84 : L’adieu à la nuit
« You don’t have a life, you have blood on your hands… » (52)
Madonna, Beautiful killer (53) (2012), titre qu’elle a co-écrit avec Michael Tordiman et Martin Solveig, en hommage à Alain Delon, notamment pour sa mythique prestation d’ombrageux tueur à gages dans Le Samouraï (1967), le long métrage de Jean-Pierre Melville.
Sentier littoral
Saint-Jorioz (74)
le 17 mars 2008
20:33
Aucun juge, aucune loi ne l’ont jamais condamné pour son crime. Officiellement, ton décès n’est qu’un tragique suicide resté inexpliqué. Alors, je le persécute, l’interroge, le questionne.
— Pourquoi t’en es-tu autant pris à elle ? Pourquoi ce soir-là ?
Ton ex-mari ne répond pas tout de suite, réfléchit peut-être en avisant son smartphone. Je l’éloigne du pied pour ne pas qu’il s’en empare ou puisse lancer le moindre appel à l’aide, et me fais plus insistant, plus pressant.
— POURQUOI ?
— Tu sais, négro, tous les coups sont permis en politique, finit-il par me lâcher, par lassitude. Y compris les plus tordus, les plus bas, les plus vils, les plus perfides… Et puis, il fallait à tout prix que je neutralise sa carte maîtresse, celle qui était le plus susceptible de me faire de l’ombre : sa notoriété, sa popularité. Elle a toujours joui d’un capital sympathie dont je n’ai jamais bénéficié. C’était ça, le plus grand obstacle sur le chemin de ma victoire…
Ça y est, il me l’a livré, son mobile, la raison d’être de son abjecte attitude. Je vais pouvoir l’inculper et exécuter sans remord la sentence qu’il mérite. Avant que son putain de clébard ne rapplique.
— Je vais te crever, ordure. Il est temps d’en finir…
Mon doigt s’apprête à appuyer sur la détente. Et lui demeure stoïque, il n’a même pas peur de sa propre mort, d’être abattu comme un chien. Pourtant, j’ai bel et bien chargé mon arme. Pourtant, j’ai bel et bien l’envie de le buter. Pour que justice soit faite, enfin.
— NON, ZACK !
Une voix féminine, étrangement familière, vocifère dans la nuit et suspend mon geste. Concentré sur ma cible, je ne l’ai ni vue ni entendue venir.
— Zack, je t’en prie, ne fais pas ça. OK, je te l’accorde, c’est sans doute l’un des types les plus détestables que la terre ait jamais porté, mais je t’en supplie, ne bousille pas ta vie pour lui. Il n’en vaut pas la peine.
Margaux Rivière, ton amie d’enfance. Et mon ange-gardien depuis que tu n’es plus là.
— Comment m’as-tu retrouvé ? Comment as-tu su ?
— C’est Mina. Mina qui a compris ce que tu avais l’intention de faire. Où et quand. Mais tu ne peux pas faire ça.
— Il doit payer, Margaux. Payer pour ce meurtre qu’il a commis il y a sept ans…
— Ce meurtre ? Mais enfin, quel meurtre ? Solenn s’est suicidée, Zack, il n’y a jamais eu de meurtre !
— C’est lui qui l’y a poussé…
— Non, Zack, je te jure que non. Il a été particulièrement infecte avec elle, c’est vrai, mais la raison pour laquelle elle a mis fin à ses jours est toute autre. Elle est venue m’en parler à la galerie, la veille du second tour ; elle voulait absolument s’entretenir seule avec moi. Seulement, je n’ai pas pris de suite la mesure de ce qu’elle m’a appris ce jour-là. C’est plus tard que j’ai compris. Trop tard hélas, beaucoup trop tard…
***
Galerie Royale
4b, rue de la poste
Annecy (74)
le 17 mars 2001
— … Je ne continuerai pas, Margaux, quelque soit le résultat des urnes. Que l’on en sorte vainqueurs ou non, je me verrai contrainte de te laisser ma place en tête de liste.
— Mais enfin, So-so, pourquoi te désister maintenant ? A cause du débat, de ce qui s’est passé jeudi soir ?
— Non… Non, Margaux, c’est juste que je ne pourrai ni assumer mon rôle de maire si je suis élue, ni celui de leader de l’opposition au sein du conseil municipal. C’est pour ça qu’il faut que tu me remplaces. On ne le fera pas savoir tout de suite, pour ne pas influencer négativement les votes, mais je n’ai pas d’autre choix que celui de me retirer.
— Je ne comprends pas… Tu voulais la peau de Werner autant que moi, non ?
— Oui… Du moins, je voulais l’empêcher de diriger notre ville ; et puis, ce combat était aussi un challenge qui contribuait à donner du sens à ma vie alors que je sentais qu’elle n’en avait plus vraiment, que je basculais irrémédiablement de l’autre côté…
— De l’autre côté ? Je ne te comprends pas, Solenn, je ne comprends pas du tout ce qui se passe dans ta tête. Tu veux bien m’expliquer ?
— Je… Je suis malade, Margaux. Je suis atteinte d’un mal incurable, d’une maladie cognitive dégénérative…
***
Sentier littoral
Saint-Jorioz (74)
le 17 mars 2008
20:43
— Un silence. La main devant la bouche, j’étais complètement sous le choc, Zack, et incapable de prononcer la moindre parole pour réconforter mon amie. J’avais les larmes aux yeux, et elle aussi. Et l’on s’est serrées très fort l’une l’autre, de longues minutes sans rien se dire.
Le choc est également rude pour moi. J’ai du mal à l’encaisser. Et me retiens de pleurer à mon tour, reniflant comme un minot qui ne veut pas montrer aux autres combien ce qu’on vient de lui apprendre lui fait mal.
— Pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé à moi, Margaux ? J’étais son mec…
Paul ne peut s’empêcher d’esquisser un petit rire nerveux. Un rire qui m’agace, qui m’énerve.
— Toi, tu la fermes ! lui ordonné-je.
— CADASIL (54) est une affection génétique rare qui touche les vaisseaux sanguins du cerveau, me répond posément Margaux. C’est ce qui provoquait ses migraines de plus en plus aiguës, ses sautes d’humeur intempestives et ses troubles comportementaux de plus en plus fréquents, inappropriés. Probablement un héritage de son père. Seulement, à l’époque, la médecine n’avait pas encore posé de mot sur ces symptômes, qui ne surgissent pas avant l’âge de trente ou quarante ans. A ce jour, il n’existe aucun médicament pour enrayer cette maladie, et le déclin intellectuel ne fait que s’accentuer avec le temps, au point d’évoluer jusqu’à la démence. Et Solenn ne voulait pas de ça, elle ne voulait en aucun cas revivre ce calvaire d’être internée comme elle l’avait été à Sainte-Anne. C’est pour ça qu’elle ne s’est confiée à personne d’autre. Ni à toi, ni à Stephen…
CADASIL ? Alors c’était ça le plus sournois de tes ennemis, celui que tu évoquais dans cette lettre inachevée que tu m’as laissée ? Cette foutue maladie ? Bon sang, mais combien de temps as-tu pu vivre avec ce secret, combien de temps as-tu pu vivre avec cette épée de Damoclès sur la tête ? Oui, depuis combien de temps savais-tu que tu allais finir folle ? Folle à lier…
— Depuis la mi-janvier, depuis les résultats de son IRM cérébrale. Mais ses doutes étaient bien plus anciens et remontent au printemps 2000… Ce n’est pas Werner qui l’a poussée vers la sortie, Zack, alors s’il te plaît, baisse ton arme et laisse le partir.
Désemparé, j’ai de plus en plus de mal à contenir cette rivière lacrymale qui ne demande qu’à jaillir, à déborder. L’explication de ton geste, je la cherche depuis longtemps ; elle devrait me soulager de ce poids qui m’étouffe et m’empêche de respirer, de vivre, de te survivre. Mais ça ne me soulage pas ; je ne parviens pas à faire mon deuil, à faire mes adieux à cette nuit qui perdure depuis sept longues années. Il n’est pas coupable, me dit-elle, me souffle-t-elle dans mon dos. Et pourtant, les images de tes funérailles me poussent à croire le contraire.
Je me souviens de cet édifice religieux noir de monde, jusqu’à en déverser le trop-plein sur son esplanade. Des people, des intimes, des anonymes venus te rendre un ultime hommage. De l’absence notable de ta mère, de l’émotion de Stephen et Margaux, à fleur de peau. Du chant majestueux de Rodrigue et du violon de Sébastien, interrompus par un Werner fendant la foule, tout de blanc vêtu, pour venir déposer symboliquement sur ton cercueil bois de rose cette alliance que tu avais glissée à son doigt par un bel après-midi de septembre, dans cette même église, un rictus satisfait enduisant sa face.
Il ne t’a pas tuée, non. Il t’a simplement empoisonné l’existence et empêchée de vivre.
Je n’écouterai pas Margaux, la voix de la raison, mon ange-gardien.
Je ne me retournerai pas, je ne baisserai pas mon flingue.
Comme il y a eu ton geste, il y aura le mien. Celui qui signera l’arrêt de mort de ton enfoiré d’ex-mari.
Tirant ainsi un trait définitif sur son existence de pacotille.
***
« Bang bang, I shot you down /
Bang bang, you hit the ground / (55)
Bang bang, et ce bruit-là /
Bang bang, je ne l’oublierai pas… » (56)
(52) : « Tu n’as pas de vie, tu as du sang sur les mains… »
(53) : Tueur magnifique
(54) : CADASIL est l’acronyme anglais de Cerebral Autosomal Dominant Arteriopathy with Subcortical Infarcts and Leukoencephalopathy, que l’on peut traduire par Artériopathie Cérébrale Autosomique Dominante avec Infarctus Sous-corticaux et Leucoencéphalopathie. Cette maladie a été caractérisée et nommée en 1991.
(55) : « Bang bang, je t’ai tué /
Bang bang, tu as heurté le sol / »
(56) : Bang bang (1966), est une chanson écrite par Sonny Bono et interprétée par Nancy Sinatra. Elle fait partie de la bande originale de Kill Bill (volume 1), un long métrage réalisé par Quentin Tarentino sorti en salle en 2003. Elle a été adaptée en français par Claude Carrère et Georges Aber, et interprétée par Sheila en 1966. C’est aussi le titre d’un film franco-italien (qui doit cet intitulé au succès de la chanson en VF) starisant la chanteuse, réalisé par Serge Piolet et sorti en salle en 1967.
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