XXII. Feu : flamme

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Le réfectoire grouillait comme une ruche au printemps. Si quelques crocus perçaient déjà le givre dehors, le froid mordait encore. Leurs fleurs se flétriraient avant d'avoir éclos. Alix également se sentait flétrir, traînant le pas jusqu'à la table où Délia les attendait déjà. Mathias s'avança le premier vers la reine de la ruche, avec qui il échangea sans détour sa salive. Alix roula des yeux. Faisant mine de les ignorer, elle balaya du regard les tablées. Partout semblait régner la gaieté des retrouvailles. Allégresse qui occultait jusqu'à l'attraction la plus commentée de Sainte-Anne : Marion et Pamela. Le couple déjeunait tranquillement près de la baie vitrée ; un tête-à-tête ponctué d’œillades complices que nul, pour une fois, n'essayait d'interrompre. Était-il possible que les amantes scandaleuses fussent déjà passées de mode ? Et où se trouvait donc la troisième roue du carrosse, le chat noir qui d'ordinaire leur tenait la chandelle ?

— Eh Sis' ! siffla la langue de vipère de Délia.

Dans un sursaut, Alix se retourna vers son amie et l'interrogea du regard.

— Quand est-ce que tu te trouves un mec ?

Peut-être était-ce le moment de tout lui avouer. Si même les frasques saphiques de Pamela ne choquaient plus personne, qu'avait-elle à craindre ? Contrairement à Marion, Alix ne lui déclarait pas sa flamme. Délia se trouverait peut-être soulagée de la considérer comme une rivale de moins. Ne serait-elle pas enchantée de la découvrir entichée d'une future rock-star, qu'elle pourrait ensuite se vanter de connaître ?

Non. L'utopie s'arrêtait net. Jamais Sis' ne tolérerait le franc-parler et les opinions assumées d'Hélène. Réciproquement, Délia incarnait tout ce que Gazoline exécrait. Aucune entente possible, seule la discorde se profilait. Ne valait-il pas mieux en bêcher le terrain ?

Alix inspira profondément.

— En fait, je...

— Putain, mais qu'est-ce qu'elle fout encore, cette tarée ? la coupa Délia.

L'alien en jean troué exhibait son fard ébène et son ignoble cicatrice à toute la cantine. Simone venait de faire son entrée en fanfare, ou presque, guitare en bandoulière. Aussi imperturbable qu'à l'accoutumée, elle franchit religieusement la marée des prunelles qui la dévisageaient. Sous les yeux ébahis de tous les lycéens, elle se planta devant la table des trois amis, tira jusqu'à elle la chaise laissée vide auprès d'Alix et s'y hissa.

— Je dédie cette chanson aux ordures, clama-t-elle. Et en particulier à la pire de toutes...

La gothique tira un médiator de la poche de son sweat-shirt. Un signe ostensible de croix inversé en guise de porte-bonheur, et la pointe du plastique entama d'agresser les cordes sous les huées ambiantes.

Cette guitare... et ce vernis qu'on voit à peine...

Dès que Simone commença à chanter, tous les murmures se turent, étouffés par la surprise, la stupeur ou l'admiration. C'était tout cela à la fois pour Alix. Elle se retrouvait clouée sur place. Tétanisée. Transie par cette voix qu'elle connaissait trop bien.

Hot Fuss, le fameux album des Killers qui avait mis tout le monde d'accord. Quel choix plus logique pour terrasser les querelles quotidiennes ? Celles qui gangrenaient les couloirs de Sainte-Anne, celles qui fourmillaient sans arrêt dans ses veines. Change your mind s'avérait de facto le titre idéal.

Alix se mordit la lèvre pour refréner les larmes qui lui gonflaient les yeux.

Perchée sur sa scène de fortune, la gothique attaquait d'une voix vacillante le second couplet. Parmi les regards incrédules, les moues estomaquées, les sourires amusés, elle ne pouvait fixer personne d'autre que la pin-up hypocrite. Celle qui se travestissait en ado lambda. Celle qui, en cet instant encore, interdisait aux émotions de la transfigurer. Cette expression indéchiffrable, cette bouche tordue, ces pleurs suspendus, Simone n'avait qu'un dessein : les faire éclater. Et c'est ainsi enorgueillie qu'elle piocha dans son coffre toute la puissance dont sa voix était capable.

… and if the answer is no, Can I change your mind ? … We're all the same, And love is blind...

Sa voix s'enraya, sa main se figea. Un sanglot lui nouait la gorge. Elle l'avala, sans lâcher des yeux la spectatrice stoïque. La force lui manquait pour achever le morceau. La force lui suffisait encore à bondir de l'estrade, à tenir sur ses jambes, à demander audiblement :

— Alors Alix, tu veux toujours sortir avec moi ?

Toujours paralysée, cette dernière ne trouvait dans sa gorge aucun mot pour répondre.

Merde, merde, merde...

Délia et Mathias riaient aux larmes. La moitié de la salle à manger les imita bientôt. « Elle est tombée sur la tête ? », « C'te monstre aussi bouffe des chattes ? »

Simone conservait un calme surhumain, trahi néanmoins par sa lippe tremblante. Soudain, face au silence d'Alix, son regard s'ombragea, fuyant. Ses lèvres se resserrèrent avec résolution. D'une main affolée, elle recoiffa la mèche dont dépassait sa cicatrice.

Les mots ne venaient pas, sa bouche la trahissait, Alix fondait en larmes.

Putain de merde !

Elle se leva d'un bond, sa chaise alors renversée dans un claquement sourd.

— C'est ça, Sis', remets-la à sa place !

Alix savait pertinemment où était leur place. Sous les encouragements malencontreux de la reine de Sainte-Anne, elle se jeta au cou de Simone. Attirant son visage tout contre elle, elle dissimula dans le creux de son col l'insoutenable meurtrissure. Ses mains s'accrochèrent éperdument au sweat-shirt. Son visage larmoyant se figea dans un hochement répété, le « oui » affirmé que ses cordes vocales refusaient d'expulser.

— Quoi ?

— Qu'est-ce que tu fous Alix ?

— Sis', c'est quoi ce délire ?

La clameur l'emportait. Son monde s'effondrait. En cet instant, l'amour n'avait rien d'une nuée de papillons. Son estomac convulsait sous une averse de rasoirs ; un bouillon de Mercurochrome qui lui enflait la bile. Alix voulait vomir. Son foutu cœur pilonnait comme un marteau-piqueur. Ses jambes se dérobaient sous le poids de la peur et, sans l’étau des bras que Simone avait refermés sur son dos, elle se serait écroulée.

— Viens, souffla la voix de Gazoline.

Sonnée, l'adolescente se laissa guider par la main gantée qui lui tirait le bras. Hors du réfectoire, dans l'enfilade des corridors qu'elle n'identifiait plus. Une porte salvatrice se referma sur elles. La salle de musique.

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