72 : "Mitchell Vanbrugen : a life"
« Et puis, il arrive aussi de vouloir faire resurgir du passé des événements suffisamment forts pour vous porter à écrire, à écrire un film. »
Alexandre Arcady, à propos de son long métrage Pour Sacha (1991).
Tournage de l’émission Fréquenstar
Le Flora Danica
142, avenue des Champs-Élysées
Paris 8e
juin 1997
— Mais avant de parler de tout ça, d’évoquer ton parcours, j’aimerais revenir sur ce lieu que tu as choisi pour l’interview. Pourquoi ce restaurant : le Flora Danica ?
Laurent Boyer, l’ami des stars.
Contrairement à la plupart de ses confrères qui t’ont récemment reçue ou interviewée, il a le don de te mettre à l’aise.
Tu te sens ainsi beaucoup plus en confiance, beaucoup plus libre de te confier sans arrière-pensée, sans crainte d’être jugée comme tu l’as si souvent été.
L’animateur est bienveillant, tant dans la tonalité de ses questions que dans ses attitudes.
Et ça te rassure.
— Je ne sais pas… Peut-être parce que lorsque tu m’as contactée pour l’émission, c’est le premier endroit qui m’est venu à l’esprit. Peut-être le seul endroit à Paris où je puisse me sentir comme chez moi, où je le suis. J’ai l’impression de l’avoir toujours connu, toujours fréquenté. Alors qu’en fait, c’est Stephen qui me l’a fait découvrir ; ça remonte à notre première collaboration sur L’Autrichienne, la pièce de théâtre qui m’a révélée au public et que l’on jouait à deux pas d’ici, au Marigny. On s’y retrouve souvent depuis, j’y retrouve aussi d’autres personnes qui me sont chères. C’est un lieu chargé de souvenirs, emplis de nos discussions, de débats passionnés, d’engueulades aussi, de fou-rires… Il représente beaucoup pour moi. Ma vie à Paris bien sûr, mais plus encore ma complicité, tant personnelle qu’artistique avec Stephen. Quand je suis là, seule face à toi, à tes questions, je sens qu’il est avec moi, qu’il me soutient, qu’il me souffle les réponses. Qu’il fulmine aussi si je m’égare ou m’emporte sur ce qui me touche trop profondément…
— Stephen Crozats et toi, justement, vous êtes indissociables l’un de l’autre dans vos carrières respectives. Et votre dernier long métrage tourné ensemble, Mitchell Vanbrugen : a life – un biopic dédié à son ex-compagnon – a essuyé pas mal de critiques. Comment l’as-tu vécu ?
— Mal, forcément. Mais pas par rapport à moi ou à mon travail sur ce film, que j’ai co-écrit, réalisé et produit avec lui, non. Ça va plus loin que ça… J’ai trouvé dégueulasse qu’on s’en prenne ainsi à une œuvre aussi intime, qu’on n’en retienne que le négatif. Qu’on ne s’attarde pas sur l’émotion qui se dégage de cette histoire d’amour sincère, véridique, qui a vraiment eu lieu puisque c’est un biopic, l’histoire de Mitch à travers les yeux de l’homme qui l’a, je crois, le plus aimé. C’est très fort, très intense émotionnellement, passionné, profond, universel… Et je ne comprends pas qu’on puisse le démolir en l’accusant de n’être qu’une pâle copie des Nuits fauves (42) de Cyril Collard. Parce que les deux films sont très différents l’un de l’autre…
— Tu es toi-même la cible de ces critiques, d’abord parce que tu y joues ton propre rôle alors que tu avais mis un terme à ta carrière d’actrice…
— Mais je ne joue pas, dans ce film ! C’est juste une participation amicale, et je n’y incarne personne d’autre que moi-même, en y exacerbant mon côté « diva », mes défauts les plus criants. Parce qu’ils ne sont pas étrangers à leur rupture, que j’ai ma part de responsabilité dans la fin de leur idylle. C’est ma façon à moi de leur demander pardon.
— On met également à l’index les choix artistiques qui ont été opérés sur le tournage, dans le montage du film…
— Et je les assume à deux cents pour cent. Quand Stephen a eu l’idée de faire ce long métrage, il était complètement paumé. C’est moi qui l’ai encouragé à aller au bout de ce qu’il avait en tête, pour des raisons qui ne regardent que lui. Il avait besoin d’un regard extérieur pour raconter cette histoire, pour la retranscrire dans le script, la mettre en images. C’était ma première incursion derrière la caméra et il m’a beaucoup appris. Mais il m’a laissé beaucoup de libertés aussi, il avait confiance. Ai-je fait quelque erreur de débutante dans ma proposition artistique ? C’est possible, mais je ne me serais jamais aventurée là où Stephen ne voulait pas aller. En cela, Mitchell Vanbrugen : a life est parfaitement conforme à ce qu’il voulait faire, à cette intention qu’il avait quand il l’a pensé, à l’hommage qu’il voulait rendre à son amour perdu.
— Et à ton avis, pourquoi ne réagit-il pas à toutes ces attaques, pourquoi refuse-t-il toute interview ?
— Parce qu’il est blessé. Comme il l’avait été lorsqu’on égratignait gratuitement Riyad après son sacre aux César 92. Plus encore peut-être, parce que c’est son film le plus personnel. Et à travers son rejet, de la part des critiques comme du public, de la part de la plupart des distributeurs cinématographiques aussi, il a le sentiment que c’est lui qu’on rejette. En tant que personne et en tant que cinéaste. Mais ce que moi j’aimerais lui dire, c’est qu’à mes yeux, il restera toujours le plus grand des hommes et le plus talentueux des artistes œuvrant pour le Septième Art…
***
Un an et demi.
Stephen et toi aurez sacrifié près d’un an et demi à ce long métrage.
Parce que tu avais pressenti que c’était vital pour lui, que c’était sa vie qui s’y jouait.
Qui en dépendait.
***
Neuilly-sur-Seine, le 2 décembre 1995
J’ai dormi plus longtemps que prévu. Probablement une dizaine d’heures. Non pas parce que j’ai picolé, mais parce que j’ai passé une bonne partie de la nuit à m’angoisser, à chercher Stephen dans tout Paris, à la suite de ce coup de fil affolé de Sébastien aux environs de 23 heures. J’étais au piano quand le téléphone a sonné. C’est Zack qui a décroché et à la tonalité de la voix de Séb, il a immédiatement compris que c’était un appel au secours et il m’a tendu le combiné.
J’ai retrouvé Papi à 5 heures du matin sur le pont Alexandre III, accoudé à la balustrade surplombant la Seine. A la lueur des réverbères, il regardait les roses blanches qu’il y avait jetées s’éloigner, emportées par les eaux froides du fleuve, les yeux embués. J’ai posé ma main sur son épaule, il savait que c’était moi et l’a recouverte avec la sienne. Je ne lui ai pas posé de questions, on est resté un moment comme ça, juste lui et moi, sans se parler. Et puis, il m’a simplement dit : « Il me manque… » Mitch bien sûr, qui d’autre ? Alors je l’ai serré dans mes bras, et je l’ai écouté me raconter leur histoire. Celle que je méconnaissais, leur coup de foudre sur ce pont, il y a un peu plus de onze ans. Un seul regard avait suffi… Et moi, je m’imaginais la scène, la visualisais au ralenti. C’est peut-être de là que m’est venue cette idée de film que je lui ai soufflée juste après m’avoir montré le premier cliché qu’il avait pris de son amour perdu, celui qu’il conserve si précieusement dans son portefeuille : Mitch y avait l’air tellement pur et fragile, tellement pudique et juvénile. Écorché vif aussi, peut-être… « Tu dois me prendre pour un sombre pédophile, il n’avait pas vingt ans… » Non, Papi, l’amour n’a pas d’âge, on ne choisit pas de qui on tombe amoureux.
On s’est quitté comme ça, presque en demi-teinte, je l’ai raccompagné à son « Hôtel des Amériques ». « Rappelle Sébastien, il se fait un sang d’encre. Il ferait n’importe quoi pour toi, tu sais ? » lui ai-je suggéré. Papi a acquiescé, m’a murmuré un sobre « merci ». Je n’ai pas eu besoin de plus pour savoir que ma sollicitude l’avait touché. Je dois le revoir ce soir, je vais manger un morceau et y aller. A côté de sa détresse, la mienne me paraît si dérisoire…
***
Tournage de l’émission Fréquenstar
Le Flora Danica
142, avenue des Champs-Élysées
Paris 8e
juin 1997
— Et est-ce que tu sais comment les proches, la famille de Mitch, ont perçu ce long métrage, s’ils l’ont apprécié ?
— Oui… Stephen s’était rendu à Namur et avait organisé pour eux une projection privée du film dans une toute petite salle. Et compte tenu de ce que ça remuait en lui – le casting pour dégoter Hethel Herpsielch, le jeune comédien qui incarne Mitch, avait déjà été un vrai supplice ; Stephen était infect avec tous les candidats, aucun ne trouvait grâce à ses yeux –, il n’avait pas souhaité assister à la séance. Il a attendu la fin de la projection dans sa chambre d’hôtel, anxieux comme jamais à tourner comme un lion en cage, craignant que ça les froisse, leur déplaise. Moi, j’essayais de dédramatiser, de l’occuper comme je pouvais, mais rien n’y faisait. La nuit est passée, sans aucune nouvelle. Stephen était dépité. Lorsqu’on a rendu les clés de nos chambres respectives le lendemain matin à la réception, un bouquet de roses blanches – les fleurs préférées de Mitch – accompagné d’un petit mot lui fut remis. C’était de la part des parents de Mitch et de Sarah, sa petite sœur. Ils le remerciaient de lui avoir si bien rendu hommage à travers ce film. Il en fut tellement ému qu’il n’a pas vu Sarah se retourner pour nous adresser un sourire avant de quitter le hall de l’hôtel. Et ce geste, cette gratitude qui vous cueille ainsi alors que vous êtes en plein doute, je t’assure, Laurent, je te l’assure vraiment : ça vaut tous les Oscars du monde ; ça balaye la plus assassine de toutes les critiques…
***
Barcelone, le 4 avril 1996
Papi a raison : le plus important, c’est de savoir capter la lumière au bon moment, savoir l’apprivoiser. J’apprends tellement avec lui, à ses côtés. Bien sûr, nos débats se font houleux parfois, passionnés aussi, mais toujours dans le respect l’un de l’autre. Il a confiance en moi, en la vision que je lui propose de son film, en mes idées. J’ai réussi à le convaincre d’y apparaître au début et à la fin, avec ce subterfuge de nous vieillir de vingt ans, de projeter le temps de la narration dans ce futur que nous ne connaîtrons peut-être pas, pour donner une couleur très personnelle à ce biopic, très éloigné d’un blockbuster. Dans le même esprit, je recherche une nouvelle façon de filmer, un grain d’image unique pour les flash-back, une forme d’imperfection un peu pixelisée, singeant ces teintes un peu passées qui s’imprimeraient sur la pellicule argentique d’une caméra super 8.
Je me prends au jeu, je suis complètement immergée dans ce projet, au point d’en oublier ma vie, mon monde et ses problèmes. Ma collaboration avec Papi est exclusive, plus rien n’existe autour. On est comme dans une bulle, presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sébastien étant resté à Paris pour composer la bande originale de « notre bébé », y prenant part à sa manière en quelque sorte, il n’a pas l’air d’en souffrir outre-mesure. Mais pour Zack, j’en suis moins certaine. Il n’en dit rien, ne me fait jamais aucun reproche, mais quand même, je m’en veux de le reléguer aux plus basses besognes, de le cantonner au rôle de porteur de valises ou de préposé à la préparation de nos thés ou cafés. Seulement, qu’y puis-je ?
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Neuilly-sur-Seine, le 27 décembre 1996
Margaux m’a demandé de nouvelles de Papi, si nous allions réveillonner chez lui pour la Saint-Sylvestre. Je lui ai répondu que non, nous n’avions rien de prévu, qu’il s’envolait ce matin même pour Vienne puis Salzbourg, que Sébastien y donnait un concert philharmonique le 1er janvier, en tant que premier violon.
En lui racontant ça, j’ai souri en repensant à ce que Séb m’avait dit la veille, au cours de notre dernier dîner commun au Flora Danica : « C’est un peu notre voyage des noces, une sorte de lune de miel… Tiens, si je pouvais, Stephen, j’accepterais volontiers ta main !.. » Papi a levé les yeux au ciel bien sûr, et nous avons tous éclaté de rire – sauf lui sur le moment, évidemment. « Encore faudrait-il que je te la propose ! » rétorqua-t-il avec humeur. Second fou-rire. Et là, j’ai su. J’ai su que je l’avais enfin retrouvé, mon Stephen. Mon Papi d’avant. Qu’il avait laissé derrière lui son vague à l’âme. Depuis que nous avions terminé le tournage des dernières scènes de Mitchell Vanbrugen… Oui, je le sentais à nouveau serein, comme apaisé. Non pas qu’il ait oublié Mitch, non, mais l’amour de Séb lui permet petit à petit de panser les blessures qui le meurtrissent encore sans qu’il n’éprouve plus le besoin de les dévoiler.
Finalement, nous réveillonnerons chez Margaux et Guillaume, avec leurs enfants. Et ça me rend soudainement toute chose quand j’y songe : ça fait si longtemps que je n’ai pas revu le mien…
***
Tournage de l’émission Fréquenstar
Le Flora Danica
142, avenue des Champs-Élysées
Paris 8e
juin 1997
— Arrête-moi si je me trompe, mais je me suis laissé dire que tu renouvellerais volontiers cette expérience derrière la caméra. Alors, info ou intox ?
— Oui, c’est vrai… C’est vrai que j’ai très envie de réaliser mon propre film, en solo. J’ai déjà deux projets sur le feu. Mais le premier, qui était une adaptation d’un roman autobiographique sur les années carcérales de son auteur dans la France des années 70, semble pour l’heure mal engagé, compte tenu des difficultés que je rencontre pour en racheter les droits. C’est pour ça qu’il est actuellement en stand by. Mon second projet n’a, quant à lui, rien de cinématographique à proprement parlé. Il émane d’une autre démarche, d’une autre approche, plus journalistique si je puis dire. D’ailleurs, j’ai prévu de me rendre à Bangkok dès la rentrée pour commencer mes investigations…
***
Bangkok.
J’y étais, avec toi, complètement.
Pas en excédant de bagages, pas à côté, non.
J’étais là, avec toi, partie prenante dans ton projet.
Notre plus grande complicité peut-être, face à cette horrible réalité que nous cherchions à mettre en lumière afin d’alerter en nombre.
D’ouvrir tous ces yeux fermés pour tenter de sauver tous ces mômes des griffes pédophiles de l'(in)Humanité.
(42) : Les nuits fauves est un long métrage autobiographique, l’un des premiers films de la génération « SIDA » à aborder frontalement cette maladie, la sexualité multiple sans protection, la soif de vivre d’une jeunesse voulue insouciante mais rattrapée par la réalité. Succès populaire et générationnel, il sera maintes fois primé, notamment aux César 1993, trois jours après le décès de son réalisateur Cyril Collard des suites du VIH.
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