Chapitre 1 - Écume - Partie 6
***
Tandis que Flat bloquait la ligne de vie qui les reliait à la jeune femme en détresse, fermement tenue à bout de bras, bien campé sur ses deux jambes, le dos jeté en arrière, Abi et Santo remontaient vers le bord pour l’attraper, dès que possible. Après avoir donné tant d’efforts, les mains toujours verrouillées sur la bouée, la jeune femme se laissait remonter. Dans des gestes coordonnés, les deux jeunes la saisirent par les membres et l’emmenèrent à l’abri des eaux capricieuses. Flat s’écroula, n’ayant plus son rôle de contrepoids à jouer.
Après ces moments éreintants, tous se reposèrent en silence. Les petites vagues poussées par un vent léger provoquaient de petits clapotis. L’odeur marine saturée en iode semblait leur sauter au nez, mélangée au goût salé de leur sueur. Santo regarda la rescapée sans un mot. Elle n’était plus cette masse informe qu’il avait tractée durant de longues minutes luttant contre les éléments. La combinaison blanche moulait les formes d’une jeune femme.
« Quand tu auras fini de te rincer l’œil, tu pourras me donner un coup de main pour ranger la bouée et son filin », lança Abi qui venait juste de se relever.
Piqué par la remarque de son amie, le jeune homme détacha son regard et replia soigneusement le lien que Flat avait libéré de la gaffe et de ses solides attaches. La rescapée donna quelques signes de réveil, aussitôt Abi s’approcha d’elle.
La jeune femme regarda derrière elle comme pour s’assurer que tout danger était écarté. Elle tenta de se relever, sans succès. Ses muscles endoloris lui imposaient encore quelques instants de repos. Elle ne lutta pas. La tête reposée sur la grande plaque où elle reposait, elle regarda les deux jeunes hommes s’activer.
« Merci.
— De rien, on ne pouvait pas vous laisser engloutir par le tourbillon. Vous vous sentez bien ? demanda aussitôt Abi.
— Je suis épuisée, répondit-elle.
Flat arriva à leur hauteur.
— Vous nous marquez pas ! Hein ?!
La jeune femme ne sembla pas comprendre la remarque du garçon.
— Flat ! Calme-toi un peu, intervint Abi.
— Vous marquer ?
— Oui. Votre pimplant va nous enregistrer et partager nos données biométriques avec vos systèmes dès que vous serez à portée d’une de vos balises, expliqua Abi.
— Je ne sais pas trop de quoi vous parlez… Je suis fatiguée et j’ai soif, très soif.
— Santo ! Apporte l’eau !
Le jeune homme accourut en présentant une gourde à Abi.
— Buvez et reposez-vous encore un peu. Nous devrons retourner à l’abri avant que le temps ne se gâte. »
La jeune femme effectua un léger mouvement pour se mettre sur le flanc et but.
Abi n’avait pas tort, même si la tempête de la veille avait laissé place à un temps magnifique avec un ciel d’un bleu profond typique de cette planète océan, l’étoile blanche Fomalhaut-A brillait désormais de mille feux, presque à son zénith, sans pour autant brûler la peau. Invitée à ses côtés, un peu plus bas, brillait sa compagne naine Fomalhaut-B. Il ne manquait plus que la rouge Fomalhaut-C qui se cachait de l’autre côté de la planète. Heureusement pour les jeunes humains, l’efficace et lourde atmosphère de Fomalhaut-Ae absorbait les rayons les plus nocifs et les combinaisons renforçaient leur protection.
La rescapée, après avoir étanché sa soif et repositionné son masque, resta assise quelques instants regardant l’océan et les rivages environnants constitués essentiellement de déchets de toutes sortes. On y trouvait des plaques en matériaux composites, de tailles variables et dont les couleurs passaient du blanc au gris en présentant parfois des textes et des idéogrammes. Il en résultait un patchwork incompréhensible dont certains textes sortis de leurs contextes pouvaient prêter à sourire. Pourtant, la jeune femme ne reconnaissait pas cet environnement qui lui semblait totalement étranger.
« Vous étiez seule à dériver. D’autres personnes vous accompagnaient ? demanda Santo, voyant la jeune femme reprendre ses esprits.
— Non. Je ne pense pas. Je me suis retrouvée seule au milieu de l’eau.
— Nous avons trouvé une navette échouée un peu plus loin. Vous étiez probablement à son bord, précisa le jeune homme.
Devant le regard perdu de la jeune femme, Abi coupa cours à ce début d’interrogatoire.
— Vous devez encore être sous le choc. Nous allons retourner à la bulle, d’ici là, après un moment de repos, vous pourrez répondre à ces questions. De toute manière, nous n’avons trouvé personne d’autre. Rentrons, lança-t-elle à ses compagnons.
— Et la soute ? intervint Santo.
— Écoute, j’ai autant envie que toi d’y aller. Mais dans le contexte actuel, ce serait trop dangereux. Retourne-toi et regarde au sud, déjà de lourds nuages se préparent.
— Oui. Abi a raison. Ça va tourner au gros vent, confirma Flat.
— On pourra y revenir à la prochaine sortie. Elle ne va pas s’envoler, ta navette », expliqua Abi en aidant la jeune femme à se relever.
L’état de santé de la jeune Poisseux, comme la désignaient ses trois sauveurs, ne permettait pas une progression rapide. Ce terme sentait le caractère péjoratif rien que par sa prononciation presque crachée, comme poussé hors de la bouche par une répulsion profonde, un dégoût non dissimulé. On y retrouvait l’idée apparentée aux poissons peuplant les milieux aquatiques de la Terre. Aucun spécimen de ce type ne peuplait l’océan de Fomalhaut-Ae, pourtant les humains s’étaient divisés en deux branches devenant de plus en plus distinctes : les Poisseux et les habitants de la déchèterie, se décrivant comme plus humains, bien que rien ne semblait les différencier à première vue.
Ses trois sauveteurs surveillaient en permanence ses appuis, lui expliquant où poser ses pieds pour plus d’efficacité et de sécurité. Elle n’avait jamais progressé à la surface ; c’était une certitude. Il fallait en effet évoluer avec prudence. Un mauvais placement et une plaque, une planche pouvait basculer entraînant un ou plusieurs imprudents vers des moments difficiles.
Ainsi les discussions de la première partie de leur retour se résumaient en quelques mots : « ici », « là », « attention », « allez », « stop ». Les déchets se resserraient, renforçant leurs liens à mesure qu’ils s’éloignaient du rivage. La parole put enfin se libérer des chaînes du stress.
« Comment vous appelez-vous ? engagea Santo.
La question n’était apparue aux lèvres de personne depuis son sauvetage. La jeune Poisseux s’arrêta net. Comme si l’évidence de cette question provoquait en elle l’ouverture d’une porte sur le vide. Elle les regarda avec un regard perdu.
— Je ne sais pas. Je n’arrive pas à m’en souvenir. La seule chose dont je me souvienne est mon éveil dans l’eau après avoir glissé d’une de ces plaques, répondit la jeune femme en pointant du doigt un reste de cloison interne.
— Vivement que nous arrivions. Elle semble avoir pris un bon coup sur la tête, lança Flat.
— Oui. Reprenons notre marche. Nous ne sommes plus très loin d’un des sas de la bulle », indiqua Abi.
Les quatre formaient un triangle, une aile delta qu’ouvrait l’agile Santo. L’assurance d’Abi et la force de Flat assuraient la progression de leur protégée. Devant eux, la densité de déchets formait une légère colline. Les humains n’avaient pas choisi ce lieu par hasard. Le gyre offrait une stabilité dans les courants océaniques, favorisant le regroupement de tous les éléments flottants. Ainsi, sans effort, l’humanité créait une île synthétique, une montagne de déchets protégeant ses bulles de vie.
Annotations