XXII. Feu : brasier
— Personne ne viendra nous déranger ici, lui assura Simone. Personne ne sait que Poirel laisse ouvert, pour moi.
Alix s'écroula sur la première chaise venue. La gothique en souleva une autre, qu'elle accola à la sienne pour s'asseoir tout contre elle.
— Je te dois des excuses, Phoque. J'aurais pu simplement te dire qui j'étais, on aurait pu chercher un arrangement. Te présenter un tel dilemme à la vue de tous, c'était purement égoïste de ma part et...
— C'est bon, Gaz, parvint-elle enfin à articuler. Au fond de toi, tu jubiles. Et tu as raison. Tu n'as pas à te sentir désolée. C'est ok. On a le droit d'être égoïste, c'est toi-même qui me l'as dit. Si je n'étais pas une garce, tu n'aurais jamais eu à... Je suis contente que tu l'aies fait. Vraiment. C'est ce que j'ai toujours voulu et, si ce n'était pas pour toi, jamais je n'en aurais été capable. Alors merci. Merci pour ton égoïsme, pour ton audace. Merci d'être toi.
Simone entortilla ses doigts et fixa le vinyle crayeux entre ses Docs.
— Pour ça aussi, je te dois des excuses.
— Arrête de dire des conneries.
Après le mutisme, voilà que ses cordes vocales vrombissaient presque. Mille questions lui brûlaient la gorge. Mais une envie irrépressible la brûlait plus encore.
Dans l'intimité feutrée de la salle de musique, elle pouvait contempler sans faux-semblant sa camarade. Ses mains crispées. Elle s'en saisit d'une et lui ôta son gant pour découvrir, enfin, le contact moelleux de sa peau. Ses yeux perçants. Elle y plongea les pupilles pour la sonder en retour. Son nez fier et droit. Elle le frotta au sien, du bout de l'arrête. Simone la laissait faire. Doucement, Alix approcha la paume de la joue abîmée, sans oser caresser l'effarante boursouflure.
— Est-ce que ça fait mal ? s'inquiéta-t-elle.
— Non. C'est l'inverse même. C'est comme si cette peau-là ressentait en écho...
Les lignes de sa main frôlèrent les reliefs chaotiques de la vaste cicatrice, puis s'y pressèrent. La joue offrait la sensation bizarre d'une pierre volcanique. Heurtée, rigide, rugueuse, mais pas le moins du monde répugnante. Au contraire, à tâtons, ses doigts se fascinaient pour ses failles et ses replis, toutes les irrégularités qui mimaient la matière d'une peinture à l'huile. La tuméfaction s'étendait encore, jusqu'au coin de la bouche dont elle mordait le rose. Du bout des lèvres, Alix l'embrassa. L'avant-goût sucré d'un baume à la cerise. Elle appuya plus ouvertement le second baiser, étalant sa salive sur les babines du chat noir. Puis, au troisième assaut, la créature farouche tendit enfin le visage pour accueillir sa langue.
Les haleines chargées d'envie se mêlèrent ; les papilles se livrèrent une lutte débauchée. Le visage de Simone se nichait plus au creux de cette main, douce et lisse – enclave en laquelle elle oubliait sa disgrâce. Durant cette grappe de secondes arrachées au flux cruel du temps, elle n'était plus le monstre, créature toute modelée de coups d’œil lacunaires et de résine phobique, mais une chair absolue : pulsionnelle et désirée.
Enfin leurs bouches se désunirent.
— Je suis perdue, confessa Alix.
— J'imagine que tu te poses des questions.
— Depuis combien de temps tu savais qui j'étais ?
La gêne empourpra la figure pâle de la gothique.
— Depuis le début. J'ai toujours su qui tu étais, Alix. Je veux dire, qui tu étais vraiment.
Les sourcils haussés de sa jeune conquête réclamaient à Simone plus ample explication.
— Je t'ai aperçue avec Fox sur le parking de la station-service. Je travaille là-bas. Tout est sous vidéosurveillance. Je t'ai vu un million de fois. Tu portais des tenues délurées. Tu dansais sur tes patins. Tu prenais n'importe quoi en photo. Tu avais cette complicité avec ton chien. Et moi j'étais fascinée... Je suis tombée amoureuse d'une image, et je comprenais bien que tu ne pourrais pas en faire autant. Pas de mon image, en tout cas. Surtout quand j'ai découvert l'autre facette de ta vie, au lycée. Je ne vais pas prétendre que je suis tombée sur ton blog par hasard. Je t'ai cherchée et la chance m'a souri. La suite, tu la connais.
Alix lâcha un soupir consterné.
— Tu me traites d'ordure, tu me souhaites publiquement de crever dans un effondrement, tu esquives mes questions quand je m'intéresse à toi. Comment je peux deviner que tu as le béguin pour moi ?
— Tu n'avais pas besoin de le deviner. Ça n'avait pas d'intérêt, si tu ne m'aimais pas spontanément.
— Et comment j'aurais pu ? La seule chose que je savais de toi, c'est que tu me détestais. Toutes les fois où on s'est parlé, tu m'as rembarrée. Et maintenant tu prétends que, tout ce temps, tu craquais pour moi ? Excuse-moi, mais c'est dur à avaler.
— Être amoureuse, ça ne signifie pas tout laisser passer. Parfois, tu te comportes comme une vraie connasse Alix et, dans ces moments-là, tu peux compter sur moi pour te remettre à ta place.
— Je suis une connasse et tu es une menteuse. On peut dire qu'on est quittes ?
Simone opina du chef. Les mots lui étaient vains ; elle ne pouvait nier pareille allégation. Alix se leva se son siège et fit les cents pas dans la classe. La craie jonchant le sol se soulevait en nuage au bout de ses Converse.
— Est-ce que je te connais vraiment, après tout ça, Gaz ? Moi, je t'ai tout livré en bloc. Mais toi, quand est-ce que tu disais vrai ? Quand est-ce que tu inventais un personnage juste pour me séduire ?
— J'ai été honnête, Phoque. La plupart du temps.
— Hélène ?
— Simone Hélène Louise de Molret. Hélène de Tourbe, pour quelques uns. Tu sais qu'autrefois le premier prénom était celui d'un ancêtre ? On appelait plutôt les gens par le second.
Les chaussures en toile pivotèrent à la surface du vinyle. La poussière crayeuse s'envola et la gothique s'interrompit dans un toussotement. Alix se campa devant elle.
— Ne m'embrouille pas avec ta science. Je sais que tu es intelligente... et manipulatrice. Tu m'as fait m'aventurer dans cette putain de cambrousse où tu ne vivais même pas.
— J'ai habité à Noce-les-Vertes. J'y habitais jusqu'à cet été. C'est là-bas qu'Angélique...
— Ah, ta sœur existe, au moins.
— Alix ! s'emporta la chanteuse en se redressant comme un ressort.
L'adolescente comprit qu'elle avait été trop loin. Évidemment, il fallait toujours qu'elle dépasse les bornes, qu'elle s'emballe pour un rien, qu'elle transperce le point faible d'autrui pour rester maître du jeu.
Elle glissa ses doigts dans ceux de sa petite amie.
— Je te demande pardon, Simone. Ça m'a échappé. C'était bête et méchant et...
— Tu es nulle pour les excuses. Embrasse-moi.
Alix pouffa. Aussitôt, l'air de dominatrice que se donnait la gothique s'éroda et elle aussi céda au rire. Sa conquête s'exécuta cependant. Elle l'enlaça, la scruta un instant avec satisfaction, puis joignit ses lèvres aux siennes. Simone posa une main contre sa poitrine en signe de pardon et la repoussa lascivement.
— Et tu es vraiment blonde, du coup ? la taquina Alix.
— Enfin, Phoque, tu sais que j'ai une colo ? Bien sûr que je suis blonde. Pas rousse, à ton grand désespoir.
— Ça n'a aucune importance.
— Tu t'es livrée en bloc, souviens-toi. Je connais chaque détail de ton idéal féminin. Je sais que je ne coche aucune case.
— Tu peux être dure avec moi, Gaz. Mais, s'il te plaît, arrête de l'être avec toi-même.
Ses nerfs calmés, la jeune fille reprit place sur sa chaise. D'un geste de la main, elle entraîna Simone dans son mouvement. Ses mains saisirent la chanteuse par les bras, glissèrent le long de ses épaules jusqu'à sa nuque, et se saisirent enfin de son visage. Tandis que ses pouces lui flattaient les joues, indifféremment, Alix posa son front tout contre le sien.
— Je t'ai dit que ton apparence ne m'importait pas. Tu te souviens ?
— Tout le monde dit ça, Phoque. Et on sait tous que c'est une fable.
— Peut-être bien, oui. Et pourtant, je t'aime, exactement comme tu es. J'aime ta voix, ta chaleur, ton odeur, j'aime t'embrasser et, crois-le où non, j'ai encore plus envie de toi maintenant. Tout ça, ça n'a rien d'une fable.
La moue circonspecte de Simone traduisait de sérieux doutes.
— Je ne suis pas une belle parleuse, Gaz. Je vais te dire quelque chose. Tu vas croire que j'invente pour te faire plaisir ou pour te rassurer, mais je t'assure que c'est la vérité. Je ne t'ai jamais menti, ce n'est pas maintenant que je vais commencer. Alors, écoute-moi bien. Le jour où tu as débarqué à Sainte-Anne, la toute première fois que je t'ai vue, tu sais ce que j'ai ressenti ?
— Laisse-moi deviner. T'as eu le coup de foudre ? Mais quel heureux hasard !
— De l'admiration. Je t'ai toujours admirée.
— Et ça explique sans doute ton déguisement d'Halloween. Une vraie belle preuve d'admiration et de respect.
— Je regretterai ça jusqu'à la fin de mes jours. Mais tu sais très bien que l'idée ne venait pas de moi.
— Tu vas aussi me faire croire que tu mourrais d'envie de m'embrasser, ce soir-là ?
— Non. J'étais morte de peur, parce que j'étais en tort et que tu avais toutes les raisons de m'étriper. J'avais honte. Avec le recul, je me dis que j'avais surtout honte d'embrasser une fille devant tout le monde. De ce que je sais, maintenant, j'aurais adoré ça. J'aurais été capable de te rouler un patin. Tu imagines ?
— Là, tu inventes.
— Non, je déduis.
Un déclic les surprit. La poignée de la porte s'était abaissée, on poussait le battant. Marion passa la tête dans la classe.
— Je t'avais dit qu'elles seraient là.
— Eh, Morticia, c'est quoi cette embrouille ? s'exclama Pamela sur ses talons.
Elles refermèrent la porte derrière elles. L'une des mains d'Alix était demeurée sur le visage de sa petite amie, serrée contre ses stigmates. La Barbie fronça les sourcils.
— Merde. J'pensais qu'c'était une blague, un genre de numéro. T'aimes vraiment cette nana, Sisi ? Franch'ment, j'te suis pas.
— Le cœur a ses raisons...
— Calmos, Diderot. J't'ai pas d'mandé de m'faire une dissert'. Si t'es contente, c'est l'principal. Et toi, oui toi, le p'tit teckel de Délia, t'avise pas d'briser l'cœur à ma meilleure amie. C'est clair ?
Alix hocha la tête. Jamais elle n'aurait cru que Pamela l'intimiderait. Marion et elle s'avérèrent pourtant d'un précieux secours, tout le restant de cette interminable journée.
Lorsqu'elle regagna sa classe sous leur bonne escorte, Alix fit face aux brimades escomptées. « Encore une putain de gouine . », « Nan ? Cette meuf se tape l'alien ? À ce stade-là c'est carrément d'la zoophilie ! », « Eh, Lèchemouille ! » Ça, le génie de certains n'était jamais en rade, pour imaginer des surnoms de circonstances. Alix déplora surtout le manque d'originalité de celui-ci. Les remarques n'auraient probablement pas été si blessantes si Mathias lui-même ne les avait pas entonnées avec la foule.
Et le troisième trimestre ne fait que commencer...
Annotations