75 : L’héritier
« Avoir des enfants c’est une calamité ; ne pas en avoir, c’est une malédiction. »
Anémone
Route du port
Saint-Jorioz (74)
le 17 mars 2008
19:56
Je jette un œil à mon portable, en avise l’affichage et y découvre une alerte.
Appel manqué : Crozats.
Il n’a pas laissé de message.
C’est inutile.
Il sait qu’il ne pourra pas m’arrêter à distance, me convaincre d’abandonner par téléphone interposé.
Au fond, il a parfaitement conscience que quelqu’un doit le faire : te venger.
Rétablir un équilibre en quelque sorte, exécuter ta dernière volonté, te rendre un dernier hommage en butant celui qui t’a tant détestée.
Celui qui a tant œuvré à ce que ton fils te déteste à son tour.
Ton fils, cet être abject que Werner a façonné à son image, et qui n’a pas hésité à vouloir s’octroyer l’héritage de ton aura alors même qu’il t’a toujours méprisée.
Mais c’était compter sans Stephen, l’ultime gardien de ta mémoire…
***
Parc de l’Impérial
Annecy (74)
mai 2006
14:50
Face à l’Impérial Palace Hôtel, toute l’équipe technique du film est dans l’attente : Stephen s’entretient depuis de longues minutes avec sa chef-opératrice et deux de ses premiers rôles.
La discussion est animée, mais le cinéaste n’est nullement agacé ; il expose simplement son point de vue sur la scène qui doit se jouer sous sa direction. Son exigence est légendaire, même s’il est plus posé que par le passé. Malgré son âge désormais avancé, il recherche toujours la perfection. Ça tient parfois à trois fois rien, à un détail qui peut l’obséder jusqu’à l’obstination. Il ne lâche que rarement l’affaire, s’échine à argumenter, à convaincre. Nourri d’une passion sans bornes pour son art, il ne se laisse jamais distraire. Sauf cette après-midi-là…
— Non mais tu vois, c’est pas un détail juste pour faire chier. C’est important, ce gros plan sur les yeux de Laura, à ce moment précis. Il faut que le spectateur puisse y lire toute la palette d’émotions qui les traverse à cet instant-là, quand Sacha lui balance d’un seul coup que tout est fini…
Le réalisateur s’interrompt à la vue d’un jeune homme en approche. Le staff de Crozats essaie d’empêcher l’importun d’aller plus avant, de perturber le tournage de son long métrage, mais Stephen ordonne d’un geste, impatient.
— Laissez-le !
Son regard se plisse, son visage se ferme. Il a reconnu Jérémie…
Du haut de ses dix-neuf printemps, il a l’élégance féline de son père, celle qui a su te séduire au seuil de tes vingt ans. Il a aussi ta blondeur et tes yeux. En plus implacable, plus hautain, plus dur. Mâtiné de la fierté et de l’assurance condescendante d’un Werner. Un subtil mélange qui le drape d’une beauté presque irréelle : celle du diable. Il est pourtant tout de blanc vêtu, de ses baskets de marque à sa chemise Burton, à demi-ouverte sur un torse finement taillé et imberbe, en passant par un Levi's slim déchiré. Dans une autre vie, il aurait même pu plaire au cinéaste, il aurait pu s’en amouracher…
— Salut Stephen !
Un sourire carnassier, emprunté à Werner.
Les deux fauves se mesurent, se jaugent avec cette détermination à ne pas se laisser déborder qui leur est propre.
Parce qu’aucun de ces messieurs n’impressionne vraiment l’autre.
— Jérémie… Il est fort étonnant que tu viennes te mêler au peuple sans la garde rapprochée de ton paternel ! Que me vaut l’insigne privilège de ta visite ?
L’ironie de Crozats.
Pour ne pas l’envoyer bouler de suite.
Par curiosité.
— Tu n’as rien à voir avec le commun des mortels, Papi, et tu le sais très bien…
— Ne m’appelle pas « Papi », aboie le sexagénaire, ne m’appelle jamais par ce sobriquet ! Il était l’apanage de ta mère !
— C’est justement en son honneur que je viens te solliciter. Je suis un Werner, certes, mais le sang d’une illustre Avryle coule dans mes veines. C’est toi qui l’as érigée au rang de star, elle qui n’était rien. Et j’aimerais que tu fasses la même chose pour moi. En me faisant tourner dans ton film par exemple. Même un rôle mineur me suffirait, il s’agit simplement de créer un déclic auprès du public, le reste suivra sans forcer…
— Te faire tourner dans mon film ? Mais pour quoi faire ? Pour faire de toi une vedette ?
— J’ai besoin de ça, oui. Pour sortir de l’anonymat et de l’ombre de mon père.
— Mon pauvre ami ! Encore heureux que Solenn ne soit plus de ce monde pour entendre cette petite faveur d’arriviste que tu quémandes comme un dû !
— Que tu le veuilles ou non, je suis son fils. Son héritage artistique me revient de droit.
— Non ! Tu n’as aucun droit sur quoi que ce soit ! Jamais je ne t’autoriserai à te servir de son image comme faire-valoir de ta si détestable petite personne. Jamais ! On ne devient pas star en claquant des doigts, c’est un statut qui se mérite. Il ne suffit pas de se la jouer beau gosse pour être acteur. C’est un métier, Jérémie, pas un simple passe-temps pour apprenti-gigolo en mal de reconnaissance. Et ta mère était la plus grande pro dans son domaine, sois-en sûr. Elle a bossé pour parvenir au fait de sa gloire. Et si le public se souvient encore d’elle aujourd’hui, s’il continue à visionner ses films, c’est parce qu’elle y a mis toute son âme, sa sueur et ses larmes. Oui, c’était une bosseuse, une vraie de vraie…
— Eh bien, je bosserai moi aussi ! Et puis, tu m’apprendras. T’as été prof au Cours Florent, non ?
— Oui, mais je ne saurai jamais faire d’un âne un cheval de course. Entendons-nous bien, Jérémie, ce n’est pas le cinéma qui t’intéresse ; c’est l’argent facile et les filles qui se jettent sur toi. En digne fils de ton père. Pour pouvoir essaimer tes idées extrémistes, nauséabondes, dégueulasses…
— Arrête de palabrer inutilement, Crozats, et viens-en directement au fait : tu comptes m’aider ou pas ?
— T’aider ? Mais t’aider, ce serait trahir ta mère, piétiner son amitié, la renier ! Non, plutôt crever que de te tendre la main, gamin. Peut-être qu’un jour, tu te rendras compte du mal que tu lui as fait en refusant de lui donner sa chance alors que tu étais en âge de la comprendre et lui pardonner, que tu t’en excuseras sur sa tombe, t’en repentiras… Et peut-être qu’à ce moment-là, oui, je serais là pour toi. Mais pas avant !
— Je vois… T’es comme elle, en fait. T’en as jamais rien eu à foutre de moi…
— Je te le dis comme je le pense, Jérém' : tant que tu ne seras que le prolongement de Paul Werner et de ce qu’il représente, oublie-moi !
Déçu – déchu même –, le jeune homme dégingandé tourne les talons en s’allumant une cigarette.
Un crachat de mépris dans l’herbe, mais pas en direct, pas en face.
Parce qu’il sait très bien que Crozats n’est pas moi, qu’il n’est pas du genre à se laisser faire sans réagir, qu’il lui aurait retourné une baffe digne d’un Bébel s’il l’avait ouvertement provoqué.
Qu’il lui aurait peut-être même fait avaler ses dents…
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