Chapitre 1

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Les visages tournés vers le ciel, les passants s’arrêtent peu à peu pour fixer un point au-dessus d’eux. Je relève les yeux pour tenter d'apercevoir ce qui semble tous les fasciner. Cependant, le ciel est vide. J’explore la rue mais tout ce que je vois ce sont des personnes sans visage, tournés vers le ciel. Je me dirige vers un homme qui a l’âge d’être mon grand-père, en quête d'une réponse. Je lui secoue le bras pour attirer son attention et il tend son bras vers le haut, comme pour me montrer quelque chose.

  • Charlie…

La voix s’insinue dans mon rêve.

  • Charlie, ma chérie, il est l’heure de se réveiller…

J’émerge enfin du sommeil où je tombe nez à nez avec ma mère.

  • Il est cinq heures, m’apprend-elle avec un sourire avant de sortir de ma chambre.

Je me relève sur un bras et frotte mes yeux endormis. Mon rêve commence déjà à s’estomper, seul le visage vide de l’homme s’impose à mon esprit. Je rejette les couvertures et saute au bas de mon lit. Le parquet grince sous mes pieds et je ralentis pour ouvrir la porte sans bruit. Personne n’aime être réveillé à cinq heures du matin par une porte grinçante et une grande sœur qui ne fait pas attention. Je traverse le couloir à pas de loup jusqu’à la salle de bain. Ça me fait toujours bizarre de voir la brosse à dents de Camillia. Elle est partie il y a presque deux ans pourtant, quand elle rentre, c’est comme si elle était encore chez elle. Le bazar de sa chambre ne bouge pas d’un poil entre deux visites. Je pense que si je prenais quelque chose, elle ne s’en rendrait absolument pas compte, trop occupée à bécoter Raphaël, son petit ami pour lequel elle est partie vivre à deux heures de route de la maison.

Une fois ma toilette faite, je descends les escaliers. Maman est déjà dans la cuisine, un bol à la main et elle feuillette un magazine de décoration. Même avant que l’on envisage de déménager, elle faisait déjà ça. Je m’approche et sors un bol du placard. Le bruit de vaisselle qui s’entrechoque fait brusquement se redresser ma mère . Elle me sourit.

  • Bonjour, ma chérie, comment vas-tu ?
  • Bien. J’ai rendez-vous avec Bonnie et Caroline après les cours, on se retrouve au Brooklyn.
  • Ok, mais ne rentre pas trop tard, il reste encore pleins de cartons à emballer.

Elle se lève et dépose son bol dans le lave-vaisselle.

  • Au fait, Camillia a appelé.

Je me relève tout à coup. Ça fait longtemps que Camillia, aka Vicky, ne prend plus de nos nouvelles. Elle doit être trop occupée avec son copain. Ma mère poursuit :

  • Son employeur ne veut pas qu’elle prenne de congés.

Je soupire. Étrangement, ce n’est jamais de la faute de ma sœur si elle ne peut pas nous rendre visite. C’est toujours celle de Raphaël, de son employeur, de ses amies qui ont besoin qu’on les soutienne...

  • Elle veut que ce soit toi qui s'occupe de ses affaires.

Cette fois-ci, je me crispe. Ranger les affaires de mon aînée, c’est la réprimande assurée à son retour. Elle déteste que ses affaires soient froissées ou que ses coupes de gymnastiques soient mal emballées dans le papier bulle. Tous les efforts que je peux faire pour l’aider se retournent fatalement contre moi. Ma mère m’embrasse sur le front, attrape ses clés et sa veste puis sort de la maison.

  • À ce soir, ma chérie, me lance-t-elle avant de claquer la porte.

Les céréales dans mon bol me paraissent ternes. Pourtant, d’habitude j’en raffole mais là, cette histoire de déménagement m’a coupé l’appétit. Je me force quand même à finir puis je débarrasse ce que j’ai sorti. Il n’est que six heures moins dix aussi, je sors des placards le petit-déjeuner de mes frères. Les garçons en général ont beau dire qu’ils détestent leurs sœurs, je sais que John et Michael m’aiment beaucoup. J’attrape un livre au hasard sur l’étagère et me plonge dans sa lecture.

Trente pages plus tard, Michael dévale les escaliers, frais comme tous les matins. John lui emboîte le pas doucement, les yeux encore bouffis de sommeil. Mes deux petits frères sont le jour et la nuit. John, timide et réservé, commence seulement à s’épanouir au théâtre alors qu’avec un Michael sans sa dose de sport quotidienne, la maisonnée entière peut dire adieu à une bonne nuit de sommeil. Ils s’installent à la table et je tends distraitement le jus d’orange à John.

  • On va au Brooklyn, ce soir. Tu veux venir avec nous ?

John aime bien traîner avec nous. Il n’a qu’un an de différence avec moi ; nous sommes très proches. Et puis, je sais aussi que Bonnie, sous sa couche d'exubérance, n’est pas insensible à son charme. Il acquiesce mollement, encore à moitié dans son lit. Michael se jette sur le pain de mie en même temps que sur l’occasion.

  • Et moi ? Je peux venir ?

Il n’a que huit ans mais aspire sans cesse à faire les mêmes choses que nous, ses aînés. Je ne peux pas lui en vouloir : ça doit être dur de grandir dans une fratrie où tout le monde a presque dix ans de plus que nous. Mais je trouve qu’il se débrouille bien.

Je fais mine de réfléchir.

  • Hum, est-ce que tu as fait tous tes devoirs ?
  • Je peux les faire là-bas, s’exclame-t-il.
  • Bon, d’accord mais tu regardes des deux côtés de la route avant de traverser !

Mes deux frères lèvent les yeux au ciel en même temps.

  • Je sais !

Je claque la porte en sortant de la maison tandis que John me tient le portillon ouvert. L’école primaire de Mich est située à seulement deux cents mètres. Le Brooklyn est juste en face. C’est d’ailleurs cette proximité avec l’école qui a déterminé notre choix entre plusieurs cafés. Je salue mon petit frère de la main et je continue ma route avec Jo.

Notre lycée est trois cent mètres plus loin, sur la gauche. D’un accord tacite, nous nous séparons avant de franchir les grilles. Mon regard se pose automatiquement sur un banc. Notre banc… C’est étrange de se dire que l’année prochaine, il ne sera plus le nôtre car nous aurons quitté le lycée. Cette pensée me rend légèrement triste, aussi j’avance plus vite, espérant l’atteindre avant d’être entièrement submergée par l’émotion. Caroline est déjà là. Assise sagement, la jupe délicatement plissée, elle consulte son téléphone, un sourire en coin. Sûrement est elle en pleine discussion avec Klaus. Ça fait déjà trois mois qu’ils sont ensemble et ils ne se lâchent plus. Elle l’a rencontré alors qu’elle était en stage d’équitation chez ses grands-parents. Plus âgé et lui aussi fan de chevaux, je comprends qu’il l’ai fait fondre. La distance ne les dérange pas pour l’instant même si je me dis que le problème se posera plus tard. Je me racle la gorge, ce qui à pour but de l’arracher à la contemplation de son écran.

  • Charlie ! Comment ça va depuis la dernière fois ?

Caroline est comme ça. On s’est vues la veille et elle fait toujours comme si nous avions été séparées deux semaines. Avant que j’ai pu ouvrir la bouche, des mains se collent sur mon visage, m’obstruant la vue.

  • Qui c’est ? me demande une voix familière.

Je me dégage de son étreinte étouffante et un amas de cheveux roux m’accueille. Je salue Bonnie et elle me prend dans ses bras. Typique d’elle. Bonnie, Caroline et moi, nous nous connaissons depuis la maternelle. Nos caractères ont évolué avec le temps, comme nos goûts, mais nous sommes restées amies. Si j’ai aussi peur de l’après-lycée, c’est que je sais que nous serons fatalement séparées. Caroline ira rejoindre Klaus ou tout autre ranch et Bonnie s’engagera dans la première troupe de théâtre qui passera par là. Et moi, je resterais là, à m’occuper de mes frères, de ma mère… L'université et la fac n’entrent pas dans mes plans. Peut-être que je pourrais trouver un emploi au Brooklyn. J’y ai fait tous mes stages et je sais que Balthazar m’apprécie beaucoup. Ça ne lui posera pas de problème de m’embaucher de temps en temps. La sonnerie de début des cours met fin à l’étreinte de Bonnie et nous nous dirigeons vers les entrées.

En première heure ce jeudi, c’est latin. Monsieur Gardiner est mon professeur attitré. Je dis ça parce que ça fait trois ans que je suis au lycée et je l’ai toujours eu comme enseignant. Mais depuis tout ce temps, il n’a pas encore retenu mon prénom. Je ne suis ni très bonne élève, ni mauvaise. Je suis entre les deux. Les cours sans Bonnie et Caroline sont les plus longs. C’est seulement lorsqu’elles ne sont pas là que je ressens cruellement leur absence. Le reste du temps, je n’ai pas conscience de ma chance.

La sonnerie me délivre et je sors précipitamment de la salle. Au passage, je bouscule Vincenzo et son violoncelle. Il me rend un regard noir auquel je ne prends pas la peine de répondre. Entre nous deux, ça a toujours été froid. Non, que dirais-je glacial. Peut-être que la façon dont ça s’est fini entre nous y est pour quelque chose…

Je ne me penche pas plus sur la question et le contourne. Le flot des élèves se déverse dans le couloir, m’emportant avec lui. Mais ce n’est pas du tout dans ce sens que je veux aller ! Le cours de français est à l’exact opposé. Je m'agrippe au mur. Des secondes et des premières que je ne connais pas passent devant moi. Je reste accrochée là où je suis pour ne pas me faire embarquer. Avancer à contre-courant est bien trop dangereux. Je l’ai appris au fil des années. Rapidement, la masse se fait plus clairsemée et je peux enfin avancer. Sauf que, à peine ai-je fait deux pas que je suis coincée. Ma manche est retenue par quelque chose au mur. Je reviens sur mes pas. Elle est accrochée entre deux pierres par un interstice dans le mur. Je tire et pousse comme je peux. Après maintes manipulations, le tissu finit par se dégager... et autre chose aussi. En tirant, j’ai fait tomber un petit bout de papier. Je me penche pour le ramasser. La sonnerie retentit. Je ne pensais pas avoir mis autant de temps pour me libérer. Je fourre la feuille dans la poche arrière de mon jean, remarquant par la même occasion un petit trou dans le manche de mon t-shirt. Puis je m’élance à la poursuite de mon cours.

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