Zombie (2)
L'iPod shuffle balançait Pakito en boucle aux oreilles de Délia, plongée dans ses annales. Sur le lit voisin, Magalie révisait studieusement ses cours de médecine dans la même position. Le nez de sa petite sœur toisait les pages noircies de formules d'éco sans pouvoir rien y lire. L'esprit était ailleurs. Lorsque l'oreiller vibra, il ne lui fallut qu'une seconde pour s'emparer du Motorola glissé juste au-dessous.
À quoi s'attendait-elle, au juste ? Elle lut avec dépit le texto de Yoann :
« Eh bébé, tu m'envoies une nude ? »
Cent réponses différentes lui tournèrent en tête plusieurs minutes durant. Jamais Mathias n'aurait osé pareille requête. Forte de cette conviction, elle se leva brusquement et s'isola dans la salle de bain. Elle ôta débardeur et soutien-gorge, défit la braguette de son jean et songea que, pour la première au moins, elle garderait sa culotte. Alors elle s'efforça de prendre une pose sexy et, le téléphone à bout de bras, cadra comme elle pouvait à l'aide du reflet de l'écran dans le miroir.
Une touche, c'est tout ce qu'il fallait pour figer l'image de son corps à demi-nu. Elle jeta un œil au cliché pour vérifier que la prise était bonne, et elle désirable. Une touche, encore, et Yoann la contemplerait en bavant. Mais une touche, aussi, cela avait suffi pour qu'une autre perdît pied. Délia écarta le pouce, tremblante. Vite, elle effaça la photo. Une cent-unième réponse tritura le clavier :
« Je m'appelle pas Pamela. »
Incapable de se concentrer plus longtemps, trop honteuse pour regagner le dortoir sororal où l'autre l'interrogerait du coin de l’œil, Délia sortit prendre l'air. Le temps était doux, à la fin du mois de mai, et sa marinière lui tenait assez chaud. Traînant des pieds, elle longea la voie ferrée. Un chemin dont ses pieds connaissaient chaque relief du trottoir, tant elle l'avait parcouru : en compagnie de Romuald en revenant du collège ; main dans la main avec Mathias, une main aux fesses parfois, lorsqu'un rencard s'achevait à l'appartement ; bras dessus bras dessous, tant de fois, avec Alix. Après une journée de shopping à se vider la tête, Sis et elle déballaient joyeusement leurs emplettes sur le lit à peine fait, investissaient la salle de bain pour essayer leurs nouveaux maquillages, des heures peut-être, quitte à fâcher sa mère.
Les souvenirs de ce temps-là portaient ses yeux à ébullition. Tristesse, colère ou allergie, ce n'était pas très clair. Elle se souvenait des soirs où sa mère filait rencontrer un énième type, où Magalie révisait à s'en rendre malade, et où Alix restait pour dîner avec elle n'importe quel plat réchauffé devant une rediff de Charmed. Elles se souvenait des nuits où elles s'endormaient sur le même oreiller, après des heures passées à refaire le monde. À quoi rêvaient-elles alors ? Délia inspira pour gonfler sa mémoire. Dans ces utopies furtives, elle était présentatrice télé et Sis sa maquilleuse ; ou alors reporter, son amie son chauffeur ; ou encore actrice, Alix l'imprésario. Qui la seconderait maintenant ?
Du bout de sa Buffalo, elle envoya voler un morceau de béton arraché à la bordure. Vingt minutes plus tard, elle poussait la porte du Vidéoverse dans la cacophonie des bruits d'oiseaux qui faisaient office de carillon au printemps.
— Bonjour, bienvenue chez...
La voix de Marion de brisa dès qu'elle leva la tête sur la cliente. Jamais encore la cousine de Romuald n'avait mis un pied ici, au point que la caissière eût soupçonné celui-ci d'avoir gardé son job secret.
— Romy est là ? marmonna Délia sans un salut.
— Non. Il a pris son aprem pour voir Da Vinci Code avec Aurélie.
— Je vois.
La semelle de sa chaussure crissa contre le carrelage ; l'instinct commandait à son corps de repartir mais quelque chose retenait sa volonté. De l'ancienne bande, seul Romuald lui adressait encore la parole. Elle avait espéré trouver en lui un confident, un conseiller. Seule, la reine sans patrie ignorait vers qui se tourner.
— Ils sortent ensemble ? demanda-t-elle, moins par curiosité que par ennui.
À la caisse du vidéo-club désert, Marion triait les retours sans lui accorder une œillade.
— C'est ton cousin. Tu devrais le savoir.
Délia s'accouda sur le comptoir et observa, pensive, l'autre vérifier à la lumière l'état des DVD, les remboîter dans leurs étuis et les classer par piles.
— Ce serait chelou, non, de sortir avec l'ex d'Alix ? pensa-t-elle à voix haute.
Enfin Marion tourna la tête et la dévisagea franchement. Un rictus moqueur plissa la lèvre de la starlette , qui ne put réprimer une moquerie.
— Ouais, c'est vrai, toi t'es sortie avec l'ex de tout le lycée !
— Et ? Qu'est-ce que ça peut faire ? Toi t'aimes les types en survêt' et les crétins qui exhibent leurs slips. Tu trouves que t'as bon goût ?
Piquée dans son ego, Délia dénigra la question et demanda plutôt, avec le vague espoir de rendre la blessure :
— C'est quoi le truc entre Math et Putemela ?
— Pamela, la reprit sèchement la vendeuse.
— Réponds à la question, s'impatienta la reine du lycée.
Alors un large sourire envahit à son tour le minois de Marion. Bien sûr, Délia ne se mettait en position d'attaque que pour cacher son propre drame : la peur inavouée de perdre pour de bon son chevalier servant. La première de la classe savait pertinemment ce que partageaient Mathias et Pamela : la bière, les moteurs et les bijoux tape-à-l'œil. Allait-elle avertir Délia que le pauvre éploré ne se remettait pas d'elle ? Oh non, pour rien au monde. Plutôt la voir s'effondrer, tomber de sa tour d'ivoire et se péter les dents contre le macadam !
— Tu as mauvaise mine, remarqua-t-elle comme un surplus d'égard. Tu dors bien ? Tu manges bien ? Tu hoches la tête, mais t'as une gueule de zombie. Qu'est-ce qui t'arrive ?
Les mains tremblantes de Délia se raccrochèrent au bureau. Elle se rappelait trait pour trait la moue déconfite de sa camarade le jour où elle avait rejeté ses sentiments ; ses lèvres chevrotantes et la honte dans ses yeux. Elle la revoyait, courant trouver refuge dans un coin isolé avant qu'un flot de larmes actât sa déconvenue. Depuis quand Marion s'exprimait-elle avait autant d'aplomb ?
Flancher devant l'assurance de celle qu'elle avait à l'époque mis tant de zèle à briser, voilà à quoi Délia était rendue. Pour la première fois depuis son entrée au lycée, elle se trouvait pathétique.
Ravalant sa fierté, elle éructa les mots qui décapèrent sa trachée :
— Alix, comment elle va ?
— Elle va bien. Elle vient de réussir l'entretien de l'école qu'elle voulait. Elle ne s'est pas inscrite dans les temps, mais quelqu'un s'est désisté.
— Qu'est-ce qu'elle va faire ?
— Un BTS montage. Tu as vu les clips, j'imagine.
— C'est vrai qu'elle se débrouille.
— C'est à Lagronde, alors elle n'aura pas besoin de chercher un logement.
— Elle s'installe pas avec... tu-sais-qui ?
— Ça t'écorche la langue de dire son nom, vraiment ?
Durant cet interrogatoire, Marion avait entamé de replacer les retours en rayons, et Délia la suivait en bavassant, comme un petit chien. L'intello exultait d'être pour une fois celle qui détenait ce que l'autre désirait : des réponses, des ragots, la moindre miette de la vie de l'amie qu'elle avait écartée.
— Simone et Pamela comptent se mettre en colloc. Pas sûre qu'Alix supporte de vivre avec Pam !
— Tu m'étonnes ! Qu'est-ce que tu lui as trouvé ?
— C'est la plus belle fille du lycée, quand même. On peut pas en dire autant de tes mecs.
Délia déglutit son irritation. Elle n'avait pas à cœur de défendre Yoann après son dernier message, ni ne s'abaisserait à prendre le parti de Mathias. Il lui fallait alimenter la conversation pour ne pas perdre la face, trouver une faille à exploiter pour reprendre le dessus.
— Et pourquoi Pamela emménagerait avec... Simone ?
— C'est pas la joie chez elle. Sa mère lui en veut d'être sortie avec moi.
— Normal. Mon père me décapiterait...
Alors qu'elle serrait les lèvres, son regard baissé rencontra ses Buffalo pimpantes.
— Moi, je ne comprends pas, affirma Marion. Ça vous sert à quoi cette rancœur ? Qu'est-ce que ça vous apporte ? Qu'est-ce que ça prouve ? Toi, tu en veux à Alix. Tu la détestes, juste pour ça. Mais qu'est-ce que ça change en fait ? Elle aime une fille. Et après ? T'as peur que ce soit contagieux ?
Le dernier boîtier rangé, Marion détacha ses cheveux et secoua la tête, décomplexée. Face à elle, Délia gambergeait :
— J'ai dormi dans le même lit qu'elle... Elle m'a tenu la main... Elle m'a même vue à poil.
— Et ? Vous étiez amies, Délia. Elle ne te regardait pas comme ça.
— Peut-être. Et peut-être que j'aurais digéré le truc, parce que c'est Alix. Mais elle pouvait pas juste être gouine, fallait qu'en plus elle sorte avec l'autre gueule cassée !
À cette parole de trop, la gifle échappa à Marion. Rouge de colère, Délia leva la main pour se défendre, mais l'autre se planta fièrement devant elle et la défia :
— Attention, si tu me touches, tu risques de te changer en goudou.
La starlette se ravisa en maugréant.
— Elle aime les filles, ok. Mais qu'est-ce qu'elle trouve à celle-là ?
Renonçant à gaspiller sa salive pour convaincre une garce bornée, Marion parcourut de l'index l'étagère des comédies musicales et tira un DVD qu'elle apporta en caisse, Délia sur ses talons. La vendeuse se rassit au bureau et préremplit un formulaire qu'elle retourna à l'importune, suivi d'une carte plastifiée.
— C'est quoi ? s'étonna Délia, un sourcil haussé.
— Une fiche d'adhésion et une carte d'emprunt. Le premier mois est gratuit. Ne t'en fais pas, Romuald t'aidera à résilier. Renseigne juste ton numéro de téléphone et ton adresse.
— Tout ça pour avoir mon num ?
Marion secoua la tête et avança par-dessus la paperasse la jaquette du Fantôme de l'Opéra.
— Mate ça en rentrant, ça te changera les idées.
Littéralement, espérait-elle.
Délia rechigna mais compléta la feuille, signa au bas et fourra dans son sac le DVD prêté. Jugeant qu'elle avait perdu assez de temps, elle s'apprêta alors à quitter la boutique. Elle allait passer la porte dans le tumulte des chants d'oiseaux lorsque sa jambe s'arrêta, comme bloquée au niveau du paillasson.
— Dis Marion, lança-t-elle sans se retourner, pourquoi tu l'as plaquée ? … C'est pas pour moi quand même ?
Un gloussement hilare obligea la caissière à se tenir le ventre pour s'épargner une crampe.
— Sérieux, Délia ! Pamela n'est pas juste la plus jolie. Elle vit à fond, elle aime à fond, elle donne sans concession. Elle est tendre, attentionnée, passionnelle. Elle m'a appris plus de choses que trois années de lycée. Pam est parfaite, oui, et tu ne lui arrives pas à la cheville.
Délia se figea, presque offensée, plus heurtée qu'elle ne l'aurait imaginé.
— Parfaite hein ? Alors pourquoi tu l'as larguée ?
— Parce que, si je continue à tomber amoureuse d'elle, je ne réussirai pas à étudier à l'étranger. Je resterai là à faire une fac minable. Et j'aurai le cœur brisé quand elle trouvera mieux que moi. Pam est trop bien pour moi, voilà la vérité.
Un instant, Délia eut à l'idée qu'elle aussi avait côtoyé nombre de personnes « trop bien » pour elle. Idée si insoutenable qu'elle la refoula en claquant du même coup la porte du Vidéoverse.
Marion resta seule, la nostalgie aux lèvres, à se demander si le film attendrirait le Juge Suprême de Sainte-Anne, et combien de types craqueraient sur Pamela en CAP routier. Au rythme auquel se profilaient les choses, la Barbie avait à peine une chance de décrocher son bac. Et qu'adviendrait-il si elle devait passer une année de plus au bahut, au milieu de ceux qui la huaient ? Bien décidée à contrer ce sort, la petite vendeuse attrapa son téléphone et sélectionna le premier contact de sa liste d'appel.
— Allô, Simone ? … Non, ce n'est pas pour la musique.
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