdre l’amour de ta vie. Je sais que j’aurais dû être là pour toi comme tu l’as été si souvent pour moi, dans ces moments où ça n’allait pas… Je sais tout ça !
Tes prunelles azur appuient ton propos, tes mains saisissent chaleureusement les siennes, son regard se fait humide au son de ta voix.
— Je sais tout ça… Mais j’aimerais tant que tu me pardonnes, Papi, tant qu’on se retrouve !
— Je ne sais pas si j’en suis capable, Solenn…
— On pourrait tout recommencer, tous les deux, reprendre là où l’on s’est arrêtés…
— Ce n’est pas si simple, Sol ! Je ne suis plus rien, je n’ai plus rien !
— Justement ! Je suis sûre qu’à nous deux, on pourrait remonter la pente, reformer la dream team que nous étions…
— Je n’ai aucun rôle pour toi, ni les finances pour te payer un cachet à la hauteur de l’actrice que tu es…
— Mais je m’en fous de ça ! Je m’en fous d’avoir mon nom inscrit au générique, que le rôle que tu me proposes soit mineur ou à contre-emploi. Je veux juste qu’on bosse à nouveau ensemble. Parce que je sais que tu as besoin de moi comme j’ai besoin de toi. Alors s’il te plaît, Papi, repartons à zéro toi et moi.
— Tes vingt ans, mes quarante sont trop loin, ma belle ! Le temps m’a décrépi…
— Non, il n’aura jamais aucune emprise sur ton talent, ton génie. Je t’en prie, essayons de reprendre cette route qu’on n’aurait jamais dû quitter tous les deux…
Stephen te pardonne, s’incline. Tu joueras dans 9-3. Un tout petit rôle non crédité : celui d’une mère alcoolique qui s’écrase devant la violence de son ado, qui lui passe tout. Jusqu’à nier l’évidence de ses pires incartades, de ses crimes, simplement pour gagner un peu de sa considération, de son respect, de son estime. On t’enlaidit, te vieillit pour incarner cette femme cabossée, détruite. A des années-lumière de cette image glamour que véhiculent alors les spots publicitaires auxquels tu prêtes ta photogénie d’icône du Septième Art et de la mode. Et la critique de se rallier à ton indéniable savoir-faire, savoir-être, à la qualité intrinsèque de ton jeu. Le film de Crozats ne fera pas recette et ne restera pas dans les annales du cinéma, mais les médias salueront ta performance, digne de ton âge d’or. Les prémices de la renaissance d’une certaine et inoubliable dream team…
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