XXII. Feu : étincelle
Les ongles pianotaient sur le contreplaqué, au rythme d'une chanson qui lui trottait en tête. Son vernis, dégradé, en grippe avec celui qui s'effritait à la surface du comptoir. D'ici peu, ce bureau serait aussi décharné qu'elle.
Voilà à quoi songeait Simone lorsque la porte s'ouvrit brusquement. Deux silhouettes se faufilèrent dans le commerce de la station-service, comme éructées par les ténèbres d'avant l'aube. La mère portait un anorak vieux de plusieurs décennies, la capuche rabattue ; son fils, de sept ans environ, une doudoune bleu pétrole qui l'emballait jusqu'au pif et un bonnet vissé sur ses oreilles. À peine entré, le môme se précipita sur le distributeur de chewing-gums. La femme s'approcha de la caisse. Sans un regard pour son interlocutrice, elle marmonna :
— Le plein de la trois et deux paquets de Lucky Strike.
Simone pivota, afin de piocher les cigarettes sur l'étagère du fond. Le mépris était la rançon de ce boulot ingrat. Elle qui travaillait tôt le matin ou tard le soir le rencontrait souvent, rehaussé par les humeurs de ceux qui s'étaient levés du mauvais pied, d'autres excédés par le retard, ou par l'irritation ambiante des sorties de bureau. Cela l'arrangeait. Elle aimait ce job pour un tas de raisons. L'aisance avec laquelle les clients la méprisaient y participait, indéniablement. Quelques fois, l'un ou l'autre la regardait, et s'empressait bien sûr de détourner les yeux. Les rares sursauts d'amabilité qu'on lui adressait semblaient forcés et gonflés de pitié. Une fois seulement, on l'avait fixée : une petite fille dont la mère était revenue en furie le lendemain se plaindre que la gamine en faisait des cauchemars. Fort heureusement pour Simone, le patron avait pris sa défense. Pour une raison ou une autre, il l'avait à la bonne.
Elle déposa les Lucky Strike sur le comptoir. Du bout des doigts, elle intima à la machine de calculer le total. C'est alors qu'elle rencontra les pupilles brillantes du garçon. Lassé de triturer sans succès le bouton du distributeur et visiblement déçu par ses piètres qualités de malfrat, il dévisageait la caissière avec une inquiétude lisible. Tandis que la mère se débattait avec son porte-monnaie, l'enfant s'avança prudemment, s’agrippa au rebord du guichet et se hissa sur la pointe des pieds pour passer le menton au-dessus.
— Eh, madame, qu'est-ce que t'as à la figure ?
Soudain, la mère fut frappée par l'humanité de l'employée qui lui faisait face ; puis, dès lors qu'elle daigna poser les yeux sur elle, par sa difformité. Elle sermonna le garçon sur ces choses qui ne se demandent pas. La jeune caissière soupira.
— Autrefois, lorsque j'étais aventurière, j'ai tenté de dérober le trésor d'un dragon. Sais-tu combien les dragons tiennent à leurs trésors ? Celui-là m'a soufflé au visage et m'a brûlé la joue. C'était un simple avertissement. S'il l'avait voulu, il m'aurait réduite en cendres. Voilà ce qu'il arrive aux voleurs...
L'enfant déglutit dans une mine impressionnée, la mère paya et la fable en resta là. Les yeux rivés sur le moniteur de la vidéosurveillance, Simone les suivit du regard jusqu'à leur voiture. À l'heure où l'aube peignait timidement la ville de ses lueurs blanchâtres, le parking désert gagnait des attraits hopperiens. À certains horaires oppurtuns, ce recoin de Lagronde, c'était l'Amérique, se plaisait à penser la jeune femme. La télé-réalité que lui offrait en continu les caméras de la station-service présentait, comme les tableaux du peintre, toute une série de personnages aux existences fantasmées.
En continu, pas tout à fait. L'enregistrement s'interrompait parfois, lorsque la bande de la cassette arrivait à son terme. Simone en insérait aussitôt une nouvelle et archivait l'expulsée dans l'arrière-boutique. Les images n'étaient conservées qu'une semaine, puis la bande effacée, la cassette renvoyée dans le vieux magnéto, encore et encore, jusqu'à l'usure complète. La tentation s'avérait si intense et le délit si facile que Simone n'avait pu résister à l'envie d'en glisser, quelques fois, sous le manteau. Elle les ramenait chez elle et en copiait ses séquences préférées. Trop d'inconnus ignoraient qu'elle immortalisait précieusement leurs passages, ses trésors.
Tout avait commencé dans le plus poétique des voyeurismes. Comment en était-elle arrivée là ?
— Alors, c'est la reprise ? brama le patron en entrant. Allez, file au lycée ! Ça se passe bien, les cours ?
Déjà, il prenait ses aises pour la chasser du comptoir avec la nonchalance familière d'un oncle plaisantin. La gothique retira sa blouse de travail, puis passa son sweat-shirt d'Epica par dessus son débardeur. Enfin, elle enfila l'une de ces paires de gants dont elle ne se départait jamais au bahut – aujourd'hui en résille.
— Eh oui. Je fais aller... Mais j'ai une révolution à mener. Je vais foutre le feu à Sainte-Anne.
Habitué au cynisme de la jeune femme, le quinquagénaire laissa échapper un rire gras et l'encouragea d'une bonne tape dans le dos.
Elle fendit le parking tête baissée. Elle n'avait pas la carrure d'un personnage hopperiens, nulle destinée à fantasmer. Elle souhait demeurer une silhouette anonyme, simple observatrice du rêve américain.
Elle ajusta sa jupe sous ses cuisses, sur le siège conducteur. Un coup d’œil à sa fidèle guitare, allongée, presque lascive, sur la banquette arrière.
— Alors, quel numéro va-t-on leur servir aujourd'hui ?
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