Fantôme (2)
Au sortir de Lagronde, la jeune femme s'engagea sur la voie indiquée. Les répliques innombrables des mêmes arbres bourgeonnants avalèrent le temps sur plusieurs kilomètres, si bien qu'au bout de six ou sept chansons, Simone se demanda si elle ne s'était pas trompée d'itinéraire. Alors que l'autoradio amorçait la huitième, enfin, elle distingua Alix, assise recroquevillée sur une pierre, au bord de la chaussée. Elle freina prudemment et, sans couper le moteur, se précipita au secours de sa petite amie.
— Phoque ! Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
La gorge sèche, incapable d'articuler, l’intéressée enlaça les cuisses de la gothique, à sa hauteur, son visage trouvant instantanément refuge au creux de ses jambes.
— Allez, la pressa la conductrice, ne restons pas là.
Elle ouvrit la portière passager et, constatant qu'Alix se traînait à grand peine, la poussa tel un chariot jusqu'à la voiture pour lui éviter d'avoir à lever le pied. Les mèches brunes en bataille cachaient à peine les yeux rougis de cette dernière. Une fois assise, elle entreprit de se pencher pour ôter ses patins, ce que Simone empêcha en s'inclinant la première.
— Laisse-moi faire.
Elle défit soigneusement les lacets. En un rien de temps, elle délivra les pieds de sa belle des souliers à roulettes. Les chaussettes maculées de sang annonçaient des blessures douloureuses. Renonçant à réclamer avec insistance quelque explication, Simone s'appliqua plutôt à masser les mollet endoloris, accroupie devant le châssis.
Prise au piège de ses égards, Alix tendit le bras pour couper le moteur. Elle avisa une bouteille d'eau qui trônait là, dans l'un des porte-gobelet et, d'un simple échange de regards, obtint l'autorisation de s'en abreuver. Le flot tiède terrassa l'amère sécheresse qui lui nouait la gorge. Alors elle murmura :
— Je suis désolée... J'ai complètement perdu les pédales.
— Les roulettes, tu veux dire.
Un sourire s'esquissa, encore dégoulinant.
— Tu vas me prendre pour une folle si je t'explique.
— Il ne faut pas être saine d'esprit pour sortir avec moi. Je me suis faite à l'idée.
— Je venais promener ici, avec Fox. On adorait le printemps. Le retour du beau temps, les fleurs qui éclosent. Les insectes le rendaient tout fou... J'aimais me dire que je disparaissais au bout de cette route. Je voulais aller le plus loin possible, voir le bout. Et bien sûr, plus Fox vieillissait, moins ça risquait d'arriver. C'est comme s'il était resté là, son fantôme. Comme s'il attendait que je l'emmène au bout.
Tandis que Simone se relevait, ses mains glissèrent doucement sur les jambes nues de sa compagne, jusqu'aux plissures de la jupe. D'une caresse, elle arrangea ses cheveux, puis lui embrassa le front.
— Et s'il n'y a pas de bout ? Si ça ne mène nul part ?
— Au moins j'aurais essayé.
— Continuer sur cette route, Phoque, c'est vivre dans le passé. Ce n'est pas un objectif, c'est juste une fuite en arrière.
La gothique savait pourtant comme la tristesse est insensée, comme le deuil nous impose par autant de mirages les sauf-conduits les plus saugrenus.
— Je vais t'emmener où tu veux. Je vais rouler jusqu'à ce que m'ordonnes de faire demi-tour. C'est d'accord ?
Alix acquiesça d'un faible hochement de tête. Pour Fox, ou par renoncement, elle avait jusqu'alors toujours rebroussé chemin. Cette-fois encore, les ampoules à ses pieds l'avaient forcée à capituler, à appeler à l'aide. Elle était bien consciente qu'à l'inverse, Simone n'était pas du genre à rendre son tablier. Si elle prétendait tailler la route indéfiniment, elle s'y tiendrait. Elle ne craignait ni les remontrances de ses parents, ni de ne jamais revoir les lumières de la ville. Sa petite amie était prête à disparaître avec elle sur cette voie sans terme, s'il le fallait, à plonger à ses côtés dans cette fuite sans but ; Alix n'en doutait pas un instant. Et cela justement l'effrayait, mettait sa volonté à l'épreuve. Elle seule était en mesure d'interrompre cette folie, avant qu'une panne d’essence s'en chargeât.
Reprenant les mots du cercueil parfumé qui se balançait au rétroviseur, le chat noir dégaina son plus bel accent pour demander d'un ton théâtral :
— One last ride ?
— Anywhere with you, babe, répliqua Alix, basculée dans la peau d'une héroïne de road-movie.
La conductrice ajusta ses gants et lança le bolide, la lourde semelle de sa Dr. Martens écrasant sans retenue l'accélérateur. La chaussée déformée malmenait le châssis. La route, bien que déserte, souffrait des affres du temps et un ou deux nids-de-poule faillirent mettre les pneus à plat. Raide sur son siège, la passagère s'agrippait d'une main à son rebord, de l'autre à la poignée de maintien. Dire que je me fous de Cassandre quand elle fait ça... Simone conduit comme une malade, pire que Cyrille !
Pour la gothique, passés les cent kilomètres-heure, l'adrénaline étouffait fatalement la peur. Et surtout, elle était pressée de mener Alix au bout de sa quête avant la fin du CD de HIM. Quand retentirent les dernières notes de Poison Heart, néanmoins, seul une maigre intersection rompait le camaïeu anisé des arbres aux feuilles naissantes. Simone leva le pied afin de pouvoir lire le panneau :
— Maison de la forêt.
— C'est quoi une « maison de la forêt » ? demanda Alix d'un air las.
— La cahute d'un type qui parle aux ours et au castors.
— Tu te payes ma tête, hein !
Après une brève concertation, elles optèrent pour rester sur l'axe principal. Si le chemin qui s'engouffrait sous la futaie, plus étroit encore, s'avérait pareillement défoncé – et si cela même n'exhortait pas Simone à ralentir – leur escapade s’achèverait au mieux à bord d'une dépanneuse.
Accoudée à la fenêtre, Alix admirait le défilement abstrait des troncs déformés par la vitesse. Cette route ne menait décidément nulle part. Plus elles progressaient, plus elle redoutait que le fantasme d'un ailleurs, par-delà, ne s'évanouît pour de bon. Rien que pour le préserver, elle s'apprêtait à supplier de rebrousser chemin. C'est le moment précis que sa petite amie, comme alertée de sa résignation, choisit pour ouvrir le toit. Une bourrasque à peine fraîche leur ébouriffa les cheveux. Au volant, la gothique bravait la brise, le menton droit et fier, plus ravissante que jamais le visage dégagé.
— Eh Phoque, souffla-t-elle à son admiratrice prise en flagrant délit. Merci de m'avoir fait venir. Ça me fait un bien fou de filer à toute allure, sans me préoccuper de personne. À part toi, bien sûr.
— À propos... T'es obligée de rouler aussi vite ?
— Pourquoi ? Tu veux admirer le paysage ? Des arbres, des arbres, et encore des arbres... Ouais, je reconnais que c'est un bel endroit. Alors si tu as envie de te promener, la prochaine fois, fais-moi signe, au lieu de rester seule et de broyer du noir.
— Depuis quand t'es du genre promenade, toi ?
— Depuis que j'ai acheté mon premier collier clouté. T'attends quoi pour me mettre une laisse ?
Alix étouffa le gloussement qui lui pendait aux lèvres, refusant de donner satisfaction à Simone pour une plaisanterie d'aussi mauvais goût. Elle ne put toutefois s'empêcher d'embrayer :
— J'attends que tu aboies.
Sans se faire prier, la conductrice poussa gorge tendue un cri débridé, plus loup que chien. Gagnée par cette sauvage euphorie, Alix en fit autant. Entre éclats de rire et gorgées de vent, une joyeuse frénésie transmua la fadeur du trajet en une folle aventure. Maintenant qu'un autre exutoire égrugeait ses frustrations, l'implacable semelle épargnait la pédale. Avant même de s'en rendre compte, elles avaient atteint – déchaînées, mais à la vitesse réglementaire – le terme de la voie qui jusqu'alors n'en avait guère. À l'entée de la banlieue, en amont du passage à niveau, se dressait le panneau bancal de Lagronde.
— C'est une blague ? s'insurgea Alix. Cette putain de route fait juste le tour de la ville ? Tu m'étonnes que personne ne l'emprunte !
Simone pleurait de rire devant pareille désillusion. Le destin farceur s'était bien joué d'elles et leur avaient appris, au prix d'un cran d'essence et de vilaines cloques, que chasser le passé ne revient ni plus ni moins qu'à tourner en rond.
Puisqu'Alix n'avait toutefois pas ordonné de suspendre l'absurde fuite, Simone s'engouffra entre les pavillons ordonnés du quartier résidentiel.
— Oh, je sais où on est. J'habite à quelques rues.
Une lumière s'alluma dans le cortex de la cadette.
— Tu as dit que tu m’emmènerais où je voulais, pas vrai ?
— Hors de question, refusa fermement son aînée.
Voilà qui lui apprendrait à tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de déballer sa vie.
— On vient littéralement de chasser mes fantômes, insista Alix. Moi je suis prête à rencontrer les tiens.
— Les fantômes c'est une chose. Ce sont les vivants qui m'inquiètent.
— Tes parents ne m'aimeront pas ?
— Qui sait. De toute façon, ils ne rentrent pas avant ce soir.
— Alors qu'est-ce qu'on attend ?
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