50. Une question de bleu et d’égoïsme
Rafaela
Deux jours de repos. Si, ça, ce n’est pas le pied en plein milieu d’un tournage, je me demande bien ce qu’il faudrait ! Autant dire que pour réduire le budget au maximum, on a tendance à tourner six à sept jours sur sept, en général. Globalement, hormis pour les personnages principaux, ce n’est pas autant, mais j’ose à peine imaginer ce qu’a vécu Ryan Reynolds lorsqu’il a tourné Buried. Le mec fait tout le film ou presque, entièrement seul, ou en tête à tête avec un serpent dans un cercueil. Magnifique.
En prime, il fait beau, et j’avoue que je ne fais pas grand-chose sur mon transat. Je bosse mon texte, entre deux séances de glandouille. Mais je n’arrive pas à me sortir de la tête ma soirée d’hier, et pas simplement parce que j’ai passé un bon moment au restaurant avec Angel, pas non plus parce que s’il me l’avait demandé, je crois que j’aurais volontiers joué son cadeau d’anniversaire pour la nuit… Non, ce qui m’interroge, c’est davantage le fait que je ne savais même pas que c’était son anniversaire. Voilà ce qui me questionne depuis hier soir. Qu’est-ce que je sais de lui, au final ? Pas grand-chose… C’est dingue, parce qu’on vit clairement ensemble depuis des semaines. Suis-je si autocentrée pour ne pas m’intéresser aux personnes qui gravitent autour de moi ? Est-ce que je suis devenue égoïste à ce point ?
Je grimace en récupérant mon téléphone et me lève pour aller vérifier où se trouve mon assistant. Quand je constate qu’il n’est pas au rez-de-chaussée, je compose le numéro de Quinn et me laisse tomber sur le canapé sous la pergola alors que sa voix grave résonne dans le combiné.
— Salut ma belle ! Comment tu vas ?
— Salut Quinny ! Je me repose, ça fait du bien. Et toi ? Quand est-ce que tu viens nous enquiquiner ?
— Bientôt, mais là, sauf si tu en as besoin, je suis pris sur des négociations pour Marco.
— Eh bien… tu m’abandonnes, ça y est ? ris-je. Il te ramène plus de fric que moi, c’est ça ?
— Ah non, ça, ce n’est pas possible, mais il faut bien que je l’aide un peu aussi, ce petit. Tu as un souci, tu as l’air préoccupée ? Angel m’a dit pour les roses… Quelle histoire, ce fan.
— Oui, bon, ce n’est pas ce qui me préoccupe réellement, en fait… Quinn, tu dois être la personne qui me connaît le plus après Ellen… Est-ce que tu me trouves égoïste ? Est-ce que… Est-ce que je ne pense qu’à moi et ne m’intéresse qu’à ma petite personne ?
— C’est quoi, cette question ? Tu es toi, ne change surtout pas, c’est comme ça qu’on t’aime !
— Ça veut dire que je suis égoïste, c’est ça ? Sinon, tu répondrais non, soupiré-je.
— Ce n’est pas égoïste, le bon mot, car le sort des autres t’intéresse énormément. Mais tu es la star, celle autour de qui tout tourne. C’est normal, hein ? Il n’y a rien à reprocher. Pourquoi tu me poses toutes ces questions, ma Biche ?
— C’était l’anniversaire d’Angel hier… et je n’étais même pas au courant. En fait, je me suis rendu compte que je ne connaissais rien de sa vie…
En revanche, je l’ai vu à poil… Donc, en gros, je le connais comme une rencontre d’un soir alors qu’on vit ensemble. CQFD, je suis une grande égoïste.
— Tu vois, si ça te touche, c’est que tu te préoccupes des autres, c’est tout le contraire de l’image que tu te fais de toi.
— Et si ça me touche parce que je me suis sentie conne comme pas possible ? Tu trouves ça altruiste, toi ? grommelé-je. Le pire, c’est que la première chose qui m’est venue en tête, c’est que tu ne m’avais rien dit, et que lui non plus ! C’est n’importe quoi…
— Ah, il ne faut pas m’en vouloir ! Je ne connais pas sa date d’anniversaire par coeur, moi ! Et puis, ce n’est qu’un détail, non ?
— Mais non ! Je ne connais rien de lui, en fait. Qu’est-ce que tu sais, toi ? Je me sens tellement bête… Le gars connaît toutes mes habitudes ou presque et moi je suis incapable de dire s’il a des frères et sœurs, bon sang.
— Euh, il n’a pas de frère et soeur, ça je le sais. Mais il est secret, le petit, tu sais ? Je… Enfin, ce n’est pas très important de mieux le connaître, si ? Et si tu veux en savoir plus, il faudrait lui demander. Il a une langue, je crois.
— Ben oui, je débarque avec mes gros sabots et je le cuisine pendant deux heures pour tout savoir de sa vie. Je vais aller le travailler au corps, bonne idée !
Je l’entends soupirer et pianoter sur son ordinateur au bout du fil. Il me connaît et sait que je ne vais pas lâcher l’affaire comme ça.
— Bon, j’ai son dossier personnel. Tu veux savoir quoi ? me demande-t-il enfin. Je pourrai aussi demander à ma femme, mais tu sais, on n’a pas beaucoup de contact avec cette partie de la famille.
— Tu n’as pas fait faire des recherches comme d’habitude, à son sujet ? D’ordinaire, ce dossier personnel, tu me le donnes. Pourquoi je ne l’ai pas eu, cette fois ? J’avais raison en fait, c’est ça ? Il joue l’assistant mais c’est un foutu garde du corps ? Ça expliquerait les muscles et son côté hyper protecteur…
— Tu trouves qu’il ne fait pas bien l’assistant ? Et non, ce n’est pas un foutu garde du corps, voyons. Tu n’as pas eu le dossier car je l’ai embauché en écoutant ma femme, j’ai fait le dossier après pour vérifier. Tu veux que je te l’envoie ? Tu ne vas pas apprendre grand-chose, je te préviens.
Je réfléchis à sa proposition et me dis que je ne suis pas sûre qu’Angel apprécierait que j’en découvre davantage sur sa vie de cette façon. Comme je n’apprécie pas qu’on me découvre à travers les articles.
— Non, c’est bon… Je vais aller chercher les infos à la source, laisse tomber.
— Je crois que c’est ce qu’il y a de mieux, en effet. Mais si tu as besoin, tu me demandes, tu sais que ma loyauté ira toujours vers toi en premier ! Je n’ai que ton bien-être en tête.
— Je note, Quinny ! Allez, je te laisse t’occuper de ton nouveau poulain. Merci, comme d’habitude, je peux compter sur toi. Je t’embrasse !
— Bonne journée ! Bisous tout doux !
Je raccroche en me demandant comment faire pour réellement apprendre à connaître Angel. Je ne peux pas me pointer comme ça devant lui et l’interroger comme une flic, non plus. D’un autre côté, je me vois mal la jouer innocente pour aller à la pêche aux infos. Bon, je suis actrice, je dois bien pouvoir jouer la comédie ?
Je dois cogiter quelques minutes avant de finalement me lever pour partir à la recherche de mon assistant. Quand je frappe à la porte de sa chambre, je ne sais toujours pas comment je vais me débrouiller pour obtenir ce que je veux, et j’entre à sa demande en me sentant nunuche comme rarement.
— J’ai envie de cuisiner, ce soir. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? lui demandé-je alors qu’il est tout sérieux, installé à son bureau.
— Tu sais que je peux le faire, il faut que tu travailles ton texte, toi. Tu as du boulot, et moi, c’est le mien que tu puisses le faire sereinement.
— C’est le weekend, je peux faire un break sur mon texte aussi. J’ai envie de cuisiner, tu comptes me l’interdire ? ris-je en m’asseyant au bout de son lit.
— Ah, si Madame l’ordonne, Madame peut le faire, répond-il en me matant clairement avant de se reprendre et de détourner le regard. Tu pourrais me faire… je ne sais pas… j’aime bien les mac and cheese, comme les enfants.
— Tu choisis facile parce que tu doutes de mes talents de cuisinière ?
— Non, je choisis ça parce que j’aime vraiment ! Surtout si tu y mets un peu de bleu en plus du cheddar ! Là, c’est juste exquis !
— Avec du bleu ? Je crois que je n’en ai jamais mangé. Ma mère ne faisait quasiment jamais de mac et cheese en plus. D’où te vient cette recette ?
J’ai un peu l’impression de jouer l’espionne, c’est bizarre comme sensation, même si ça a un côté naturel, quand même… C’est normal de vouloir en savoir plus sur les gens, non ? Il faut dire qu’avec toutes ces interviews, j’ai un peu perdu la notion de l’échange dans les deux sens, moi…
— C’est une de mes ex qui était d’origine française. Elle mettait du bleu partout… C’est fort, mais c’est bon. Un peu comme tout, non ?
— Oui, sans doute. Tu n’as pas encore mis de bleu dans nos plats, ris-je, tu fais attention à ma ligne ?
J’essaie de noyer les questions à son sujet dans une discussion classique…
— Je t’ai déjà dit que ta ligne n’avait rien à craindre ! Mais si tu veux, j’en mettrai la prochaine fois. Là, il n’y en a pas au frigo, malheureusement.
— Tu veux bien faire une commande au magasin ? Si tu veux un mac and cheese version Angel, il va en falloir… Tu bossais sur quoi, au fait ? Je te dérange, peut-être.
— Je… En fait, je regardais les photos sur tes réseaux de toi avant mon arrivée. Je… j’ai envie de mieux tout connaître, tu vois.
— Oh… Et ? Qu’est-ce que tu en retires ?
— Que tu as fait et vu tellement de choses par rapport à moi qui n’étais jamais sorti de notre pays… Tu dois me trouver bien fade, je pense.
— N’importe quoi. On ne juge pas une personne sur ce qu’elle a fait dans sa vie professionnelle. J’ai la chance de faire un métier qui me permet de voyager, mais tu as pu voir, quand on est parti en Europe, que je ne fais généralement que de petites escales, je visite très peu. Tu n’as jamais voyagé dans tes précédents boulots ? Qu’est-ce que tu faisais, d’ailleurs, avant de venir bosser avec moi ?
— J’ai essayé de monter une agence de rencontres, mais ça n’a pas fonctionné, je ne m’investissais pas assez, répond-il en riant.
— Ah oui ? Je ne te voyais pas là-dedans, mais pourquoi pas. Mais effectivement, j’imagine que ce n’est pas avec ce genre de boulots qu’on voyage. Et, gamin, tu ne voyageais pas non plus avec tes parents ?
— Eh bien, que de questions aujourd’hui ! Mes parents étaient du genre casaniers. Ils voyageaient seulement dans leurs têtes, je crois. Beaucoup de livres à la bibliothèque mais peu d’argent. Et jamais de vacances, ou presque, tu vois le genre.
Oups… Aurais-je perdu mon sens de la discrétion ? Clairement.
— On ne partait pas en vacances non plus. Mes parents bossaient beaucoup pour payer les déplacements pour les concours de miss et les castings. Je me demande encore comment ma sœur fait pour ne pas me haïr quand je vois ce qu’elle a vécu à cause de cette lubie. Bref, je vois le genre, même si j’ai sans doute plus voyagé que toi dans le pays, plus jeune. Ce n’était jamais pour le plaisir de découvrir les lieux. Je suis grillée à ce point ? grimacé-je.
— Oui, on dirait que tu viens de découvrir que j’habitais avec toi. Et tu avais dit cuisiner ou me cuisiner ? demande-t-il en souriant.
— Je suis désolée, je me suis rendue compte que j’étais une diva égoïste qui ne s’intéressait qu’à son nombril, quand tu m’as dit que c’était ton anniversaire… J’ai honte.
— Il ne faut pas, tu sais. Je ne l’ai jamais pris pour de l’égoïsme, j’étais juste dans l’idée que tu me considérais juste de passage. Que tu t’intéresses désormais, ça me fait plaisir.
— Honnêtement, je me voyais mal avec un homme comme assistant, j’avoue. Je ne pensais pas que tu tiendrais si longtemps. Mais… j’ai bien peur que ce soit vraiment de l’égoïsme. Ou un vrai problème de socialisation, souris-je, gênée.
— Tu avais sûrement raison de craindre avoir un homme en tant qu’assistant. Résister à l’attraction est vraiment compliqué, je t’avoue.
Ouais, y a pas à dire, c’est la galère. J’ai un peu l’impression d’être dans une télé-réalité, enfermée avec mon crush dans une maison, avec pour objectif de résister à la tentation. Dire qu’on va passer une semaine tous les deux, sans Ben pour jouer un peu le régulateur.
— On y arrive plutôt bien, quand même, au final. Même si tu as raison, ce n’est pas facile.
— Bon, ce n’est pas en te présentant ainsi à côté de moi avec un décolleté à réveiller les morts que les mac and Cheese vont avancer, tu sais ?
— Tu as raison. Tu passes la commande de bleu, quand même ? Ou tu vas en acheter ? Enfin, tu m’en trouves, quoi, sinon ce sera du bon classique. Et j’aurai besoin de toi une petite heure pour me donner la réplique sur une scène où je dois me disputer avec Patrick. J’ai besoin d’un gars en colère en face de moi. C’est bon pour toi ?
— Pour le bleu, c’est comme si c’était fait ! Et pour la réplique, je ne suis pas acteur, moi, mais je ferai au mieux.
J’acquiesce et dépose un baiser sur sa joue avant de sortir de la chambre. C’est dur, je confirme… Je crois qu’on la joue vraiment professionnels, quand même, la plupart du temps. Je suis sûre que ça passe totalement inaperçu, cette attirance entre nous. Ou simplement pour les gens qui nous connaissent. Genre Ellen qui me demande si Angel est gentil avec un sourire qui veut tout dire, ou qui me suggère d’aller dans la piscine alors qu’il y est… Nous ne craquons pas, même si l’envie est là. La vraie question, c’est combien de temps on va tenir avant que l’un ne saute sur l’autre ?
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