TER centre #12
Il n'y a qu'un seul moyen de quitter Moïra Gynt.
Un unique train part de la gare du Sud de Bigdrop. Matin et soir, soir et matin. 5h36, puis 23h29. Tu as le droit de vouloir t'échapper aux aurores ou après le soleil enfui. Entre, rien d'autre. Juste le gris de la Gynt.
Il y a de tout, dans ce train. Des gens qui dorment, des chiens qui pissent, des femmes enceintes. Tous ceux que Moïra a usés, avalés, phagocytés, recrachés par sa bouche sale. Les banquettes sont chauffées par des culs différents. Les wagons s'enchaînent, dépourvus de sens. Il est dit de ce train qu'il n'a pas de fin. Moi qui ai fait partie de ses voyageurs, je reste bien incapable de déterminer ses points de départ et d'horizon : le train dépasse le regard. Immense serpent de ferraille, avec rames pour écailles, dont la tête et la queue échappent aux yeux pour emporter au lointain.
Il y règne une chaleur d'été ou un froid d'enfer. A certains moments, les passagers se pressent les uns contre les autres, muent en une grappe de peau. Ça baise même un peu, contre les couloirs pleins ou vides, au fond de certains lits-capsules et aux fenêtres qui filent.
Il n'y a pas de cuisine. On n'y mange pas, jamais. Pourtant, le trajet peut durer des heures, des jours. Quelques minutes, parfois. Loin de la ville, le temps s'étire, semble autre. Souple comme un collier, régulier comme ses perles.
J'y suis monté il y a 5 ans maintenant. Peut-être 10 ? Je vieillis, sans Moïra. Au large de ses rues crades et odorantes, l'âge me vient plus vite. Sa saleté grouillante me gardait jeune, éternel. Désormais, je suis créature mortelle. Les années se taillent sur mon visage. Peut-être même ne suis-je jamais descendu de ces wagons ? Peut-être m'y suis-je perdu jusqu'à faire corps avec eux dans la peur de retrouver un jour le monde réel ?
Pourtant, je devais t'abandonner, Mo. Tu es trop forte, pour les gens. Trop grande, trop gourmande. Et à mesure que tu nous pompes, tu remplaces nos os par tes murs fissurés, tes boulevards crasseux et cassés. Tu nous prends en-dedans, jusqu'à tes creux. Nous devenons ainsi tes choses, tes petits jouets de chair qui peuplent tes rues et les vivent.
Voilà pourquoi j'ai pris le train. Je t'aurais laissé quelques bouts de moi, des miettes fracturées. Le train a pris le reste alors que je pleurais ton départ et la fin de nous. Si violente, cette cassure, même après l'avoir tant repoussée, de toutes mes paumes et par mon coeur renié.
Il n'y a qu'un seul moyen de quitter Moïra Gynt.
Mais tant de raisons d'y revenir.
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