Chapitre 2 - Délivrance - Partie 1
Deux jours s’étaient écoulés, Sunita prenait sa collation matinale en compagnie de Melinelle, une des rares personnes avec laquelle elle affectionnait de partager son temps. En outre, la fonction sociale qu’occupait la jeune femme intéressait Sunita. Elle était chargée de la coordination des échanges du centre décisionnel du Markind Fomalhaut avec sa bulle de vie sociale. Pour Sunita, elle correspondait à un trait d’union, à une oreille attentive et une voix directe avec la responsable de l’ensemencement, Bianca Solgarde. On disait de celle qui occupait cette fonction suprême qu’elle était intransigeante, cassante et totalement centrée sur ses propres objectifs. Certains avançaient même que ses traits de caractère s’étaient renforcés avec son âge avancé. En résumé, une vieille femme acariâtre, une image qui ne provoquait aucune crainte à Sunita, bien au contraire.
La discussion entre les deux jeunes femmes tournait autour d’une nouvelle campagne de communication que la décurie de Sunita préparait depuis plusieurs semaines. Elle portait sur le ciblage de certains pimplants pour les rendre plus efficaces. Sunita s’arrêta dans ses explications techniques.
« Quelque chose ne va pas ? demanda Melinelle s’étonnant du soudain mutisme de son interlocutrice.
— Tous les rendez-vous de ma fin de session de travail ont été reportés, pesta Sunita se rejetant en arrière sur son siège.
— Pour quelle raison ?
— Mmm… des analyses biologiques complémentaires. Pourtant, je comptais sur mes rencontres pour avancer sur le projet dont je te parlais.
— Tu es enceinte ? intervint Melinelle de façon assez abrupte, mais pas assez pour décontenancer Sunita.
— Oui.
— Le géniteur est celui de l’autre fois ?
— C’est lui. Je n’ai pas trop envie d’en dire plus. Si tu veux bien m’excuser, je vais devoir m’atteler à maximiser ma matinée. Bonne session à toi.
Sunita commença à rassembler les couverts sur son plateau et se leva.
— À toi aussi, Sunita. Même si ça vient contrecarrer tes plans, ce n’est pas forcément une mauvaise chose en soi. Ça peut être une belle aventure, indiqua Melinelle, tentant de capter le regard de la jeune femme.
— Peut-être. Pour l’instant, je n’avais vraiment pas besoin de ça », conclut Sunita, se retournant et portant son plateau pour le placer dans le recycleur à proximité.
La jeune femme savait que cette interruption et la modification complète de sa deuxième partie de session n’avaient rien d’anodin. Devant Melinelle, elle avait tenté de ne pas laisser paraître sa surprise. Sunita avait cette constance dans le contrôle de ses émotions. Selon elle, le fait de laisser trop de fêlures offrait trop de champ à ceux qui auraient souhaité en profiter.
C’est une fois sortie de son rond de logement pour rejoindre son poste dans la bulle de vie sociale, qu’elle s’arrêta un instant pour s’asseoir et faire un point plus précis de la situation. Le pimplant affichait dans son esprit tout un tas de paramètres qu’elle parcourut. La raison de sa convocation dans un des laboratoires d’une des bulles scientifiques n’avait pas d’autres détails que celui mentionné dans l’objet : « Compte-rendu des primoanalyses fœtales ».
Depuis quelques jours, sa vie bien réglée semblait lui glisser entre les mains. Elle avait passé tant de temps à construire sa vie, seule. Pour la première fois depuis très longtemps, elle tenta de détacher son esprit des informations, intrusions et injonctions de son pimplant. Elle fut étonnée de la difficulté à le faire. Une véritable symbiose s’était nouée entre cette évolution du pupitre d’information mobile, appelé communément PIM, présent dès les premiers instants de la colonisation martienne.
Étroitement implanté dans la boîte crânienne, ce PIM avancé avait eu pour effet de bord de faire disparaître une fonction emblématique au sein des markinds. Les archivistes avaient été les premiers à réaliser, un peu tard, sur Vertis, la deuxième colonie fondée par la lignée Fomalhaut, que cette simple progression technique les ferait disparaître. Les archivistes avaient un travail parfois sacralisé, comme dans la lignée du Markind 55 Cancri. Ils consignaient chaque découverte, étape et instant de valeur dans une immense base de connaissance nommée Encyclopedia Humanis. Celle de la lignée Fomalhaut existait toujours et dépassait largement celle des autres lignées. En effet, grâce aux pimplants, chaque moment de la vie des colons venait s’accumuler inlassablement. D’évidence, en comparaison des archivistes, les machines, elles, ne ferment jamais les yeux.
Durant cette session de travail, elle avait démontré une nouvelle fois son efficacité. Sunita avait bouclé son objectif dans les temps. En contrepartie, elle avait dû montrer plus de fermeté envers deux membres de sa décurie. Ils lui en voudraient sûrement tôt ou tard, mais le résultat était là. Elle ne prit pas le temps de prendre un encas au déjeuner. Un maigre sacrifice selon elle. Elle avait tenu cette session de travail avec une détermination sans faille. Le temps du rendez-vous au laboratoire était venu. Le pimplant le lui rappela. Elle poussa chaque minute de son temps à la remplir de tâches variées. C’était une forme de fuite vers ce moment où, une nouvelle fois, elle ne tiendrait pas totalement son destin entre ses mains.
Le chemin, Sunita le connaissait déjà et les indications du pimplant, bien que présentes, lui étaient totalement indifférentes. Son pas était rapide, les quelques badauds qu’elle croisa se décalèrent de son trajet sans attendre une notification. Un vieil homme, portant la combinaison des biologistes, assis sur un banc, la regarda passer en trombe. Sunita fit mine de ne pas l’avoir remarqué. Il s’agissait du centurion Inmar Baldon. Je n’aurais pas eu à courir, si ce vieux débris avait fait son boulot, pesta-t-elle.
Arrivée au rond de science, le biologiste qui l’accueillit n’affichait pas le sourire convenu de sa consœur. Après l’avoir salué avec une politesse toute scientifique. Il l’invita à s’asseoir.
« Tout d’abord, merci d’être venue rapidement. Je tiens à vous en remercier.
— De rien. Je n’avais pas trop le choix. Venons-en aux faits.
Le biologiste parut un peu décontenancé.
— Les résultats de la primoanalyse fœtale nous ont été communiqués ce matin très tôt. Ils nous inquiètent sur plusieurs points. Le taux de réponse à l’humaniformation sera inférieur à trente pour cent.
— Et ? Le fœtus est viable ?
— Oui. Dans le cas d’une évolution naturelle. Il est viable. Mais, les différences sont trop importantes pour qu’il se développe selon nos attentes dans sa première année. Comme vous le savez, notre environnement n’est pas propice à une évolution naturelle. Sans une humaniformation réalisée a minima, j’ai bien peur que les séquelles soient trop importantes pour lui.
— C’est un garçon ? demanda Sunita attrapant au vol la fin de la dernière phrase du biologiste.
— Oui. Il n’y a pas de doute sur ce point, répondit-il prenant conscience de sa maladresse. Cependant…
— Cependant quoi ? Vous allez me donner la couleur de ses yeux ? s’impatienta Sunita.
Le biologiste ne lui répondit pas tout de suite. Bien sûr, il pouvait lui donner la couleur des yeux, sa taille adulte et les maladies génétiques qu’il pourrait développer tout au long de sa vie.
— Je comprends votre désarroi. Ces cas de régressions génétiques sont extrêmement rares. C’est pourquoi le centurion Baldon a ordonné une contre-analyse.
— Ah ! Il ne manquait plus que lui ! Et que va apporter cette contre-analyse mis à part une perte de temps inutile ?
— Tout n’est pas perdu, décurion Ailurus. Je comprends que cette information ait pu vous bouleverser. Nous réalisons notre maximum pour que votre grossesse puisse arriver à son terme.
— Si ce terme est bientôt, j’aimerais encore avoir le choix de sa date. Merci de me faire une synthèse de ces procédures et de planifier rapidement une interruption volontaire de grossesse.
Le biologiste resta sans voix devant la réponse de la jeune femme. Quelques secondes passèrent, puis l’homme se leva.
— Tout dépendra des prochains résultats. Je vous raccompagne. Vous aurez la synthèse de la primoanalyse et de notre échange demain à la première heure. Pour votre information, il faudra compter quatre jours pour la contre-analyse.
— Bien », conclut Sunita se levant à son tour.
Elle quitta rapidement le rond scientifique. D’un bon pas, elle passa de nouveau devant le banc, cette fois vide. L’image du vieux Poisseux apparut dans son esprit. Pourquoi un tel acharnement scientifique ? Qu’entendait-il par régression ? se questionna la jeune femme. Pour une fois son pimplant ne s’en mêla pas. Même avec une légère rectification, ce ne sera pas viable. Arrêtons tout. Ce sera mieux ainsi. Cette dernière pensée la troubla.
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