Chapitre 6

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Bonnie se tient sous le proche du palace lorsque j'ouvre la porte. Entre ses mains aux ongles vernis de violet et orange en alternance, elle tient une énorme boîte de cookies au daim format familial, mon péché mignon. Je la laisse entrer et dès qu’elle est proche de moi, elle se jette entre mes bras et me serre contre elle. Qu’est-ce que je me sens bien, ici ! Je me dégage, consciente du spectacle que nous offrons aux habitants de la maisonnée. Ma main agrippe la sienne et je la tire derrière pour l’emmener jusqu’à mon nouveau chez-moi. Nous traversons le jardin, presque sans un mot mis à part quelques commentaires d'une Bonnie surexcitée par la grandeur de la demeure. Je m’arrête à dix mètres du seuil et d’un geste large de la main immitant celui de Sandra, je balaie la vue :

  • C’est là que j'habite, désormais.

L’air éberlué de Bonnie m’en apprend beaucoup sur la beauté de la bâtisse. Visiblement, cette maison lui plaît.

  • Tu habites là-dedans, toute seule ?

Sa voix monte dans les aiguës.

  • Oh non. Pas toute seule...

J’avance lentement de quelques pas pour gagner du temps tandis qu’un dilemme fait rage dans mon esprit. Est-ce que je lui parle d’Amadeo ? Et de ses amis ? Ou faut-il que je garde le secret ? Mais avant qu’une solution ne soit apparue à mon esprit, l'intéressé sort de sa tanière.

En le voyant, mon amie pousse un cri, croyant sans doute à une illusion d’optique. Amadeo lui offre un large sourire, conscient du pouvoir fantasmagorique qu’il a sur elle. Sans prendre le temps de le laisser la baratiner, je fais les présentations :

  • Bonnie, voici mon coloc et Ami, je te présente ma meilleure amie Bonnie.

Il se penche en avant et lui dédie une courbette de beau-parleur. Je manque de lever les yeux au ciel. « Son cœur est déjà pris, mon petit ! ai-je envie de lui crier. Et par une multitude de garçons à la fois ! Elle ne va pas refiler tous ses fantasmes au placard uniquement pour toi et ton joli sourire. » Mais, je me retiens et nous passons silencieusement devant lui pour rejoindre ma chambre.

À peine la porte est-elle close que Bonnie me saute dessus.

  • Pourquoi tu ne me l’as pas dit avant ? crie-t-elle presque.
  • Dis quoi ? demande-je en riant. Et parle moins fort, veux-tu ? Tu fais trembler les murs !
  • Que tu vis dans la même maison que le meilleur ami de mon futur mari, réplique-t-elle imédiatement sans prendre en compte ma remarque, pardi !

Je rigole face à son excitation.

  • Rien que la semaine dernière, tu as tenu ces propos pour Félix, l’assistant du prof de sport. Tu n’arrêtais pas de clamer que vos enfants seraient ma-gni-fiques, Charlie, les plus beaux jamais conçus ! l'imite-je en prenant une voix exagérement haut perchée.

Elle semble se remémorer cet épisode.

  • Je me demande bien quand est-ce que tu es passée à autre chose...
  • Quand j’ai appris qu’il portait sa casquette à l’envers en dehors du lycée. C’est d’un ridicule !

Elle croise les bras, sa position favorite pour bouder. Je n’ai qu’une envie, c’est de la faire rire.

  • Et avant, tu m’avais dit que tu en pinçais pour ce seconde à la chemise rouge. Comment s’appelait-il, déjà ?
  • Adel, bougonne-t-elle. Mais il puait de la bouche. Une infection !
  • Et le gars aux cheveux bleus qui se baladait dans toute la ville en paradant sur son vieux scooter ? Ça fait longtemps que je n’en ai pas entendu parlé…

Je fais mine de réfléchir en posant ma main sur mon menton et en caressant une barbe imaginaire.

  • Je crois même me souvenir que tu as eu un jour un petit coup de cœur pour le neveu de Balthazar, Ivan. Mais ça n’a pas duré longtemps. J’ai toujours son numéro, si tu veux. C’est Balt, lui-même qui me l’a passé. Il espérait nous caser ensemble avant les fêtes de Noël, histoire qu’il arrête de batifoler avec la fille du voisin : elle était fiancée.

Elle s’est retranchée sous les couvertures de mon lit au milieu de ma tirade. Sentant que j’en avais terminé, elle les repousse de son visage.

  • Oui, c’est bon, j’ai compris. J’ai un peu le cœur volatile, avoue-t-elle enfin.

Je m’exclame en lui balançant un coussin :

  • Un peu ? Tu rigoles, ma petite, j’espère. Je ne t'ai cité que tes coups de foudres réels de l'année derrière. Attends que je parle de tous les acteurs, chanteurs et autres danseurs sur lequels tu as flashé au collège ! Moi, je dirais plutôt que tu aimes l’amour. Non, que tu l’adores, tu es fan de ça ! Tu pourrais te prosterner devant lui, si c’était une personne.

Elle me balance un oreiller sur la tête pour me faire taire mais je la vois sourire. Le rire n’est pas loin alors j’enfonce le clou. Je me penche près d’elle et lui murmure à l’oreille d’une voix fallacieusement sensuelle :

  • Avoue, que tu pourrais te marier avec n'importe qui, pour peu qu’il t’apprécie.

Elle me tire sur le lit et me balance un coup d’oreiller bien placé dans le ventre. Je pousse un petit cri et me venge en me retournant au-dessus d’elle. Sachant qu’elle reprendra bientôt le dessus, je lance mon attaque fatale. Je la chatouille dans le creux du ventre et elle rit tellement qu’elle se débat en tapant dans le mur.

La porte s’ouvre à la volée. J’arrête immédiatement le mouvement de mes mains et tourne la tête. Ami nous regarde avec un visage gêné.

  • Excusez-moi, j’ai cru que quelqu’un se faisait assassiner.

Il hausse les épaules d’un air désolé puis referme la porte. Je croise le regard de Bonnie et nous éclatons de rire à l’unisson.

Tout l’après-midi, nous jouons au Monopoly en poursuivant la partie débutée il y a si longtemps que je ne m’en souviens plus. Comme à son habitude, Bonnie est en tête. Mais je ne suis pas mauvaise perdante : ça ne me dérange pas d’être l’éternelle dernière. Que ce soit dans les jeux, au lycée, en séduction ou en beauté, j’ai toujours été derrière Caroline et Bonnie. Caroline a toujours eu les meilleures notes. Brillante, elle subjugue les professeurs par sa culture inestimable et sa mémoire phénoménale - surtout en ce qui concerne les équidés. Quant à Bonnie, c’est toujours vers elle que se tournent les garçons. Elle a un charme fou, digne d’une Aphrodite moderne. Son talent d’actrice est fantastique : elle est capable de se fondre dans la peau de n’importe qui, de la vieille grand-mère à la voix chevrotante à l’aristocrate au ton pédant en passant par Juliette et Andromaque. Je ne suis pas moche, je ne suis pas idiote. Mais mes cheveux noirs ondulés et ma peau métisse n'auront jamais autant de succès que la chevelure flamboyante de ma meilleure amie et sa peau dorée. Mes notes ne dépassent pas le quinze mais ne s'abaissent jamais non plus sous la barre des onze. Je suis moyenne, c’est tout.

En prenant du recul, je me rends compte que je n’ai jamais été à leur niveau. Je suis incapable de déclamer des vers passionés à une salle comble ni de déblatérer sur un même sujet sans tarir d’anecdotes pendant une demi-heure. Malgré cela, je ne me sens pas mal. Ma place de bonne dernière me convient. Et je ne l’échangerais pour rien au monde. Car l’échanger voudrait dire que je perdrais mes frères de vue. Notre complicité est si forte à mes yeux que je ne peux pas m’imaginer sans l’énergie inébranlable de Mich ou les blagues discrètes mais fantastiques de John.

Lorsque Bonnie s’en va, après une énième bataille de polochon - celle-ci non-interrompue par Amadeo -, je m’enferme dans ma chambre pour avancer mes devoirs. Je ne les bâcle pas mais je ne passe pas autant de temps que Caroline le ferait à ma place. Ceux-ci fait, je sors, prête à regagner le palace, me demandant à quoi mes frères peuvent bien occuper leur journée. Je fais un mince détour par la cuisine où une odeur de pâtes à la carbonara assaille mes narines. Or de contrôle, mon ventre pousse un rugissement féroce. Il est vrai que j’ai sauté le déjeuner, trop préoccupée par le Monopoly puis ensuite par mes devoirs. La faim me tiraille les entrailles. Mais je ne veux pas m’imposer dans la cuisine. C’est sa maison. Moi, je ne fais que débarquer. Je tourne les talons en me dirigeant vers la porte, oubliant ce qui m’emmenait à la cuisine. Une voix retentit derrière mon dos.

  • Charlie ? Tu veux rester manger ?

Je me retourne et croise le regard d'Amadeo.

  • Maman a fait un gratin de navets. C’est pas vraiment ce qu’elle réussit le mieux. Si j’étais toi, je resterai ici et mangerai avec moi ses délicieuses pâtes. J’en ai fait pour tout un régiment.

Il hausse les épaules d’un air nonchalant pour montrer que ma présence ne le dérange pas. Alors, j'accepte sa proposition, espérant y voir une occasion pour mieux connaître mon colocataire.

Sincèrement, autant que je peux en juger, il cuisine comme un dieu, comme Zaoshen, dirait Caroline - il paraît que c’est le dieu de la cuisine en Chine ancienne. Je le lui dis et il éclate d’un rire franc et sincère. Puis, il balaie mon compliment d’un geste de la main. Je me resserre deux fois, espérant qu’il ne prenne pas ça pour une gourmandise effrénée. Quoique… En fait, je me fiche totalement de ce qu’il peut bien penser de moi. Et ça fait du bien.

Il s’éclipse quelques secondes pour revenir les bras chargés d’un sourire éclatant et d’un splendide gâteau au chocolat surmonté d’un glaçage blanc. Mon estomac gargouille à nouveau. Visiblement, il a soudainement oublié qu’il était repu la minute précédente. Fichu ventre libre de penser.

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