XIX. Nurserie (2)
La locataire les introduisit dans le salon, aux meubles couverts de draps pour l'occasion. Toute la matinée, elle s'échinèrent à décrocher la vieille tapisserie. Chaque bande décollée leur soufflait au visage sa poussière décennale et, sans le concours du masque qui leur protégeait les voies respiratoires, l'adolescente se demandait bien quelles bactérie préhistorique aurait pu les infecter. Le papier peint épais et la colle de bonne facture rendaient leur tache ardue. Tandis que la grande rousse œuvrait sans faiblir du haut de son escabeau, le manque d'endurance d'Alix la contraignit à prendre plusieurs pauses. Repos que la locataire, moins acariâtre que présumé, ponctuait aimablement d'une tasse de café et d'un petit gâteau. L'adolescente admirait tant la raison que sa belle-mère déployait à décliner ces casse-croûtes que son inaltérable énergie.
L'après-midi, après avoir avalé en vitesse leur sandwich dans la camionnette de fonction, elles attaquèrent la peinture. Les occupants devaient quitter les lieux au début du mois de juillet et l'agence, consciente que les tentures géométriques et colorées des années soixante-dix rebuteraient potentiel acquéreur, avait mandaté Cassandre pour enduire d'un blanc neutre tous les murs de la masure. Elle enseigna à sa belle-fille les rudiments de la sous-couche et le maniement du rouleau. La locataire, qui ressurgissait pour les épier toutes les dix ou quinze minutes, s'extasiait sans relâche de la modernité et du volume recouvré de son salon détapissé, sans manquer d'employer toutes les formules savantes apprises dans quelque émission de bricolage. Refoulant les fous rires qui lui auraient sans doute fait recracher son cinquième café de la journée, Alix écouta cette femme lui exposer avec une fierté non-dissimulée la réussite professionnelle de son époux, muté au Canada – raison de leur déménagement prochain. Ne sachant que faire d'autre, elle la félicita cordialement, dissimulant au mieux son fatal manque d'intérêt.
— Tu vois, lui souffla plus tard Cassandre en la bousculant d'un cou de coude complice, je ne fais pas que de la peinture et des placos. Je dois aussi écouter leurs jacasseries à longueur de journée. Tu t'en sors bien, chouquette. J'ai presque cru que ses histoires t'intéressaient.
Leur journée de labeur touchait presque à sa fin lorsque la porte d'entrée s'ouvrit et se claqua. Alix manqua de lâcher son pinceau devant la nouvelle venue qui, pour sa part, demeura stupéfaite en découvrant une fidèle cliente et une vieille connaissance affairées dans son salon.
— Oh, la petite vidéothécaire ! s'exclama Cassandre.
— Salut Marion...
Alix pestait intérieurement. De tous ses vieux copains d'école, il avait fallu qu'elle se retrouvât à retaper la baraque de Marion. Celle-ci lui rendit son salut, la politesse toute huilée de mépris, et disparut dans la cuisine. Elle alla et vint plusieurs fois, charriant avec elle un épais nuage de nervosité. Enfin, elle se posta devant le fantôme en drap blanc de ce qui devait être un canapé et, à présent certaine que sa mère ne rodait pas dans les parages, demanda prestement :
— Comment vous avez annoncé à vos parents que vous aimiez les femmes ?
Cassandre, toujours perchée sur son escabeau à peindre les angles, se raidit subitement. Un regard de détresse en direction d'Alix, à qui la moue embarrassée de sa belle-mère causait de la peine. Quand bien même Romuald avait promis de garder son secret, Marion devait avoir eu vent des rumeurs qui courraient au Vidéoverse. L'adolescente déglutit, la bouche encore chargée de toute l'amertume des cafés enfilés, et soutint fermement le regard de l'ouvrière.
— Eh bien, vas-y, Goupil. Raconte. Moi aussi, je veux savoir comment tes parents ont accueilli ma mère.
En même temps que les yeux de Marion s'écarquillaient, les traits tendus de Cassandre s’adoucirent. Le coin d'un sourire tendre remercia tacitement sa belle-fille avant que les lèvres répondissent :
— Je ne leur ai pas annoncé. Tout simplement. Je leur ai fait la seule annonce qui me paraissait naturelle : je les ai appelés et je leur ai dit que j'avais quelqu'un dans ma vie. Le week-end suivant, j'ai débarqué chez eux avec la mère d'Alix et cette énergumène de six ans et demi. Ma mère était tellement ravie d'avoir une petite fille qu'elle m'a passé tout le reste. Mon père a décidé de me faire la gueule et il ne m'adresse plus la parole depuis. Il ne vient jamais nous voir. Il se débrouille pour disparaître quand on y va. Je continue de lui écrire des cartes de vœu, et je ne désespère pas qu'il finisse par y répondre. Ta mère a le cœur sur la main, vidéo-girl. Elle comprendra, ne t'inquiète pas.
Marion digéra toute l'honnêteté de la drôle de femme en hochant la tête, les lèvres mordues.
— T'es pas douée avec les angles, ma parole ! soupira l'ouvrière en ôtant le pinceau des mains de son apprentie. Tu as bien bossé, tu peux t'arrêter là pour aujourd'hui. Pourquoi tu n'irais pas discuter avec ton amie en attendant que je termine ? J'en ai encore pour un bon quart d'heure...
Ce n'est pas mon amie. Ça ne l'est plus, parce que je suis une peste. Tels étaient les aveux qu'elle ne pouvait formuler. À son grand étonnement, cependant, Marion ne démentit pas, elle non plus, et l'invita plutôt à lui prêter main forte pour descendre les cartons d'un futur vide-grenier. Alix s'exécuta sans faire d'histoire pour sauver les apparences, la suivit dans l'escalier où elles avaient couru enfants et, alors qu'elle s'engouffraient dans la montée plus abrupte et obscure qui menait à la mansarde, sa vieille amie rompit le silence en même temps que la comédie.
— Tu n'invitais jamais personne chez toi.
— On était mômes, personne n'aurait compris. Et aujourd'hui encore...
— Ça t'est jamais venu à l'idée que, moi, je pourrais comprendre ? s'emporta Marion en parvenant sous les combles. Même enfant, j'aurais compris.
— Désolée.
Alix dut se pencher pour esquiver une poutre et s'empêtra dans la dentelle d'araignée tendue à la charpente. Comme elle débarbouillait son visage et ses bras des filaments gluants, Marion s'était accroupie pour rassembler quelques cartons.
— Tu te souviens de ça ? hasarda-t-elle en ouvrant le plus gros.
Parvenue à sa hauteur, Alix se baissa pour entrevoir dans la large boîte les morceaux de plastique colorés – bleu layette, rose parme et jaune bouton – d'un jouet démonté. Faute de pouvoir rassembler les souvenirs de cette enfance lointaine, elle secoua la tête.
— J'avais demandé un château fort pour mon anniversaire, et on m'a offert cette nurserie. Je ne jouais quasiment pas à la poupée. Toi non plus d'ailleurs. J'avais sept ou huit ans et, quelque part au fond de moi, j'ai tout de suite senti qu'on me disait : « Tu es une fille, tu seras une femme, tu auras des enfants ». Et déjà à l'époque, je ne voulais pas de tout ça. Je devais le savoir, en quelque sorte. Quand j'ai ouvert mon paquet, devant tous les autres gosses, mes parents et le clown flippant qu'ils avaient fait venir... Tu te souviens ? J'ai fondu en larmes. Personne ne comprenait pourquoi. Tu étais là. Tu savais que je voulais ce château, parce que je te bassinais avec depuis des semaines. Est-ce que tu te souviens de ce que tu m'as dit ?
— C'est mieux qu'un château... c'est une forteresse du futur.
— Oui. En deux secondes de temps, tu avais transformé la table à langer en piste d’atterrissage pour des vaisseaux spatiaux, le chauffe-biberon en lanceur de fusée et la baignoire en grande cuve où on clonait des dinosaures.
— J'étais un peu cinglée, hein ? gloussa Alix, que l'instinct rapprochait peu à peu de son amie d'enfance, de sorte que bientôt leurs épaules se frôlèrent.
Marion tourna vivement la tête vers elle.
— Non. Tu étais toi. Tu t'en foutais d'être normale ou de rentrer dans le moule. C'est pour ça que je t'adorais, que je t'admirais, que j'étais fière d'être ton amie. Et c'est pour ça que je t'en veux d'être devenue l'ombre de toi-même. Ou bien de faire comme si.
Alix devina sans peine à quoi elle faisait allusion. L'habitude la força à se justifier :
— L'autre fois, sur le parking...
— Ça c'était toi, la coupa Marion. C'est le genre de trucs débiles que tu ferais. C'est le genre de fringues que tu porterais au lycée, si tu n'avais pas peur de te faire traiter de pétasse. Mais ne pas oser, tu vois, c'est leur donner raison. C'est accepter qu'au plus profond de toi, tu n'es qu'une pétasse. On sait toutes les deux que c'est faux.
Les mains de l'intéressée fouillaient avidement le carton, seule échappatoire à ses quatre vérité. Sortant une à une les pièces de la vieille nurserie, elle entreprit machinalement de reconstituer la forteresse d'antan. Au lieu de s'en offenser, Marion lui prêta main forte.
— Pamela non plus n'est pas une pute, ajouta-t-elle.
— C'est amusant, souffla Alix. Au début de l'année, j'ai parié pour rire que vous finiriez ensemble.
— Sérieux ? Tu devrais planter ta roulotte devant Sainte-Anne et lire la bonne aventure !
— Je ne croyais pas que ça arriverait. Mais ça fait sens, en vérité. Pamela est tout ce que tu admires. Elle n'a pas sa langue dans sa poche, elle se fiche du ridicule et de ce que les gens pensent. Je suis contente pour vous, tu sais. Je suis sûre que les trois quart de ceux qui vous sifflent crèvent d'envie que quelqu'un les regarde comme Pam te bouffe des yeux !
La structure de plastique décoloré à peine réunifiée, Marion se redressa et s'adossa à une vieille malle.
— Je ne suis qu'une expérience, murmura-t-elle. Une énième provocation. Une curiosité, un peu comme les dinosaures que fabriquaient nos astronautes. J'ignore de qui je suis le clone, le substitut. Mais au fond, je ne suis là que pour soigner son ego...
— Tu déconnes ? tressaillit Alix. T'es aveugle ou quoi ? Comment tu peux croire que Pamela ne t'aime pas ? Moi, je tuerais pour que quelqu'un... m'accepte juste comme je suis. Même moi, je peux te dire combien elle tient à toi. Je peux te l'assurer, parce que je désespère de ressentir ça pour quelqu'un... Est-ce que vous l'avez fait ?
— Non. Pam dit qu'on peut prendre notre temps. Je ne sais pas si elle flippe ou si elle me prend pour une sainte nitouche.
La frustration de Marion semblait disproportionnée, compte tenu de la démarche attentionnée de sa compagne. Aussi la question échappa à Alix.
— Et toi, tu l'aimes ?
— On ferait mieux de ranger et de descendre tout ça.
La réticence de Marion traduisait une évidence qui glaça le sang d'Alix. Ce qu'elle avait pris pour un amour passionnel, et jalouse même, n'était qu'une énième mascarade sur la grande scène de Sainte-Anne. Sans qu'elle pût s'en expliquer la raison, le comportement et le manque d'égard de Marion pour sa petite amie la révoltait.
— Marion ! l'interpella-t-elle alors qu'elles s'engageaient dans l'escadrin exigu. C'est toi qui te sers d'elle pour soigner ton ego.
— T'es un peu mal placée pour me sermonner.
— Au contraire. Moi aussi... J'ai prétendu aimer quelqu'un pour nourrir mes fantasmes. Et grâce à toi, maintenant, je comprends pourquoi je me sens toujours aussi triste, alors que j'ai tout ce que je croyais vouloir.
Annotations