Chapitre 15
Assis en face de moi, Wes lève la main au travers de la table et me pique une crêpe qu’il engloutit comme le gros morfale qu’il est.
- Mais…
Je proteste tout en sachant que c’est inutile. Ma pauvre crêpe se trouve déjà au fond de son estomac, baignant dans une piscine de mayonnaise. Je refoule cette pensée au plus profond de mon esprit. Le voir se goinfrer durant tous les repas, avec tous les bruitages qui l’accompagnent est déjà écœurant, pas la peine d’en rajouter.
Paul, absorbé dans son bouquin - il en est à la moitié alors qu’il vient à peine de le commencer, je ne comprends pas comment il peut lire aussi vite ! - ne se rend même pas compte qu'une énorme part de son cake aux fruits s’est volatilisé dans l’assiette de Wes. Ou alors, il l’a vu et s’en fiche. Après tout, je suis à quatre-vingt-dix-sept pourcents sûr qu’il n’aime pas ça.
Ami pose son plateau à côté de moi puis s’écroule sur sa chaise. Chaque midi, il ne remplit son assiette que pour faire illusion. À la fin du repas, les trois-quarts se trouveront dans le ventre de Wesley et la dernière part restera au fond de son assiette. Malgré cela, il ne faut pas croire qu’Ami soit anorexique : il mange à tous les repas, et des quantités tout à fait acceptables. Seulement, il rechigne toujours à ingurgiter la nourriture proposée par le self. « Je mange de la bonne cuisine, moi » comme il aime justifier le fait qu’il apporte ses propres repas emballés dans des boîtes hermétiques tout en faisant croire à sa mère qu’il raffole des plats du lycée.
Il se penche vers moi.
- Devine qui j’ai vu à la table rouge en passant tout à l’heure…
Wes arrête de mastiquer et repose sa fourchette dans son plateau. Paul ferme son livre et cale une serviette en papier en guise de marque-page. Moi-même, j’interromps la divagation de mes pensées pour l’écouter. La dernière fois que j’ai entendu parler de quelqu’un qui s’était installé à cette table… Et bien, je crois que c’était pour dire qu’elle avait été renvoyée.
Ami s’amuse de nous voir ainsi pendus à ses lèvres. Il laisse durer le suspense jusqu’à ce que Wesley, qui a toujours été le moins patient de nous quatre, s’énerve :
- Quoi ? Raconte !
Ami ne se fait pas prier plus longtemps.
- Ton cousin, Lenny, lâche-t-il. Et ma coloc.
- Orlando et Charlie ? m’étonne-je.
Il secoue la tête, le sourire aux lèvres.
- Non, Phil et Charlie.
Incapable de croire un mot de ce qu’il raconte, je me tourne vers la table rouge. Des secondes, piaillant à une table juste derrière nous, me bloquent la vue et je m’apprête à me lever de ma chaise pour voir au-dessus d’elles mais le bras d’Ami me retient. Il secoue la tête pour m’en dissuader. Je sais qu’il a raison : ce n’est pas vraiment discret d’espionner ainsi les autres. Même si les autres se composent de votre cousin que vous croyiez solitaire jusqu'aux racines des cheveux et d’une fille que vous venez à peine de rencontrer et qui vit avec votre meilleur ami.
Philémon a toujours vécu sur une autre planète. La tête dans la lune, il m’a toujours paru qu’il n’était pas à sa place sur Terre. Déjà petit, il m'impressionnait, tant avec son imagination débordante qu’avec ses réflexions. J’étais plus proche de lui que de Kendelle et Orlando, lorsque nous étions petits mais j’ai le sentiment que les années nous ont éloignés.
Les secondes quittent leur table en riant encore plus fort. Leur départ me dégage la vue.
Phil, assis contre le mur, explique, à grand renfort de gestes démesurés, quelque chose qui semble faire rire Charlie. Elle est de dos et je ne peux pas voir son visage mais je sens, à la posture de ses épaules, au mouvement de ses cheveux lorsqu’elle secoue la tête, qu’elle sourit. Elle lui dit quelque chose que je ne peux pas entendre dans le brouhaha ambiant et je vois mon cousin éclater d’un rire tonitruant.
J’en reste bouche bée. La dernière fois que je l’ai vu rire remonte à notre enfance. Il lui arrive en permanence de sourire, comme s’il repensait à quelque chose de drôle. Mais, le voir rire est si rare.
Je me surprends à sourire moi aussi. Ses yeux pétillants, la banane qui éclaire son visage, tout ça me fait chaud au cœur.
Il m'aperçoit et m’offre un signe de la main. Je lui rends son salut et me retourne pour faire face à mon plat.
Wesley m’observe quelques temps avant de dire, avec une grimace :
- Arrête de sourire, Lenny. Ça fait peur.
- Je suis rentré ! hurle-je en retirant mes chaussures et en les rangeant dans le meuble.
Seul le silence me répond. Ce n’est pas bon signe. Lorsque je rentre du lycée, il y a toujours Maman occupée à la cuisine, Maddy planchant avec difficulté sur ses devoirs ou Papa raccommodant une robe de ma sœur.
Je tends l’oreille, essayant de percevoir un quelconque bruit. Un gros boum, étouffé par la moquette, me parvient de l’étage. Maddy ! pense-je immédiatement en montant quatre à quatre les escaliers. Sa porte est immédiatement sur la droite. Par le battant entre-ouvert, je perçois quelques sanglots étranglés. Sans plus attendre, je pousse la porte avec fracas et pénètre dans la pièce.
Assise sur le sol, ma sœur, les bras repliés en protection autour de son corps, elle pleure en se berçant d’avant en arrière. Je m’assois derrière elle et la serre contre mon torse.
- Chut...
Elle semble se détendre légèrement en entendant le son de ma voix. Nous restons assis silencieusement quelques minutes jusqu’à ce qu’elle soit calmée.
Je pose une main sur son visage pour attirer son attention.
- Qu’est-ce qu’il se passe, Maddy ?
Elle me regarde dans les yeux.
- Eric et Clara ont crié très fort.
Bien qu’ils soient autant ses parents que les miens, elle n’a jamais réussi à les appeler Papa et Maman. Ce qui a pour mérite de mettre en colère ma mère qui ne supporte pas que sa fille de treize ans se «comporte encore comme un bébé». Elle n’a jamais compris que Maddy était différente. Ma sœur a redoublé deux fois avant que mon père force la main à ma mère afin qu’elle puisse être placée dans un établissement spécialisé. Combien de «ta fille n’est pas idiote, Clara» ai-je entendu franchir la cloison entre ma chambre et la leur avant qu’elle ne cède face à la pression ? Elle l’a fait à contre-cœur je le sais. Ce n’est ni par amour pour ma sœur, ni par amour par mon père - l’a-t-elle un jour aimé - qu’elle a accepté. Alors pourquoi ? J’imagine que je ne le saurais jamais.
Bien qu’il ne soit même pas dix-sept heures, j’allonge Maddy dans son lit et la borde. Elle me regarde de ses grands yeux sombres ourlés de cils longs. Je retire ses lunettes et les pose sur sa table de nuit. J’éteins la lumière et sors de sa chambre en rabattant doucement sa porte. Je ne la ferme pas car je sais qu’elle ne pourra pas dormir si elle ne voit pas un rayon de lumière dans l’embrasure.
Je jette un coup d’œil à la chambre de mes parents. Vide, tout comme la mienne et la salle de bain. Où peuvent-ils être passés ?
Sur la pointe des pieds afin de ne pas réveiller Maddy, je dévale les escaliers et me rue vers la salle à manger. Pas de trace d’eux non plus ici.
Soudain, je me fige.
- Bon sang ! Mais tu comptais me le cacher encore combien de temps, Clara ?
La voix de mon père, que j’ai toujours entendue douce et posée, me fait trembler. Lui qui n’ose jamais le ton, voilà qu’il se met à jurer !
- Je n’en peux plus, Eric. Je n’ai jamais voulu de cette vie.
Maman semble ferme, campée dans ses positions comme toujours. Mais un trémolo dans sa voix brise l’illusion.
Je m’approche de la baie vitrée, d’où proviennent les voix. Ils sont dans le jardin, l’un en face de l’autre. Le parasol est renversé derrière Papa, comme s’il avait été ravagé par une tempête. Mais pas un seul nuage pointe à l’horizon. Étrangement, alors que je sens que mon monde s’écroule autour de moi, le soleil brille là-haut dans le ciel, insensible à ce qui se passe ici.
Mon père est en larmes. Les mains tendues vers ma mère comme une supplication.
Doucement, je tire la porte-fenêtre pour me faufiler à l'extérieur. Le bruit du coulissement leur fait tourner la tête vers moi.
- Lenny ? Qu’est-ce que tu fais là, mon grand ? murmure Papa en essayant de refouler ses larmes.
Ma mère, quant à elle, n’y va pas par quatre chemins.
- J’ai rencontré quelqu’un. Ton père et moi divorçons.
Ai-je mal entendu ? Je sens ma mâchoire se décrocher et tomber au sol avec fracas. Puis, je me rends compte que je suis parti en courant.
- Clara. Laisse-le. Tu lui dois bien ça.
Mais qu’est-ce qu’il se passe ? J’erre dans la maison, incapable de retrouver le chemin jusqu’à ma chambre. Ma tête n’est qu’un fouilli cabalistique. Mes pieds prennent le relais et me mènent d’eux-même à ma chambre. Impuissant, je m’écroule sur mon lit.
Je reste allongé ainsi très longtemps. Trop, je dirais. Il faut que je bouge. J’ai une furieuse envie de me défouler. Je roule sur le côté et aperçois mon ballon de basket. Ma mère me l'avait offert un an avant que j’arrête définitivement. C’est ce qui m’a poussé à continuer une saison supplémentaire. Puis, j’ai arrêté. J’avais l’énorme sensation qu’on me forçait la main. Ma mère, l’entraîneur, l’équipe, je n'étais pas libre de mes choix. Tout comme aujourd’hui.
Je me lève d’un bond, attrape mon téléphone et ma veste et, après un dernier regard vers mon ballon, le saisit lui aussi. Je descends les escaliers, m’arrête à la cuisine. Ma mère est occupée à la préparation du dîner. Devant les plaques à induction, elle remue une poêle de courgettes. Sans doute est-elle en train de préparer un gratin de courgettes, le plat préféré de Maddy. Ce serait la moindre des choses.
D’une main, j’ouvre le tiroir-poubelle. Ma mère me regarde. Lorsqu’elle voit le ballon calé sous mon bras, elle esquisse un infime sourire. Si minuscule qu’il pourrait passer inaperçu. Mais je l’observe si attentivement que je le vois.
Alors, en la fixant au plus profond du regard afin qu’elle sache que mon geste n’est pas sans raison, je jette le ballon dans la poubelle.
Il lui faut une seconde pour comprendre la portée de mon geste. Elle ouvre la bouche avant de la refermer dans un claquement sonore. Une unique larme brille au coin de son œil. Ou est-ce uniquement le reflet du néon ? Ma mère est-elle une femme sans cœur ? À près tout, elle vient de briser le cœur de mon père sans sembler avoir un soupçon de regret. Est-elle prête à fracasser le mien avec si peu de scrupules ?
- Leonardo...
Sans attendre pour entendre la suite de ses mots, je lui tourne le dos et quitte la maison.
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