64 : Une femme française
« J’ai débarqué il y a quelque temps, tout simplement par solidarité humaine […] ; j’ai eu l’impression qu’il était important d’y aller et d’aider […] et puis je suis restée parce que j’ai eu un sentiment d’injustice… »
Emmanuelle Béart, à propos des sans-papiers de l’église Saint-Bernard (Paris 18e), expulsés en août 1996.
Maison de la radio
Avenue du Président Kennedy
Paris 16e
juin 1994
— Solenn Avryle, merci d’avoir honoré notre invitation pour répondre aux propos accusateurs de Paul Werner, leader du parti d’extrême-droite Nation France.
— Merci à vous de m’avoir invitée et de me laisser m’exprimer au nom de ceux pour qui tout est encore incertain…
— Vous parlez des Sans-papiers de Bobigny, tels qu’on les surnomme depuis leur expulsion du squat de la cité Paul Eluard ?
— Oui ; c’est bien à eux que faisait référence Monsieur Werner sur votre antenne il y a moins de deux jours, non ?
Ta lutte pour notre naturalisation s’intensifie depuis trois mois. Depuis l’indécision du gouvernement à notre égard. Alors, tu multiplies les entrevues. Avec le Premier Ministre, Mitterrand… Et l’on t’offre la tribune du Sénat ou de l’Assemblée pour revendiquer ce que tu scandes dans les rues ou aux micros de journalistes depuis octobre dernier. Sauf qu’il y a toujours en face de toi cet homme pour te contrer, quoi que tu fasses, où que tu sois.
***
— Il faudrait que Madame Avryle cesse de prendre en otage ses admirateurs pour défendre cette cause si dérisoire… Arrêtons de prendre nos concitoyens pour des pigeons : ses bons sentiments vont encore nous coûter une blinde ! Et ce sont bien évidemment les contribuables qui vont trinquer. Solenn Avryle s’époumone sur leur compte depuis l’automne : ils sont venus se réfugier en France pour trouver, je la cite, « le bonheur ». Mais qu’a-t-on vraiment à leur offrir à part des aides et des prestations sociales ? Rien ! Nous n’avons déjà pas de travail à proposer à nos chômeurs. Alors oui, deux cents sans-papiers à naturaliser aujourd’hui, ça peut paraître une goutte d’eau. Seulement, si le gouvernement cède, il créera un précédent, et demain, il ne s’agira plus d’une simple goutte d’eau, mais plutôt d’un vase Ming. Avant de faire place à un véritable raz de marée, un tsunami, une déferlante humaine… De celles qui engloutissent un pays tout entier ! Parce qu’ils seront des centaines, des milliers à demander asile à nos portes. Tout ça pour satisfaire le caprice utopiste d’une star de ciné qui n’a aucune conscience des réalités sociales et économiques de ce qu’induisent ses exigences, sous couvert d’élans humanistes. Mais regardez les choses en face, Madame Avryle : ici, vos petits protégés ne seront jamais heureux ! Si on voulait vraiment leur rendre service par charité chrétienne, il serait beaucoup plus judicieux de les aider à mieux vivre chez eux. Le coût social en serait bien moindre ! Parce qu’en se contentant de les accueillir – fort mal d’ailleurs –, on ne fait qu’alimenter cette hémorragie qui privera, à long terme, leurs pays d’origine de précieuses forces vives en les plongeant un peu plus dans le chaos…
***
Ta popularité l’agace. Le fait qu’une importante frange de la population adhère à ce que tu défends l’irrite. Contre toute attente, tu es son plus sérieux adversaire politique, sans même en avoir l’étiquette.
— Alors, Madame Avryle, qu’avez-vous à répondre à l’argumentaire de votre ex-mari ?
— Tout d’abord, j’aimerais que les médias s’abstiennent de rappeler en permanence mon passé marital avec cet individu. Parce que nos différends privés n’ont rien à voir avec ce qui nous préoccupe aujourd’hui, et qui est infiniment plus important que n’importe quelle querelle opposant deux ex qui n’ont plus rien en commun. Que ce venin craché sur ma personne provienne de Monsieur Werner ou de Tartampion, je m’en fiche. Ce qui importe, ce sont les contre-vérités qu’il essaime, ce sont tous ces gens qu’il salit et qu’il déconsidère comme du bétail. C’est ça qui est grave, on s’en fout du reste…
— De quelles contre-vérités parlez-vous, Madame Avryle ?
— Les Sans-papiers de Bobigny ne réclament pas la charité. Ils ont déjà un travail pour la plupart. Depuis plus de deux ans. Ils ne coûtent rien à la société. Ils ne volent pas leur salaire. Ils aspirent simplement à pouvoir rester ici, à continuer à vivre ici, là où ils ont pu se construire, se reconstruire. Ce sont des familles entières. Et ce n’est pas parce qu’on en naturalisera deux cents aujourd’hui qu’il en viendra deux mille demain. L’immigration clandestine n’est pas une vulgaire promenade de santé. Ceux qui partent le font au péril de leur vie. Vous croyez sincèrement que la naturalisation française de deux cents de leurs camarades d’infortune les incitera davantage à s’expatrier ? Non, partir restera tout autant incertain qu’aujourd’hui. Monsieur Werner est peut-être très fort dans l’énonciation de ses théories politiques, mais il ne connaît rien à l’humain ; il ne s’est pas assis avec eux pour les écouter raconter leurs histoires, souvent tragiques. Combien de leurs pères, de leurs frères, de leurs enfants sont-ils morts au cours de leur périple trans-méditerranéen ? Combien ?
— Subsiste néanmoins le problème du logement, des allocations auxquelles ils auraient droit !
— Tant que les pouvoirs publics ne prendront pas leurs responsabilités, c’est sûr qu’on n’avancera pas… Le droit de préemption existe, alors pourquoi ne pas l’utiliser pour réquisitionner les logements vacants, les réhabiliter pour toutes ces familles dans le besoin ? Non, c’est sûr, on préfère laisser le parc immobilier aux mains de marchands de sommeil, en toute impunité, ou faire le jeu de spéculateurs. La balle est dans le camp des décisionnaires, et moi je ne lâcherai pas l’affaire tant que rien ne bougera…
— Vous organisez d’ailleurs ce week-end un grand concert de solidarité en faveur des Sans-papiers de Bobigny, avec à l’affiche une pléiade internationale d’artistes pour récolter des fonds, pour les soutenir…
— Tout à fait ! Le concert aura lieu demain soir, sur le Champ-de-Mars, à Paris. Bruel et Lavilliers seront, entre autres, de la partie, mais Phil Collins, Johnny Clegg et mon ami Harvey Frydman répondront également présents…
Tu es brillante, convaincante, et c’est ce qui dérange tes détracteurs. L’emprise de l’alcool s’est relâchée, sur conseil de Stephen. Pas parce qu’il craignait de ne pas pouvoir achever son film, non, il est bien au-dessus de tout ça ! Mais pour que cela n’entache pas la défense de notre cause, celle que tu portais. Parce que face à Werner, au gouvernement, il te fallait rester crédible. Sans quoi, tout aurait été perdu. Et ton combat ne sera pas vain : en septembre, nous serons tous naturalisés.
***
« De n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur /
La musique est un cri qui vient de l’intérieur… » (33)
(33) : paroles extraites du titre Noir et Blanc, écrit, composé et interprété par Bernard Lavilliers, en duo avec le musicien congolais Nzongo Soul.
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