Baiser : catimini

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Le ventre plein, les deux amoureuses regagnèrent la chambre où, moitié par besoin d'évacuer, moitié pour réitérer ses excuses, la chanteuse empoigna sa guitare électrique et, ampli branché, improvisa un concert aussi survolté qu'elle. Toute sa colère se déversa dans Numb de Linkin Park. Puis elle s'installa au synthé et racla les relents d'une tristesse contenue entre deux accords de Nickelback :

If everyone cared and nobody cried, If everyone loved and nobody lied...

En cet instant sa joue était un marais, stagnant et salé, où coassaient les reproches.

… And if everyone shared and swallow their pride, Then we'd see the day when nobody die.

Enfin, l'apaisement s'esquissa au détour d'un morceau de The Kooks. Ses doigts agiles titillaient les cordes de la guitare sèche pour en arracher les notes de She moves in her own way ; Alix dodelinait de la tête en comprenant gaiement qu'elle faisait partie intégrante de ces « better things ».

La joie recouvrée et le visage sec, la rock-star se jeta sur le lit sous le tonnerre retissant d'un seul applaudissement. Coupée dans son élan, Alix endossa le rôle d'une foule entière et tendit les bras pour miner de porter son idole, déjà à demi échouée sur la couette. S'ensuivit une lutte puérile, au son des éclats de rire. À la manière d'une fan intimidée, la pin-up se risqua à demander un autographe, l'air faussement innocent. Simone n'était pas dupe.

— Tu le veux où ? Là ?

Du bout du doigt, elle lui effleura les lèvres.

— Ou là ?

La main dégantée plongée dans le décolleté de la robe vintage, le bout du sein saisi comme la pointe d'un médiator.

— Ou bien peut-être ici ?

Le vernis écaillé noyé sous les pans de la jupe patineuse. Alix agrippa le sweat-shirt de sa petite amie et, tout en entamant de le lui ôter, se pencha à son oreille. Elle murmura :

— Grave-le là où personne ne le trouvera...

— Allumeuse.

Par-delà sa moue stoïque, parfaitement maîtrisée, Simone jubilait. En signe de consentement, elle acheva elle-même de se débarrasser de ses vêtements ; Alix en fit autant. Toutes griffes sorties, le chat noir prit au mot sa jeune conquête et s'évertua à graver ses initiales au plus profond de ses chairs fondues. Son S lubrique serpentait dans l'entrejambe spongieux ; le G cogneur glana quelques orgasmes jusqu'à dégoter son point. Un point de non-retour. Agrippée au drap, Alix serrait les dents pour retenir le cri qui lui gonflait la gorge. La main de son amante se déchaînait sans faiblir. Sa langue flattait l'aréole roidie autour de laquelle elle s'enroulait, sensuelle. Ses papilles s'écartèrent, le temps de changer de cible et d'ordonner à celle qui gémissait sous ses caresses :

— Lâche-toi, on s'en fout des voisins.

Alors la bouche d'Alix s'ouvrit grand et, dans la chambre, résonna la plus belle vocalise que Simone eût jamais ouïe. Voilà qu'elle savait jouer d'un nouvel instrument, songea la musicienne avec fierté.

Leurs corps alanguis, brûlants, se consumaient l'un contre l'autre dans la touffeur des couvertures. Tandis que ses mains couvraient de caresses les hanches charnues, les cuisses satinées et le fessier en cœur de la gothique, les doigts d'Alix s'empêtrèrent dans la douceur du drap.

— C'est en quoi ? demanda-t-elle.

— En flanelle, susurra la voix béate de Simone, à demi assoupie.

— Oh. Je ne veux plus jamais faire l'amour dans autre chose !

Un rire nasal ébranla le buste de la chanteuse. Elles étaient tout enveloppées dans ce cocon de tendresse et de complicité lorsqu'un claquement de porte retentit, en bas. Se soustrayant aux bras d'Alix, l'hôte se redressa soudain.

— Simone ? Tu es rentrée ? Il y a quelqu'un avec toi ?

Évidemment, les patins traînaient en bas de l'escalier. La jeune femme avisa son radio-réveil sur la table de chevet. Dix-huit heures trente. La première fois depuis des lustres que ses parents rentraient de bonne heure.

— Eh, Sissi ! Tu devineras jamais de combien j'ai battu Charles !

Joséphine. Elle aussi était de retour. Il fallait se calmer, rassembler ses esprits, rassembler ses affaires, se revêtir avant que quiconque se risquât à baisser la poignée malgré le menaçant « Défense d'entrer ! » placardé sur sa porte. Simone roula au bord du lit, recueillit sur le sol les vêtements éparpillés d'Alix et les lui remit en la rassurant d'un baiser.

Aussitôt rhabillées, elles se faufilèrent sur le pallier où la petite sœur allumait la télé, pile à l'heure pour sa série. Reese Witherspoon avait un peu grandi, quelque part entre Pleasantville et American Psycho. Installée dans l'un des vieux fauteuils du petit salon, elle croisa ses jambes découvertes par-dessus l'accoudoir.

— Eh, Sissi, t'as une nouvelle amie ? Et l'autre blonde bizarre ?

Entraînant sa compagne par la main, Simone hâta les présentations :

— Jo, voici Alix. Alix, Joséphine. Pamela est toujours notre amie, mais elle n'est pas là aujourd'hui.

Simone et la bimbo se côtoyaient depuis le début de l'année, c'était logique que cette dernière eût été invitée la première. Une once de jalousie pinçait toutefois son amante.

— Sympa ta robe, Alix ! lança Joséphine, encore vêtue de sa jupette blanche de tennis.

— Merci.

Durant les interminables minutes qui suivirent, la petite sœur vanta ses exploits sur le court et, comme Simone la félicitait allègrement, Alix feignit tant bien que mal une sorte d'admiration. Elle posa les questions qui lui parurent courtoises, donna l'air de s'intéresser et estima en fin compte qu'elle ne s'en tirait pas trop mal. Le générique de l'épisode touchant à sa fin, Joséphine reporta son attention sur le téléviseur et la conversation s'écourta, pour le plus grand soulagement de l'invitée.

À présent néanmoins, il leur fallait descendre l'escalier, serrer les mains de Katharine Hepburn et Pierce Brosnan en essayant d'égaler leurs sourires de tabloïds. Lorsque sa petite amie lui lâcha la main à mi-hauteur, Alix crut bien défaillir.

Allez Alix, relax. Ce sont juste les parents de la fille de tes rêves… Au pire, s’ils t’aiment pas, ça change quoi ?

Simone, elle, l'aimerait coûte que coûte, se rassurait-elle. Il n'y avait pas d'enjeux. Elle comprenait à peine l'angoisse qui lui nouait le ventre et lui faisait regretter de s'être resservi une copieuse ration de farfalles.

Qu’est-ce que je fais ? Je me tiens à carreaux ? Je fais bonne impression ? C’est typiquement ce que Gaz détesterait que je fasse, non ? Qu’est-ce que je fais ?

Contre toute attente, lorsqu'elle parvint en bas et croisa le père, qui lui rentrait tout juste, en polo, les bras chargés de sacs de courses, Alix obéit à son premier réflexe et demanda spontanément :

— Je peux vous aider ?

— C'est pas de refus.

Des bribes de conversation germèrent sans effort tandis qu'elle portait avec le quadragénaire les commissions en cuisine, puis s'enquérait naturellement du placard où se rangeaient les céréales, de l'étagère à épices ou de l'étage du frigo réservé aux produits laitiers. Entre deux éloges de sa serviabilité, Alix se souvint qu'elle aimait bien GoldenEye, et elle se détendit.

— Ça va, je vous dérange pas ? les taquina Simone sans leur prêter main-forte.

— Ton amie est la bienvenue quand elle veut ! s'exclama son père, jovial.

— Ah ouais, vous êtes déjà cul et chemise...

Les courses tout juste rangées et son succès à peine savouré, Alix déchanta. Les talons aiguilles frappant froidement le carrelage, Katharine Hepburn fit irruption dans la pièce, tirée à quatre épingles dans son tailleur cobalt. Chemises cartonnées sous le bras, elle salua l'invitée d'un « Bonjour » très cordial. Alix n'eut que le temps de balbutier une réponse en écho, déjà le regard de la femme la détaillait de haut en bas, intransigeant. En rencontrant les ASICS qu'elle portait aux pieds, ses prunelles s'obscurcirent.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

Simone prit les devants.

— J'ai prêté des chaussures à Alix. Elle s'est blessée en patins tout à l'heure... Ça lui va mieux qu'à moi, non ? Alors je lui ai dit qu'elle pouvait les garder...

— Pour rentrer chez moi ! l'interrompit prestement l'accusée. Ensuite, je vous les rendrai.

— Non, je te les donne, insista Simone. Je préfère les savoir à tes pieds que dans mon placard. Celui – ou celle – que ça dérange, il n'a qu'à les porter.

Bras croisés, Alix serrait les manches de son chemisier. Autant elle jubilait plus tôt de profaner les souvenirs d'Angélique, autant elle redoutait à présent de froisser une mère éplorée. Cessant de la fustiger du regard, pourtant, Katharine Hepburn passa son chemin, un soupir en conclusion.

La main de Simone pressée sur son épaule, l'adolescente s'apaisa un peu. Sans faire cas de la scène qui venait de prendre lieu sous son nez, le père entama de préparer le repas et demanda, le plus naturellement du monde, si l'amie de sa fille dînerait avec eux. Prise de court, et par peur de vexer, Alix acquiesça sur-le-champ.

Après un coup de fil à Cyrille et une leçon de guitare peu probante, voilà qu'elle s'attablait auprès de sa compagne, avec sa famille, dans un climat bien différent des soupers à l'appartement.

Le séjour, vaste pièce chiquement décorée, rassemblait le salon et la salle à manger. Dans l'écrin des rideaux qui habillaient la baie vitrée, un large canapé de cuir donnait l'accolade à une télé grand écran. Le meuble au-dessous gardait pudiquement les orifices de tous les lecteurs possibles dans ses renfoncements et n'exposait avec fierté que le boîtier des chaînes câblées. À l'opposée, par-delà l'imposante cheminée et le piano à queue, se déployait une table de châtelain semblable à la passerelle d'un défilé de mode ; une table à même d'accueillir les repas de famille les plus fastueux.

Dressée par Joséphine dans les règles de l'art – fourchette à gauche, dents vers la table, couteau à droite auprès de la cuillère à soupe, lame vers l'assiette, à deux centimètres du bord de la nappe repassée – elle accueillait en son centre la soupière sculptée et les plats garnis. Potage, puis escalopes aux champignons accompagnées d'un joli dôme de riz que le père, bol en main, forma fièrement dans chaque assiette.

À l'inverse de ce qu'Alix redoutait, il n'y eut ni bénédicité, ni sermon sur sa visite impromptue. Après que Jo eut narré pour la centième fois ses prouesses à la raquette, les parents prièrent la convive des les appeler Nathalie et Roger. La jeune fille ne put réprimer un sourire, en découvrant qu'elle s'était trompée de 007.

Le père et la sœur l'avaient à la bonne, la mère se déridait doucement. L'homme cuisinait, la femme faisait carrière et on donnait aux filles des prénoms de féministes. Avec de tels acquis, Alix ne voyait guère ce qui pourrait mal tourner. Simone se réjouissait pour sa part que Jo, égale à elle-même, monopolisât l'attention et prévînt leurs parents de poser trop de questions. Du moins jusqu'à ce que, lassée de glorifier ses services, elle se tournât vers la pin-up.

— Eh, Alix, tu passes aussi ton bac ?

Simone se renfrogna. Une question suffisait pour déclencher l'avalanche. Aussitôt qu'Alix eut répondu à sa sœur, voilà que son père prit le relais pour demander ce qu'elle voulait faire ensuite. L'adolescente exposa ses projets cinéphiles avec la même assurance qu'au matin, manquant de faire rougir son amante en évoquant ses clips. Puis la mère dégaina une question fatidique :

— Et que font tes parents ?

Pour ma première fois de sa vie, Alix ne prit pas le temps d'inventer un mensonge.

— On loue des appartements. Ma mère est concierge et ma belle-mère travaille pour une agence immobilière.

Roger haussa un sourcil :

— Tes parents sont séparés ? Ton père ne travaille pas ?

Embarrassée, Alix s'empressa de fourrer un morceau de viande dans sa bouche pour se laisser le temps de trouver une parade. Simone, néanmoins, soutint son honnêteté :

— Alix n'a pas de père, Papa. Sa belle-mère, c'est la femme de sa mère.

— Je me disais bien, souffla la mère. Elle semblait trop normale pour être ton amie !

— C'est déplacé, Maman.

Ainsi admonestée par sa progéniture, Nathalie s'adoucit :

— Mes excuses, Alix. Loin de moi l'idée de critiquer. Enfin ça ne doit pas être facile, ce n'était pas aisé pour les gens de notre génération.

— Ma mère m'a eue à dix-huit ans, nuança l'invitée.

— Si jeune ?

— Personne n'acceptait qu'elle avorte, alors je suis là. C'était difficile d'être une famille, au début. Parce qu'elle c'était une ado et moi je n'étais pas désirée. Et puis Cassandre est arrivée. J'avais six ans. Je ne comprenais pas grand-chose à leur histoire d'amour, mais je voulais qu'elle reste pour toujours. Peut-être que c'est bancal, peut-être que c'est scandaleux, mais c'est comme ça qu'on est heureuses.

Émue par sa franchise, Simone avait sans même s'en rendre compte glissé une main sur la cuisse de sa belle. Fort heureusement, le geste passa inaperçu. Pétris de compassion, ses parents s'accordaient à dire que leur fille se plaignait d'aise, qu'elle pourrait prendre exemple sur le courage de son amie. Alix ne voulait pourtant pas qu'on s'apitoya sur sa vie et elle regretta alors d'avoir trop parlé. Soucieuse d'épargner à Simone plus amples tracas, elle se fit maîtresse de l'interrogatoire et retourna leur question à ses hôtes :

— Et vous, qu'est-ce que vous faites comme métiers ?

Nathalie et Roger étaient tous deux architectes ; lui concepteur, elle d'intérieur. Bien décidée à tirer parti de ses maladresses, Alix les assura que Cassandre adorerait faire leur connaissance, elle qui avait un goût certain pour les bâtiments.

À ses côtés, la gothique mastiquait, en retrait. Alors, captant son regard, sa famille à témoin, Alix osa la question qui la taraudait toujours :

— Pourquoi Simone ?

— C’était le prénom de ma grand-mère.

Incroyable mais vrai, Mathias avait vu juste.

— Oh, c’était une femme au foyer exemplaire qui a eu sept enfants et qui faisait la meilleure tarte au flan de son patelin ! railla la musicienne, qui préférait de loin ses modèles historiques.

Le père plissait le front devant pareil outrage, alors Alix fila un coup de coude rieur à sa moitié :

— Pff. T’es jalouse parce que t’es pas fichue de faire une tarte !

(à suivre... oui, je ne pensais pas que ce chapitre serait si long...)

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