55. Entre excuses et froideur

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Rafaela

Je sors de la douche et m’enroule dans une serviette en évitant le miroir. Ce tournage devient un bordel monstre. Moi qui ne recherche que le calme et la stabilité, la sérénité et l’ordre durant ces semaines de rush, on peut dire qu’hier, c’était tout sauf l’effet voulu. Je n’aurais jamais dû aller déjeuner avec Patrick après avoir passé une matinée nue avec lui pour le tournage. Je crois que le repas était biaisé d’entrée. Ajouté à ça le vin dont il a profité sans modération, et on obtient une bonne petite agression dont je me serais bien passée et qui m’a largement privée de sommeil cette nuit. Il faut vraiment que j’arrête de ruminer à ce propos, je tourne avec lui toute la journée et je ne peux pas me permettre de foirer les prises parce que je ne supporterai pas qu’il me touche.

En soi, je le comprends. Non pas pour son insistance, mais pour le sentiment de n’être jamais entouré de personnes sincères. Les joies de la célébrité ont leurs limites, et cet intérêt des gens est toujours questionnable. Dire qu’on joue pour le plaisir de jouer la comédie, et qu’on se retrouve plus seuls que jamais alors qu’on connaît la gloire et qu’on est suivi constamment ou presque.

Il est encore tôt et je ne suis même pas sûre qu’Angel soit levé, alors j’évite le sèche-cheveux et je file m’habiller dans ma chambre. Je ne sais pas si je préférerais qu’il soit debout ou pas, d’ailleurs. Je n’arrive pas à comprendre ce qui lui est passé par la tête, hier. Alors, je veux bien que le fan fou l’inquiète, mais cette intrusion dans ma vie privée me gêne vraiment. A quel moment est-ce qu’il s’est dit que me suivre dans mon dos était une bonne idée ? Et pourquoi est-ce que la première chose à laquelle j’ai pensé en le voyant débarquer, c’était que le rôle du chevalier servant lui allait bien ? Je déraille complètement.

Les mecs dans ma vie sont tous hyper protecteurs et ça m’agace. Je n’ai pas l’impression d’être une demoiselle en détresse. Quinn m’a juré qu’Angel n’était pas là pour jouer le garde du corps, mais il s’est quand même permis de longuement me rappeler que sortir seule avec Patrick était une idée stupide et qu’il avait bien fait de me suivre. Si j’avais su, je ne l’aurais pas appelé hier soir. Jusqu’où est-ce que ça pourrait aller ? C’est quoi la prochaine étape ? Faut-il aussi que Ben ou lui soit présent dans la chambre quand je couche avec un mec, tant qu’on y est ?

Je descends finalement après avoir ruminé toute seule dans mon coin et me retiens de soupirer en constatant que mon assistant est déjà dans la cuisine. Si j’ai le plaisir de voir le petit déjeuner prêt, je n’ai aucune envie de lui parler. Je pense qu’il l’a déjà compris hier soir. Je suis très douée pour l’ignorance et j’ai sans doute fait ma meilleure prestation avant d’aller me coucher, vacant à mes occupations sans me préoccuper de lui durant toute la soirée. Les seuls mots qui sont sortis de ma bouche sont “merci” et “bonne nuit”. Déjà pas mal. Et ce matin, je ne fais pas mieux. Un “bonjour”, je me sers un café et me prépare une assiette avant de filer au salon et d’allumer la télévision pour regarder les infos, sans me préoccuper qu’il ne puisse plus entendre la radio dans la cuisine.

J’essaie de ne pas trop stresser pour mes retrouvailles avec Patrick en regardant la misère du monde, mais l’égoïste que je suis ne parvient pas à occulter l’épreuve qui m’attend. J’ai peur de ne plus pouvoir bosser avec lui, quand bien même je peux me mettre à sa place sur certains points. Cependant, rien ne justifie qu’il ait pu être aussi entreprenant.

— Angel ! interpellé-je mon assistant. J’ai besoin des poches de glace pour mes yeux !

— Je les prépare et te les amène dans cinq minutes, répond-il depuis la cuisine. Tu veux que j'appelle Beckman pour lui dire que tu n'es pas bien et que tu n'y vas pas ce matin ?

— Je vais bien.

Il pense vraiment qu’on peut se faire passer pour malade comme ça sur un plateau de tournage ? Et qu’est-ce qui lui fait dire que je ne suis pas bien ? Ce n’est pas parce que je suis fatiguée que je ne peux pas aller bosser.

— Comme tu veux, je demandais simplement, indique-t-il sobrement en déposant un petit plateau avec la glace devant moi. Autre chose ?

Je ne lui réponds pas immédiatement et récupère les poches pour tenter de diminuer un peu mes cernes. Je renverse ma tête contre le dossier du canapé et soupire.

— Non. Tu es prêt à partir ?

— Oui, si j'ai le droit de t'accompagner sans que tu ne me le reproches après.

Oui, parce que lui pense que c’était sa place d’être planqué dans la voiture pour nous observer. Et donc, c’est moi qui ai tort.

— C’est ton rôle, là, oui. Allons-y alors.

Qui a raison et qui a tort ? Ça dépend des points de vue, mais du mien, en tant que patronne, j’ai raison et pas lui. J’en suis convaincue. Fan ou pas, et quand bien même il m’a aidée à me sortir d’une situation compliquée, il n’aurait pas dû aller outre ma demande.

L’avantage avec Angel, c’est qu’il n’est pas très contrariant. Je ne parle pas dans la voiture et il ne m’interpelle pas pour m’obliger à le faire. Le trajet est donc relativement silencieux, si on omet la radio. Je sens le stress monter petit à petit et il culmine quand mon assistant se gare devant le studio alors que Patrick est assis sur les marches. Vive la gueule de bois. Je crois que la maquilleuse aura davantage de boulot sur lui que sur moi, aujourd’hui.

J’ai le réflexe stupide de m’arrêter quand ses yeux se posent sur moi et qu’il se lève rapidement. Et à part ça, je n’ai pas la trouille. C’est inutile, je le sais, il a dû décuver, et je ne suis pas seule avec lui, mais… je crois que j’ai un peu peur, quand même. Magnifique. Mon crush d’ado me fout la trouille.

— Bonjour, Patrick… Comment tu vas, aujourd’hui ? lui demandé-je alors qu’il semble hésiter à me parler.

— J'ai juste envie d'aller me pendre… J'ai été un gros connard et je m'en veux… Tu… Ça va, toi ?

— Oui, oui, ça va… Je me serais bien passée de ça, mais… bref. Tu ne devrais sans doute pas boire autant, ça ne te réussit pas, si je peux me permettre.

— Oui, je sais… Cela ne me ressemble pas… mais depuis mon divorce, la solitude est difficile à vivre même si je suis constamment entouré… Jamais, je n'aurais dû insister comme ça auprès de toi. J'ai juste trop interprété ton regard hier matin… et ce baiser au restau m'a fait perdre la tête. Je suis vraiment désolé, Rafaela…

— Un “non” est un “non”, pas un “oui” dissimulé, tu sais ? Et un baiser n’invite pas d’office à plus, non plus. Ce serait bien que les hommes le comprennent… On va pouvoir bosser ensemble ou tu risques encore de me sauter dessus ?

Oui, la gentille Rafaela a ses limites. Le dragon n’est jamais loin. Je veux juste être sûre qu’il comprenne bien que même si je peux entendre sa solitude, je ne suis pas une jolie chose dont il peut disposer comme bon lui semble.

— Je ne sais pas si tu vas encore accepter de travailler avec moi, après ce que j’ai fait. C’est impardonnable. J’ai failli arriver ici avec un gros bouquet de fleurs pour te montrer l’étendue de ma volonté de me faire pardonner, mais je me suis dit que ça ne serait pas du meilleur effet. Ce que je tiens à te dire, Rafaela, c’est que si tu ne te sens plus de jouer à mes côtés, je vais inventer une excuse et Allan n’aura qu’à me remplacer. Je… j’ai fait assez de mal comme ça, hier.

J’ai envie de le remercier de penser à moi et à ce que je peux ressentir, mais peu importe que je sois mal à l’aise ou pas, je suis une actrice et je dois pouvoir jouer la comédie. Et puis, je doute que Beckman apprécierait qu’on reparte de zéro. Et quelle pub pour le film !

— Ça va aller. Il faut qu’on soit pros jusqu’au bout. Je suis sûre que tu regrettes suffisamment ton attitude pour ne pas recommencer… Je ne me trompe pas, hein ?

— Je peux t’assurer que je vais être pro jusqu’au bout, désormais. Et je te promets de reverser la totalité des primes qu’on va toucher à une asso de défense des femmes, il faut bien ça pour réparer ma connerie d’hier soir. Heureusement que ton assistant est intervenu, sinon je ne suis pas sûr que j’aurais pu me contrôler et je… j’aurais sûrement fait quelque chose que j’aurais regretté toute ma vie. Ca me fait peur, cette violence que j’ai eue à ton égard… Je vais retourner voir mon psy dès que le tournage sera terminé, ça vaut mieux, je pense.

Je jette un œil à Angel qui a gardé ses distances, mais dont le regard reste fixé sur nous. Est-ce que j’aurais pu me dépatouiller de Patrick s’il n’avait pas été là ? Je ne le saurai jamais, mais j’espère que oui, parce que je refuse de dépendre d’un homme ou de qui que ce soit.

— Ça s’est arrêté suffisamment tôt pour qu’on n’en arrive pas là, soupiré-je. C’est l’essentiel. Je file me préparer, on se retrouve sur le plateau…

Je lui souris aussi sincèrement que possible et entre dans le studio. Je ne dirais pas que tout mon stress s’est envolé, mais je suis un peu rassérénée. Un coup d’œil sur la feuille de route du jour et un passage dans le local de stockage des vêtements me permettent de gagner ma loge pour me changer. Au moins, aujourd’hui, on tourne les scènes du début du film. Retrouver l’ado que j’ai été me permettra de jouer l’attirance facilement, je l‘espère. Tout ce que je veux à présent, c’est boucler ce tournage et enterrer définitivement ces rôles de nana superficielle qui ne compte que sur sa beauté ou presque. Maintenant que les gens m’ont vue jouer autre chose, j’ai droit à des propositions de films plus dramatiques et je compte bien me plonger à fond là-dedans.

— Angel ? Tu veux bien envoyer un message à ma sœur pour lui proposer de venir le weekend de la semaine prochaine ? demandé-je à mon assistant, toujours au rendez-vous et jamais bien loin, en me changeant.

— Heu… Comment ? demande-t-il alors qu’il me dévore littéralement des yeux.

— Tu veux bien penser avec ton cerveau du haut et pas celui entre tes jambes deux minutes ? marmonné-je. Message à Bella pour séjour à Vancouver, weekend en huit. Pas trop de mots, c’est bon ?

— Oui, ça va, désolé, j’ai été surpris que tu te mettes à me reparler. Et pas besoin de me prendre pour un demeuré, non plus. Je fais ce que je peux.

— Excuse-moi, mais apparemment tu ne peux pas grand-chose, là… Bref, c’est bon pour toi ou il faut que je te repose la question ?

— Oui, ce sera fait, comme toujours. Tu n’as jamais eu à te plaindre de moi, il me semble ? Et désolé de ne pas être attentif constamment. Tu veux que je te ramène de l’eau avec des glaçons ?

— Non, c’est bon. Tu peux aller dire à la maquilleuse que je suis prête, en revanche.

Il fait cette petite grimace qu’il arbore toujours quand je l’agace, et je le vois sortir de la pièce à travers le miroir. Est-ce que j’ai déjà eu à me plaindre de lui ? Oui, mais je n’ai jamais rien dit. Pour des choses futiles, des trucs qu’il ne pouvait pas savoir, mais qui ont toujours tendance à titiller l’emmerdeuse que je suis. Dire que j’aurais pu le renvoyer dès le premier soir et que je l’ai bouclé. Il faut croire que, finalement, j’aime qu’il me regarde comme il le fait alors que je passe mon temps à me plaindre qu’on ne voit en moi que mon physique… Pas du tout ambivalente, la fille, hein ?

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