Chapitre 2 - Délivrance - Partie 3

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***

 La première journée avant que les résultats de la contre-analyse tombent, était passée rapidement. Sunita s’était plongée intégralement dans son travail, entraînant son équipe dans sa boulimie. Pourtant, sa décurie avait pris une avance considérable sur le planning initial. En conséquence, l’équipe de Sunita commençait à montrer des signes inquiétants de fatigue et de frustration. Ces deux sentiments font rarement bon ménage. Sans surprise, une première altercation eut lieu avant le déjeuner. Un de ses subordonnés lui remonta une possible erreur dans un des documents fournis la veille. Sunita sortit de ses gonds, estimant que ceux qui ne font rien ne font pas d’erreur. Devant la banalité et la grossièreté de l’intervention de sa décurion, le jeune lui rétorqua que travailler sous une pression élevée et constante était la principale source d’erreur. Comme souvent, dans ces cas de figure, l’affrontement verbal tourna à des extrêmes. Il fallut l’intervention de deux autres membres de la décurie pour calmer le jeu.

 Devant la situation, une intervention du centurion arriva logiquement peu après. Entre eux, une rapide discussion s’engagea. Sunita fut invitée à prendre un peu de repos. Sa condition physique l’exigeait, selon son supérieur. Pour ne pas écorner plus son image, Sunita vint présenter ses excuses auprès de sa décurie et appliqua la consigne sans sourciller.

 Durant le trajet de retour, elle prit conscience de son comportement et des risques qu’il pouvait engendrer dans sa volonté de grimper les échelons hiérarchiques. Intérieurement, elle comprit que des changements allaient s’opérer en elle et qu’il faudrait composer avec. La musique de son évolution sociale avait ainsi pris des rythmes plus saccadés. Bientôt, si la nature et la biotechnologie humaines l’autorisaient, c’est une danse à quatre temps qui s’opérerait.

 Ce fut en sortant du tunnel menant à son rond de logement qu’elle y pensa la première fois. L’image d’un petit garçon lui passa à l’esprit, son fils. Ce si beau portrait lui avait été suggéré. Du moins, c’est ce qu’elle pensa. Cette vision la troubla profondément. Sunita prit conscience de l’emprise sur son esprit des artifices technologiques. Puis, elle se ravisa. Le visage de cet enfant paraissait si naturel. Elle tenta de chasser cette image. Pourtant, elle avait beau essayer de refuser la vérité. Si les contre-analyses se révélaient positives, il n’y aurait pas d’échappatoire.

 Elle avait limité drastiquement les contacts avec les cohabitants. Mentalement éprouvée, elle se réfugia dans son espace privé. Ce qui ne choqua aucunement ni Melinelle ni les autres. La nuit qui suivit fut tout aussi éprouvante. Sunita cogita longuement sans parvenir à trouver le sommeil. Les doutes et les remises en question fusaient. Elle se remémora sa rencontre avec le jeune homme, père de son futur enfant. Pourquoi lui ? Pourquoi ce relâchement si soudain ? Elle qui tenait en ligne de mire un objectif si précis. Pourquoi cet écart d’un soir ? Quelque chose lui échappait. Sunita en était désormais sûre ; elle avait totalement perdu le contrôle.

 Au troisième jour, la jeune femme apparut dans l’espace de vie commune du rond de logement. Elle affichait une mine terrible. Un cohabitant lui suggéra de consulter un biologiste. Sunita le renvoya aussitôt à son quotidien par une des petites phrases assassines dont elle usait à ces occasions. Melinelle ne tenta pas la même approche envers la jeune femme. Elle la connaissait assez bien et les récents événements n’arrangeraient en rien son caractère. C’est sur un autre terrain qu’elle aborda Sunita d’humeur acariâtre. Après un rapide salut, elle vint s’asseoir en face d’elle, sirotant une boisson chaude.

 « Ta décurie t’en fait voir de toutes les couleurs ?

 — Ne m’en parle pas. Je n’ai pas hâte de les retrouver. Je vais encore devoir marcher sur des œufs. Ils ne semblent pas voir les conséquences.

 — Ton projet avance si mal que ça ? Tu étais pourtant confiante, il y a quelques jours.

 Sunita leva les yeux vers elle.

 — Ne fais pas l’étonnée. Tu sais bien ce qui se passe. À cause de mon état, tout est remis en cause. Des mois de travail acharné. Pour qu’un autre en récolte les fruits.

 — Si le fœtus est viable, interjeta Melinelle.

 Sunita se rejeta en arrière.

 — Si le fœtus est viable, soupira la future mère.

 — Les résultats tombent demain ?

 — Oui.

 Melinelle sentit qu’elle approchait la limite. Elle partit sur un autre registre.

 — Bianca Solgarde va destituer un centurion aujourd’hui.

 Aussitôt, Sunita se redressa, alerte. Melinelle ne put retenir un sourire de satisfaction.

 — Qui ?

 — Inmar Baldon », lança Melinelle à mi-voix, heureuse de son petit effet.

 Sunita fut troublée par cette annonce.

 Ce genre d’événement était rarissime et signe qu’un malaise plus profond agitait les hautes instances de la colonie. Sunita se souvint d’avoir croisé, lors de son dernier rendez-vous au laboratoire, le vieil homme assis sur un banc. Elle ne l’appréciait guère, mais par la proximité des faits, elle se sentit concernée, voire désagréablement impliquée. Cette annonce lui occupa l’esprit une partie de la matinée avant que son pimplant focalise son attention sur une nouvelle convocation d’ordre médical. Cette fois-ci, tout se passerait dans une autre section de la bulle scientifique. Quelque chose de très important, assez pour modifier son emploi du temps sur plusieurs jours d’affilée.

 Lorsqu’elle quitta son lieu de travail pour se rendre vers son rendez-vous, elle dut s’autoriser plusieurs pauses. Sa fatigue n’était pas d’ordre physique, mais un mauvais état psychologique pouvait parfois produire un état d’épuisement comparable. Depuis l’annonce officielle de sa grossesse et l’image mentale qu’avait provoqué la révélation du sexe du fœtus, elle s’efforçait de reconstruire du mieux qu’elle le pouvait son futur. Pourtant, une autre chose s’était éveillée en elle. Inconsciemment, c’était sur ce terrain que son esprit s’épuisait à livrer bataille. Un désir enfoui au plus profond de son être s’éveillait. Elle avait fui la réalité depuis si longtemps. Elle s’était sentie si seule depuis tellement d’années. Enfin, l’espoir allait naître.

 Sunita suivit cette fois-ci les indications de son pimplant pour arriver finalement devant un rond placé en bordure de la bulle scientifique. Se retrouver sur le bord d’une bulle donnait toujours une impression étrange. Même après avoir passé la majeure partie de sa vie dans un tel environnement, la courbure de l’immense paroi translucide provoquait un léger vertige. Machinalement, elle tourna son regard vers le point le plus élevé du dôme qui baignait les lieux d’une douce lumière blanche. Elle reprit le chemin vers l’entrée, pénétra dans le bâtiment et alla s’installer sur le siège que son pimplant lui indiqua. Elle était arrivée docilement à destination. Pour occuper son esprit, elle observa les lieux et remarqua l’absence de plantes et d’ameublement. Les bulles scientifiques ne brillaient pas par l’exubérance de décoration et de vie. Cet endroit le confirmait. L’atmosphère était lourde et le ressenti presque physique. Une autre chose l’interpella, un silence total occupait les lieux comme si elle avait pénétré au sein d’un tombeau. Au bout de quelques minutes, deux hommes en combinaison légère et portant un masque respiratoire entrèrent dans la pièce. Le premier fit signe de la main à Sunita de les suivre. Elle se leva et sans un mot avança dans un couloir étroit, encadrée par les deux hommes.

 L’arrivée dans la salle d’opération lui glaça le sang. Bien que baigné d’une forte lumière, le lieu ne la rassurait guère. Elle resta figée un instant. L’homme qui la précédait remarqua son immobilisme. Comme déjà excédé par son comportement, il entama le dialogue.

 « Ce ne sera pas long. Installez-vous, lui demanda-t-il sur un ton ferme.

 Sunita braqua ses yeux sur l’homme.

 — C’est une blague ? Vous devez vous être trompés de personne. Je suis venu pour connaître le résultat de la contre-analyse.

 — Toutes les contre-analyses ont été annulées, lui répondit le deuxième homme la voix un peu étouffée par son masque…

 Sunita se retourna et recula d’un pas.

 — Pardon ? Et je peux savoir pourquoi ?

 — Il n’y a pas à savoir pourquoi, ordre du nouveau centurion. La procédure est simple. La primoanalyse montre une incompatibilité génétique majeure avec une humaniformation fœtale. Nous sommes dans l’obligation, pour votre bien, de procéder à l’interruption de votre grossesse.

 — Vous devriez relire la primoanalyse, messieurs. Le fœtus est viable. Elle a juste mis en évidence une “régression”. Je demande à procéder et à connaître les résultats d’une contre-analyse.

 Le premier homme, dont la patience touchait à son terme, s’approcha de Sunita.

 — Écoutez. C’est aussi difficile pour nous. Mais les ordres sont clairs. Rassurez-vous, c’est rapide et sans douleur », tenta-t-il en attrapant le bras de Sunita.

 D’un geste vif, elle se dégagea de son emprise. Sous l’effet de la pression, de la fatigue et d’une frustration trop longtemps contenues, la jeune femme explosa.

 « Ne me touchez pas ! Ne nous touchez pas ! »

 Elle remarqua le deuxième homme placer sa main vers un étourdisseur. Dans un mouvement rapide, elle se glissa derrière lui et frappa sans retenue la nuque de son potentiel agresseur qui s’écroula face contre sol. Le premier homme resta figé, surpris par la violence du moment. De son côté, propulsée et portée par son instinct, Sunita quitta les lieux en courant et risquant de tomber à plusieurs reprises. Elle traversa un couloir, puis un autre. Elle se retrouva nez à nez avec une femme totalement surprise de sa rencontre. Sunita l’attrapa.

 « La sortie. Où est la sortie ?

 — Deuxième couloir de gauche… Vous… »

 Sunita se retourna et remarqua l’homme masqué débouler au coin du couloir. Sans attendre, elle reprit sa course, dépassa le premier embranchement et tourna au deuxième. La femme n’avait pas menti, elle reconnut l’entrée et sortit aussitôt du bâtiment. Quand elle eut parcouru quelques ronds et allées, elle s’arrêta à bout de souffle. La réalité reprenait place à mesure que son corps recouvrait ses forces. Qu’est-ce qui m’a pris ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Elle porta sa main tremblante à sa bouche. Le pimplant, dans une parfaite coordination synthétique, lui indiqua la procédure pour se rendre au rond de sécurité le plus proche.

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