79 : Skyfall
« La célébrité passera et je lui dirai adieu. Mais au moins, je l’aurais connue. Si elle disparaît, j’aurais toujours su qu’elle était volage. Ça aura été une expérience, mais ce n’est pas tout ce qui fait ma vie. »
Marilyn Monroe
Sentier littoral
Saint-Jorioz (74)
le 17 mars 2008
20:10
Une rangée de réverbères illumine mon chemin, d’autres lumières lui répondent sur le rivage d’en face. Il ne va plus tarder, l’autre enflure…
Quand je vois défiler ta vie devant mes yeux, celle dont tu m’as parlé une nuit d’octobre 1994 dans cet after tamisé de la rue de Ménilmontant, celle que j’ai vécue pendant plus de sept ans à tes côtés, je me dis que la dernière année de ta trop courte existence aura vraiment été celle de tes plus mauvais choix professionnels. Que ta destinée n’aurait pas eu cette issue si tragique si tu avais mieux su écouter les conseils de Stephen, si tu avais accepté sa proposition de remonter sur scène sous sa direction. Proposition que tu as déclinée par défi, ou simple orgueil peut-être… C’est ce qui ressortira en substance de cet entretien improvisé, accordé par amitié au jeune cinéaste allemand Ruppert Blömsheim, en marge de la cinquante-troisième édition du festival de Cannes. Un entretien resté privé, tant tu t’y livres sans détours. Un entretien non médiatique dont se servira pourtant Werner…
***
Hôtel Majestic
10, boulevard de la Croisette
Cannes (06)
le 19 mai 2000
14:15
— A moi maintenant !
— Oh non… S’il te plaît, Ruppert, je n’en ai pas envie…
— Mais c’était la condition sine qua non, tu ne te rappelles pas ? Je t’ai laissée m’interviewer par deux fois en exclusivité – la première il y a près de cinq ans pour ton émission Momente zu kurz…
— Instants trop courts !
— Oui, c’est ça, Instants trop courts, sur Arte, et la seconde ce matin même pour le compte de la RTBF…
— Parce que la chaîne franco-belge savait que tu n’accorderais jamais le moindre entretien à un quelconque journaliste lambda.
— Ils n’y connaissent rien, et n’ont ni ton expérience ni ton bagage culturel pour comprendre l’essence même de notre art. Et c’est désormais à mon tour d’avoir le privilège d’interviewer cette actrice de légende que tu es…
— Je ne le suis plus depuis fort longtemps.
— Ça c’est comme Président de la République, c’est un titre que l’on porte à vie, ma chère ! Alors, première question : toi qui es une habituée de la montée des marches du Palais des festivals, ça fait quoi de ne plus y être conviée en VIP ?
— Oh, tu verras, toi qui en seras la vedette ce soir, c’est très surfait tout ce qu’on raconte autour de cette Grand-Messe du cinéma mondial. D’ailleurs, depuis les César 92, je ne suis plus vraiment friande de ce genre de mondanités. Je me demande même si j’y ai été un seul jour à ma place, tant cette caste égocentrique n’a jamais daigné m’intégrer parmi les siens.
— Tu as pourtant côtoyé, travaillé avec les plus grands, réalisateurs ou cinéastes, au point même de devenir l’égérie de Crozats et de gagner l’estime de Delon !
— Stephen et moi, c’est pas pareil. Je veux dire, c’est un cas à part dans l’univers du Septième Art. Il est différent et ne fait pas semblant. Et si l’on doit notre rencontre au cinéma comme au théâtre, si l’on a toujours eu beaucoup de plaisir à œuvrer ensemble, notre complicité va bien au-delà de la sphère strictement professionnelle. Quant à Alain, c’est surtout notre admiration commune, notre amour pour Romy qui nous a réunis lui et moi autour de ce film-hommage dédié à celle qu’il aime pour toujours…
— A propos de Romy, tu sais combien nous, les allemands, entretenions une relation des plus complexes avec elle. On l’a adulée en Sissi, détestée quand elle s’est expatriée avec Delon, traquée comme une bête lorsqu’elle perdait pied dans sa vie privée… Nous ne voulions pas le reconnaître parce que nous jalousions la France de nous l’avoir volée, mais nous l’avons toujours considérée comme l’une de nos plus grandes tragédiennes. Et tu n’es pas sans savoir qu’elle avait cette perpétuelle crainte de vieillir. C’est quelque chose de très commun finalement, chez les actrices. Et toi ? Toi qui as récemment fêté tes quarante printemps, es-tu habitée par cette même peur, cette angoisse ? Est-ce pour cela que tu as fait tes adieux au cinéma, au lendemain de la sortie de Romy ?
— Non, la raison pour laquelle j’ai mis un terme à ma carrière d’actrice est toute autre : je voulais m’accomplir par moi-même, ne plus dépendre du seul regard d’un cinéaste ou metteur en scène. Je voulais prendre mon destin en main…
— Mais tu ne réponds pas à ma question : as-tu peur de vieillir, de franchir ce cap des quarante ans, délicat pour une femme ?
— Ce n’est pas l’actrice qui s’angoisse, ou s’angoissait sur cette question de l’âge, mais bien la femme qui est en moi, comme tu le dis si bien. Quand on voit la carrière de Deneuve, qui continue d’enchaîner les tournages avec maestria à cinquante-six ans passés, ou les derniers rôles qu’a tenus Romy – je pense au Garde à vue de Miller ou à La Passante… de Rouffio – je me dis qu’aucune actrice n’a vraiment de souci à se faire pour « franchir ce cap ». A mes yeux, il représente l’opportunité d’un renouveau, d’un second souffle, de propositions de rôles plus matures, possiblement plus profonds, psychologiquement plus complexes et intéressants.
— Une opportunité que tu n’as pas souhaité saisir…
— Ce n’était pas une question d’âge pour moi. J’avais quinze ans de carrière derrière moi et l’envie d’autre chose.
— J’ai eu la réponse de l’actrice, mais celle de la femme est toujours en suspend…
— Les affres du temps, cette question essentielle de l’âge est quelque chose qui pèse énormément sur les épaules des femmes. Le regard des autres est nettement plus indulgent envers la gent masculine, considérant souvent que la maturité lui confère davantage de charme. Alors qu’on n’épargne rien à une femme quand sa beauté se fane. Et oui, ça m’a travaillé à certains moments de ma vie privée, et je comprends que certaines d’entre nous puissent avoir recours à la chirurgie esthétique pour pouvoir encore donner le change. Mais on ne peut définitivement pas lutter contre cet inéluctable vieillissement de nos artères, cette dégénérescence programmée… Et au fond, c’est cette absence de maîtrise, d’emprise sur le temps qui passe, qui m’angoisse le plus.
— Ce temps qui passe n’a toutefois pas l’air de te corroder autant que tu le crois puisque, malgré ton « grand âge »…
— Enfoiré va ! souris-tu.
— … Tu es toujours très courtisée par le cinéma, le théâtre. Signe finalement que tu es une icône intemporelle, non ?
— C’est surtout vrai pour les jeunes metteurs en scène ou cinéastes qui me sollicitent fréquemment, en effet. Je représente peut-être une certaine image, une idée du cinéma qui n’existe plus vraiment de nos jours. Ça l’est moins pour les autres, la « vieille garde », qui me voient surtout comme une éternelle emmerdeuse…
— Y compris ton ami Stephen ?
— Non, mais je le répète, c’est l’exception qui confirme la règle. Il sait évidemment que je suis une emmerdeuse, mais notre complicité nous a toujours permis de passer outre. Dernièrement, il m’a même proposé le premier rôle dans un spectacle musical consacré à Marilyn Monroe – Leaving Norma Jeane, c’est son titre –, qu’il a co-écrit avec Sébastien Pinson, son compagnon. J’en ai été très flattée, mais j’ai décliné son offre.
— Pourquoi donc ? Vous aviez des divergences de vues sur le scénario, la mise en scène ?
— Non, pas du tout ! J’aimais beaucoup l’angle narratif choisi, inédit et à contre-courant de la version officielle qu’on nous a toujours servie sur les derniers mois de Marilyn. Non, c’est vraiment parce que j’aspire à autre chose, et parce que j’ai un nouveau projet sur le feu.
— Ah oui, lequel ?
— Je prépare mon premier long métrage en solo. Il est encore trop tôt pour l’évoquer davantage, mais je veux tout maîtriser de A à Z : scénario, dialogues, script, casting, production… C’est quelque chose d’ambitieux mais que je compte bien mener jusqu’au bout.
— Et de quoi parle-t-il ?
— D’infanticide. C’est pas très glamour ni très vendeur, Stephen me l’a déjà souligné, mais si j’avais dû m’occuper seule de mon fils, je me dis que moi aussi j’aurais pu péter un câble en me rendant compte de mon incapacité à être mère. Je ne parle pas d’être une « bonne » mère, juste d’être une mère, même mauvaise, même nulle à chier. Oui, moi aussi j’aurais pu, dans un accès de folie, tuer mon fils…
Un aveu inattendu, une révélation choc, coup de poing. Blömsheim en devient blême et fait signe au cameraman d’interrompre la vidéo. De ton côté, tu réalises à peine que tu en as trop dit, t’es trop confiée, de façon trop personnelle. Que tu as trop baissé la garde. Ce n’était pas un journaliste, plutôt un ami, alors tu t’es laissée aller.
Plus tard, tu t’opposeras à la diffusion de cet entretien-miroir intimiste. La RTBF insistera pourtant, tenant davantage à l’interview de Ruppert qu’à la tienne, trop éloignée d’une quelconque actualité culturelle ou cinématographique. Ça fait si longtemps que tu as délaissé le grand écran… Mais tu refuseras tout compromis et Blömsheim le comprendra, t’appuiera. Aucun impact médiatique donc, juste une vidéo qui en témoigne encore. Et qui malheureusement échouera entre les mains de Paul…
Oui, contrairement à ce que tu prétends, la quarantaine te gangrène, dénature l’éclat azuré de tes iris qui s’assombrissent à mesure que les jours et les mois s’égrènent ; elle t’enferre dans cette profonde solitude qui gagne progressivement du terrain à mesure que tu t’isoles dans l’infructueux enfer de la création. Ma présence ne suffit plus à te maintenir à la surface, se fait de plus en plus évanescente. Je ne sais plus quoi faire, je ne suis pas de taille à lutter contre ces dangereux compagnons d’infortune en qui tu places toute ta confiance : les anxiolytiques et l’alcool.
Ton Bord de mer est en train de te bouffer complètement, comme ce crabe dévastateur qui se nourrit de tant de vies. Alors tu prétextes, tu refuses tout contact avec le monde, Margaux ou Stephen en tête, pour ne pas polluer cette inspiration si précieuse, celle qui te fait parfois tellement défaut devant ta page blanche, ton scénario si désespérément vide. L’effervescence des derniers préparatifs d’un futur grand succès auquel tu aurais dû prendre part te rend malade de jalousie, à en vomir : Leaving Norma Jeane triomphera en septembre et signera le retour en grâce de ton meilleur ami dans l’univers du grand spectacle. Sans toi…
Pourtant – et tu l’ignores encore –, tout n’est pas si rose dans la coulisse : le perfectionnisme maladif de Crozats n’en finit pas de se heurter à l’ego de Sébastien ; leur couple s’en délite, leur amour s’édulcore. En guise de cadeau de rupture, l’excentrique metteur en scène cédera l’intégralité des droits d’exploitation de sa comédie musicale à son compositeur, qui fera désormais cavalier seul à la tête de cette production d’envergure, dont les critiques et le public ne tariront pas d’éloges. Stephen a déjà l’esprit ailleurs, et se livre tout entier à sa prochaine fresque romanesque, portée par un budget colossal et l’ambition de se voir enfin décerner la consécration ultime : l’Oscar du meilleur film étranger. Sans toi…
Seulement, les déboires conjugaux des deux artistes ne sauraient entacher la première de Leaving Norma Jeane à Mogador, et rien n’en filtrera. Nous y serons conviés bien sûr, mais personne ne percevra jamais combien tu abhorreras cette trop éclatante réussite. Non, tu ne montreras rien de ta rancœur envers tes deux amis. Ils ont monté ce spectacle sans toi, t’ont remplacée au pied levé dans le rôle titre, et c’est cette soprano que l’on acclame. Pas toi…
Un couteau planté dans le cœur, alors que tu as renoncé un mois plus tôt à toute carrière cinématographique en fracassant ton PC portable contre le mur de ta villa. Un accès de colère amplifié par une lancinante migraine persistante, une déconcentration croissante qui anéantira définitivement l’aventure Bord de mer. Tu ne ressortiras pas indemne de ce naufrage, en endosses l’entière responsabilité sans faillir : c’est toi qui as sciemment tué ton « bébé » en écrasant toute sauvegarde, toi qui as torpillé ton devenir de cinéaste. Ta voie artistique se mue en impasse, et il n’y a désormais plus que la politique pour te servir d’ultime planche de salut. Mais ni Margaux ni moi ne savions qu’il te conduirait à ta perte. Seule la clairvoyance de Stephen aurait pu infléchir ton dessein et te stopper dans cette course folle, désespérée pour pouvoir renaître, vivre. Tout simplement vivre… Sauf que tu ne l’écoutes déjà plus. Tu n’écoutes plus que les voix de la déraison, celles qui t’attirent dans le dernier combat du si courageux mais si frêle samouraï que tu es. Un samouraï, oui, comme Delon dans ce film de Melville. « There is no solitude greater than of the samurai » (49) écrivait même ce dernier, sans savoir qu’il avait on ne peut plus raison.
(49) : « Il n’y a de plus grande solitude que celle du samouraï » est la citation d’ouverture du film Le samouraï (1967) dans sa version américaine – celle de la version française diffère légèrement. Selon son réalisateur, elle serait attribuée au Bushido (Le livre du samouraï).
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