IX. Sang
— Eh, Sis ! apostropha Délia en saisissant Alix par la bretelle de son sac à dos. Tu viens à la soirée chez Antoine, le 29 ?
— Euh, bredouilla l'adolescente prise au dépourvu.
— Allez, s'te plaît ! Tous les ans tu m'fais le coup ! Tu vas voir ta grand-mère ou j'sais pas qui et tu me plantes. À chaque fois tu m'promets que ce s'ra pour l'année prochaine. Eh ben, c'est cette année ! Après, c'est fini le lycée.
— Ok, céda Alix, à peine à contrecœur.
De toute manière, elle appréhendait trop de recroiser Fiona pour vouloir se risquer à Vilmorne cet automne. Au vu des relations tendues qu'elle entretenait avec grand-père et grand-mère, Cyrille ne serait certainement pas difficile à convaincre. Peut-être la mère de Cassandre en profiterait-elle d'ailleurs pour venir passer quelques jours des vacances à l'appartement. Aux yeux d'Alix et sa daronne, cette dernière semblait un peu guindée, mais Mamie Agnès dégageait aussi cette délicieuse tendresse teintée d'une gentille hypocrisie. Si Cassandre s'en offusquait souvent, sa compagne et sa fille savaient, pour leur part, que les non-dits et les demi-mots d'Agnès tâchaient de ménager les sentiments de chacun, par simple égard. Sans doute s'agissait-il d'une bienveillance biaisée, d'un tact si outrancier qu'il en devenait idiot, mais c'était là surtout pure bonté.
Si elle se réjouissait d'avance à l'idée d'esquiver l'amitié maladroite de Fiona, déformée depuis longtemps par ses propres confessions, la perspective d'une soirée Halloween chez un copain de foot de Mathias n'enchantait guère Alix. Elle aurait préféré déguster une soupe au potiron, emmitouflée dans une couverture polaire devant l'un des films de zombies de Goupil, plutôt que de participer au bière-pong et au jeu de la bouteille, entassée avec tout le lycée dans le salon d'un type qu'elle ne connaissait que de vue et qui, probablement, leur saignerait les tympans avec les Black Eyed Peas.
Avant qu'Alix eût le temps de reconsidérer ses options, Délia courait déjà annoncer la bonne nouvelle à Mathias et Romuald. Le début des cours n'allait pas tarder à sonner et l'adolescente n'avait qu'une envie : être seule. Voilà des jours qu'elle rêvait de se faire porter pâle, sans toutefois oser pareille simulation. Avec la poisse qu'elle se payait ces temps-ci, Cyrille aurait découvert le pot aux roses et posé mille questions auxquelles Alix n'avait strictement aucune envie de répondre.
En retrouvant son groupe d'amis ce matin-là, la jeune fille se sentit submergée par une angoisse grandissante, saisie aux tripes et portée à chaud. Plus la transpiration affluait sous ses aisselles, entre ses seins, le long de ses cuisses, et plus la perspective de puer le fauve lui filait des sueurs froides.
Parce qu'il restait plus de cinq interminables minutes avant que sonnât le début des cours, et puisqu'elle ne trouva aucune excuse plus convaincante, Alix prétexta un besoin urgent de passer aux toilettes. Délia et les garçons la regardèrent prendre ses jambes à son cou. Les deux tourtereaux ne s'en inquiétèrent pas, tout occupés qu'ils étaient à débattre d'une idée de déguisement pour la soirée d'Antoine. Quant à Romuald, malgré les semaines écoulées, il n'avait pas encore digéré le coup du cinéma. Quelques fois même, il désertait le groupe et passait la pause en compagnie des gens de sa classe. Alix se réjouissait en secret de sa rancune, pourvu qu'elle pût achever ses sentiments.
Pour l'heure, elle cherchait le réconfort d'une cabine de toilettes à l'odeur étrangement plus respirable que le tohu-bohu des couloirs. Les sanitaires du deuxième étage étaient calmes, en ce début de matinée. Nombre de ses camarades se bousculaient devant les lavabos du rez-de-chaussée pour se remaquiller. Aussi, par habitude, l'adolescence avait pris soin d'éviter ces derniers. Contrairement aux années précédentes, cependant, ils n'étaient pas déserts. Évidemment... C'est là qu'elle se planque.
Assise dans un lavabo, Pamela fumait une cigarette parfumée emballée d'une feuille rose. Sa bouche expulsait les bouffées refoulées en cercles parfaits. À la vasque voisine, Simone achevait de peaufiner les traits d'eye-liner qui lui noircissaient le regard. Lorsqu'elle déboula, Alix eut l'impression qu'elle interrompait quelque conversation. Qu'est-ce que ces deux-là peuvent bien avoir à se dire ?
Dès son entrée, d'ailleurs, Pamela se redressa d'un bond, écrasa sa clope sur le clapet poreux et la fit disparaître dans l'abîme du siphon. Un crime presque parfait.
— Allez, à plus Morticia ! lança le canon déchu à l'apprentie sorcière sur un ton de franche camaraderie, avant de prendre la porte.
Demeurée seule avec Simone, Alix sentait bien qu'il valait mieux faire profil bas. Sinon, les inquiétudes de Délia sur d'éventuelles poupées vaudou pourraient bien prendre forme dans les plus bref délais. Pourtant, consciente que pareille occasion ne se représenterait sans doute pas de sitôt, peut-être même jamais, elle résolut de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
Alix se planta au côté de la gothique et, mimant de lui faire face grâce au miroir interposé, elle prit son courage à deux mains.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé au visage ? demanda-t-elle sans une once de malice.
Simone haussa un sourcil circonspect. S'il était de coutume qu'on la dévisageât, jamais on ne se risquait d'ordinaire à lui poser la question.
— J'ai été bercée trop près du mur, lança-t-elle de sa neutralité légendaire.
— Hein ?
— Je me suis pris la vie en pleine face... J'ai tendu l'autre joue trop fort... On m'a foutu un tel vent que ça m'a décapé la tronche... On m'a dit de garder la tête froide, alors j'ai pris feu... J'ai foncé tête première, je me suis pris un camion... Ou non, attends. J'ai pris la grosse tête, puis j'ai mal dégonflé. Voilà. T'as l'embarras du choix. T'auras qu'à répéter à tes amis la version qui les fera le plus marrer. Ça m'est égal.
— Non, sérieusement. C'est pas pour eux que je...
Sans lui laisser le temps de se justifier, Simone avait rengainé son crayon et tourné les talons. Seul le claquement de la porte répondit ultimement à Alix, déconcertée par le sarcasme de la gothique, mais sans doute moins que par son éternelle placidité. L'autre jour, elle avait exprimé très clairement son antipathie envers Alix et sa bande. En posant pareille question, la jeune fille se serait attendue à écoper d'une gifle bien méritée, et on ne lui accordait que l'ironie glaciale. Le mépris le plus acide. Tu te crois forte, derrière ton armure, chat noir ?
Enfin passée la porte d'une cabine bariolée de graffitis, elle s'installa sur les toilettes et baissa machinalement son pantalon, comme avec l'intention de les utiliser. Les cuisses à l'air, elle savourait la brève libération de sa peau, tandis que son regard glissait sur la paroi bleu terne, d'un personnage cartoonesque, caricature d'un prof de sport, aux conversations anonymes où chacun y allait se son petit ajout sur la plainte ou maxime initiale. Sur la porte, un petit rigolo avait émoussé la pointe de son compas pour graver un « Je suce » tremblotant, suivi d'un numéro. À n'en pas douter celui de Pamela. Et si je l'enregistrais ? Juste comme ça... On sait jamais...
Et, comme elle baissait le menton pour aviser le Nokia dans la poche de son jean, ses yeux s'écarquillèrent en croisant sa culotte. Rouge de sang.
Au moment même où, tordue sur son sac ouvert, Alix constatait qu'elle n'avait emporté aucune protection de secours, la cloche retentissait et les pas se précipitaient dans les couloirs. L'adolescente empoigna son téléphone et passa rapidement en revue son répertoire. Les garçons ne lui seraient d'aucune aide. Quant à Délia, elle n'était pas du genre à zieuter son cellulaire en plein cours. Il devait déjà dormir, en mode silencieux, dans la poche de son sac.
C'était bien sa veine. Alix n'avait rien vu venir, la faute à son horloge interne détraquée. Depuis qu'elle prenait la pilule, Délia était réglée comme une pendule, comme la plupart des autres d'ailleurs. D'aucune n'aurait compris pourquoi, elle, ne jugeait pas utile de recourir à la contraception. Quoique... Cyrille devait sûrement se dire la même chose, avant de se bourrer la gueule, de se taper le seul mec de sa vie et de se retrouver enceinte...
Prise au dépourvu, Alix resta assise sur le trône à guetter le secours de la première âme qui passerait. Une heure s'écoula, au cours de laquelle elle écouta en boucle Wake me up when september ends, pleura le trépas éphémère de son Creative NOMAD déchargé, et noya son chagrin en ajoutant aux clavardages muraux des smileys de circonstances. Puis, comme le temps commençait à lui sembler long, elle entreprit de se tisser une protection menstruelle à force d'enrouler le papier toilette autour de son sous-vêtement. Ouvrage bancal dont l'efficacité était condamnée d'avance par la maigre épaisseur du rouleau premier prix.
Puis un miracle advint. Deux miracles, en vérité.
La poignée de la porte des sanitaires couina, des pas se pressèrent. En se penchant pour regarder sous la porte, Alix entrevit de petites bottines féminines. Déjà, sa potentielle sauveuse entrait dans la cabine voisine et défaisait sa braguette.
— Eh ? l’interpella Alix. Tu pourrais me dépanner une serviette hygiénique ?
— Euh, lui répondit la voix fluette d'une autre étonnée par sa présence, tout aussitôt suivie d'un farfouillage intensif. Attends, je vais regarder... Ah. Tiens !
Une main maigrelette glissa sous la cloison un tampon emballé. Cette fois, ce fut au tour d'Alix de laisser échapper sa surprise.
— Euh...
— Bah quoi ? Tu sais pas comment ça se met ?
— Si, je sais. Enfin... en théorie.
— Attends.
Le frottement des ongles et le crissement des bagues qui excavaient le sac de cours reprirent de plus belle. Au bout d'une longue fouille, minée de gêne, de honte et même d'un peu de peur, un rire triomphant retentit dans la cabine voisine. La main bienfaitrice parut de nouveau sous la cloison afin de tendre à Alix la serviette tant désirée.
Ainsi secourue, l'adolescente se rhabilla en toute hâte. Quand bien même elle n'envisageait plus d'assister aux cours avant la deuxième heure, elle se précipita hors de la cabine, pressée de chasser les fourmillements qui attaquaient ses jambes. Quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant qui, au même instant, sortait par la porte adjacente.
Le sort, une fois de plus, se révélait cruel. Trop confuse pour prononcer le moindre mot, Alix entama de se laver les mains sans oser croiser le regard de celle qui n'avait pas quitté ses pensées depuis quelques dix longues nuits. Une fois les paumes rincées, pourtant, cette dernière se tourna vers elle et lui tendit une poigne amicale.
— Je m'appelle Aurélie. Je suis en seconde. Et toi ?
— Je... euh... Alix. En terminale.
Si elle en restait là, si elle n'ajoutait rien, toute perspective se replierait avant même de s'être esquissée. Prise de court, Alix balança brute sa pensée la plus honnête :
— J'adore tes cheveux !
— Ahah, merci. Je...
— Tu veux mon numéro ? l'interrompit-elle dans un élan de bravoure qu'elle regretta presque illico. Je veux dire, bafouilla-t-elle, pour que je puisse te rembourser...
— C'est quoi cette excuse ? pouffa Aurélie en tâtonnant ses poches à la recherche d'un téléphone. T'es toute rouge, Alix.
Dans le doute, l'adolescente baissa les yeux pour inspecter son entrejambe.
— Mais non, au visage ! Pff... D'accord, t'es rigolote. Donne-moi ton numéro. D'ailleurs, si tu tiens vraiment à me rembourser, tu pourrais peut-être juste me donner un tuyau. J'entends tout le monde parler de cette grosse fête d'Halloween. Tu vas y aller ?
L'une après l'autre, telles des bourrasques, toutes ses appréhensions ébranlaient Alix : le bière-pong, le jeu de la bouteille, le salon blindé, les Black Eyed Peas. Tout cela, elle était prête à le souffrir pour la seule compagnie d'Aurélie.
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