Chapitre 10
Mon profil n’est toujours pas créé au bout d’une demi-heure de débat intense et mentalement épuisant. Caroline voulait que j’opte pour une identité bidon et passe-partout comme Louise Dubois ou Mary Smith tandis que Bonnie s’attendait à ce que je choisisse un nom aux sonorités plus énigmatiques comme La Fille aux mille facettes, On ne l'appelait pas ou Mysterious. Au début, mon frère a joué le jeu, pesant le pour et le contre à chaque fois q'une proposition était lancée mais finissant par se délaisser de son rôle d’arbitre, il a lancé un «Et si on mettait Georgia de la Compta ?» qui se voulait innocent mais qui lui a valu un regard noir de la gente féminine et une exclusion de la cuisine. Il en est donc retourné à ses révisions de la semaine dans sa chambre. Ami a voulu bien faire en avançant un innocent Emilie Jolie, mais Bonnie a une peur bleue de ce prénom depuis que l’année de ses sept ans, une coiffeuse prénommée ainsi a raté sa coupe de cheveux d’une demi douzaine de centimètres. Si il y a bien une chose que Bonnie déteste plus qu’un garçon sans manières et/ou hygiène de vie, c’est les coupes de cheveux ratées. Enfin, c’est ce qu’elle m’a appris en revenant chez elle ce jour-là.
À force de nous creuser la cervelle, nous sentons bien que nous sommes mentalement épuisés.
- Et si on demandait à Lucie ?
D’un mouvement, un seul, nous nous retournons vers Ami. Sa position respire la nonchalance. Un coude posé sur l’assise, les jambes croisées comme s'il pensait que le temps lui appartenait et qu'il pouvait jouer avec à sa guise, quelques mèches de cheveux tombant sur le front, il n’est que insouciance et décontraction volontaires. Il lève lentement ses yeux, nous laissant en suspens un temps qui nous paraît infini. La bouche de Bonnie est grande ouverte. Pour peu, un filet de bave s'écoulerait de sa bouche pour tomber en flaque dans son décolleté. Les sourcils de Caroline se froncent tandis que sa main est parcourue de tics. Je la lui prends et elle arrête de taper la table en me serrant la paume en signe de remerciement.
- Lucie ? Qui est Lucie ? interroge Bonnie.
Puis, avec une pointe de mépris qui n’échappe à personne, pas même à Ami, elle ajoute :
- C’est ta copine ?
Un ricanement involontaire s’échappe des lèvres d’Amadeo.
- Si je te réponds oui, qu’est-ce que ça changera ?
Il laisse flotter un petit sourire faussement innocent sur sa bouche. Tandis que mon amie accuse la répartie et se prépare à lâcher une réponse digne de son petit flirt, il passe délibérément sa langue de part et d’autre de sa bouche. La tension dans la pièce monte d’un cran. Je suis sidérée par son audace. Mais Bonnie n’a jamais été prête à se laisser marcher dessus. Ce n’est pas aujourd’hui que ça changera, parole de Bumzy !
- Ça ne fera rien. Tu serais seulement un imbécile de menteur. Parce que ce n’est pas ta copine.
L’aplomb de Bonnie lui décroche la mâchoire.
- Mais, si je me suis trompée en avançant ton célibat, mes hommages à mademoiselle, ajoute t-elle avec une révérence hypocrite pour enfoncer le clou encore plus profond.
Amadeo, vaincu, souffle entre ses dents.
- Ce n'est pas ma copine, marmonne-t-il. C’est ma petite sœur.
De son poing fermé, Ami frappe trois coups contre la porte.
- Quoi, encore ?
Un sourire aux lèvres, il réplique :
- C’est le livreur de framboises.
Il a récupéré son petit sourire à la noix. Un bruissement de papiers de fait entendre de l'autre côté. Quelques pas puis la porte s'entrouvre. Le visage contrarié de Lucie-Valerie apparaît.
- C'est bizarre, je n'ai pas commandé de framboises aujourd'hui…
Elle s'interrompt en apercevant son frère.
- Oh. C'est toi.
Il lui offre son plus beau sourire de baratineur.
- Oui, c’est moi. Il y a avec moi quelqu’un qui aurait besoin de ton aide. Ça ne te dérange pas si on entre ?
Lucie jette un coup d’œil par-dessus sa propre épaule.
- C’est que...
Amadeo semble comprendre.
- On te dérange ?
- Non, non ! s’empresse-t-elle de rétorquer tandis qu'une voix qui m’est familière s’élève de l’autre côté de la porte.
- C’est qui ?
J’échange un regard entendu avec Bonnie et Caroline qui se tiennent toutes deux en retrait près de l’escalier. Elles ont vivement insisté pour nous accompagner. Sans doute est-ce pour découvrir l’identité de cette mystérieuse Lucie. Maintenant que Bonnie a découvert que cette fameuse Lucie, sœur d’Ami Summer n’était autre que Lucinda, étoile du club de théâtre d'Esther-Lou-Benazir, comme elle me l’a elle-même décrite, je sens que ses mains la démange de partager la nouvelle à toutes les Moïra, Léonarde, Abigaelle et Ismérie de sa connaissance. Mais avant qu’Amadeo ne frappe à la porte, il nous a fait promettre de ne rien révéler à personne sur leur filiation. Il a accompagné cette demande de sa moue la plus convaincante et Bonnie n’a pas su résister. Alors, Abigaellle et toutes les autres devront attendre avant d’avoir un potin croustillant à se mettre sous la dent car ce n’est pas Bonnie qui craquera. Elle a toujours su garder les secrets. Je sais que certaines choses que j'ai pu lui confier par le passé seront emmenés jusque dans sa tombe.
John apparaît à côté de Lucie. Il nous regarde tour à tour. Il n’a besoin que d’un instant pour comprendre ce qui me tracasse et m’amène ici. C’est mon frère, à près tout.
- Mon idée ne vous plait toujours pas ?
Ami répond à ma place, m’évitant les prémices d’un orage de dispute que je voyais se profiler à l’horizon.
- T’inquiètes, mec. Elles n’ont pas voulu de ma proposition, non plus.
Il lui offre une claque virile sur l’épaule. Mon expression doit être aussi reconnaissance que la sienne. Avec du recul, je prends conscience qu’aucun ni de mon frère ni de moi, n’a envie d’une dispute. Cependant, l’intervention d’Amadeo ne fait que repousser l’inévitable. Après la révélation entendue à son insu toute à l’heure, nous avons plus que besoin de jouer cartes sur table, d’une discussion entre frangins.
Lucie commence légèrement à perdre patience.
- Bon, qu’est-ce que vous voulez tous les… (Elle jette un bref coup d’œil dans le couloir.) Tous les cinq ?
Son frère lui prend le coude et l'entraîne dans sa chambre. Au passage, il fait sortir John. Nous nous regardons un instant tous les quatre. Bonnie ouvre la bouche comme pour dire quelque chose mais des chuchotements inaudibles se font entendre de l’autre côté du battant. Elle claque sa mâchoire brutalement en refermant la bouche. Nous gardons le silence quelques minutes, le temps qu’ils sortent tous deux. Amadeo me prend le bras et me pousse à l’intérieur puis, il claque la porte. Je me retrouve seule avec sa sœur dans la pièce.
- Alors, c’est toi la fameuse Charlie ? demande-t-elle en me regardant dans les yeux.
- Fameuse ? rétorquai-je.
Elle s’assoit sur son lit, ses longs cheveux blonds se mouvant à chacuns de ses pas. En la voyant si proche, je me rends compte qu'elle est magnifique. Le gène de la beauté n’a sauté aucun individu chez les Summer. Elle sourit.
- Alors comme ça, il te faut une nouvelle identité sur Lileos ? Enfin, c’est ce qu’a dit mon frangin.
Je hoche la tête. Ne sachant que dire, je sors mon téléphone et le lui donne. Elle lit le post et me jette un regard curieux.
- C’est toi qui l’a écrit, c’est ça ?
Elle ne se formalise pas lorsque je lui offre un nouveau hochement de tête en guise de réponse.
Nous restons durant une minute silencieuses, elle, assise en tailleur sur son lit, le soleil déposant un rayon de soleil sur son nez, moi, plantée sur le tapis au milieu de la pièce, cherchant en vain quelque chose à dire. Tandis qu’elle m'observe de haut en bas, je n’ose pas esquisser le moindre mouvement.
- Quelle est ta figure de style favorite ?
Même si sa question m’étonne, je ne laisse rien paraître.
- L’oxymore.
Cette fascination pour l’oxymore me vient de mon père. Quand j’étais petite, il ne cessait de m'impressionner avec ses petites phrases contradictoires. Parfois, lorsqu’une musique qu’il n’aimait pas passait à la radio, il disait qu’elle produisait un insupportable «son silencieux».
- Sombre Aurore, propose-t-elle du tac au tac.
Elle laisse passer une seconde avant d'expliquer.
- Tu veux savoir comment j’en suis arrivée là ?
Je n’ose pas hocher la tête de peur qu’elle ne me prenne pour une poupée docile. Et c’est bien tout le contraire de ce que je suis. Elle prend une grande inspiration avant de vider son sac :
- Tu es belle mais tu le caches. Tu pourrais resplendir seulement si tu ne cachais pas derrière les autres. Peut-être aimes-tu ça ? C’est vrai, certaines personnes ne sont pas faites pour briller. Tu m’as fait penser à une étoile éteinte.
Au fur à mesure de son explication, elle a abandonné ce sourire de circonstance ce qui a rendu cette discussion beaucoup plus sérieuse qu’elle n’aurait dû l'être. Elle se lève, passe devant moi et avant d’ouvrir la porte, se tourne une dernière fois vers moi et se penche près de mon oreille.
- Bienvenue dans le vrai monde, Sombre Aurore.
Puis elle me lâche et ouvre en grand la porte en me poussant dans le couloir.
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