XXIII. Obscurité

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Lorsque retentit la sonnerie salvatrice qui mettait un terme à la longue torture journalière, Alix s'empressa d'enfourner ses affaires dans son sac. Quelqu'un la bouscula. À peine se rattrapait-elle au coin de la table qu'une paume lui poussait le dos.

— Eh ! s'interposa Pamela. À vot' place, j'évit'rais d'toucher à la meuf de Simone.

Au seul nom de l'alien, les harceleurs se détournèrent sans demander leur reste. Alix s'amusait presque que la gothique pût inspirer une telle crainte, elle qui débordait de bienveillance et n'avait jamais laissé la rancune noircir ses opinions.

Qu'est-ce qu'une perle comme elle peut bien trouver à une ordure comme moi ?

— Mollo l'asticot, ronchonna la blondasse en la retenant par l'épaule.

Marion et elle inculquèrent à la nouvelle paria quelques règles de survie. Ne pas baisser les yeux devant les agresseurs. Leur témoigner un dédain inflexible. Et surtout, ne jamais se précipiter dans leurs rangs à la sortie des cours. Alix attendit donc que ses deux camarades eussent remballé leurs classeurs dans une lenteur exagérée, puis enfilé leur manteau sous l’œil impatient du prof de maths. Enfin leurs pas foulèrent le couloir dépeuplé, semèrent leurs échos en le parcourant. Dehors, la cour déserte baignait dans la quiétude la plus crépusculaire. Soustraite à la cohue, Alix regretta de n'avoir jusqu'alors pas démontré la moindre indolence à l'heure de quitter le lycée. L'encre noire d'un ciel sans étoile l'enveloppait voluptueusement. Le froid lui semblait doux, la nuit placide. En cet instant, c'était comme si le monde, réduit à un lopin bétonné, pouvait lui appartenir.

Sur un au-revoir plein de reconnaissance, l'adolescente s'éloigna de ses comparses. Même le hangar à vélos, vidé de presque toutes les bécanes, paraissait un repaire spacieux, antre de liberté. L'envie de s'y ruer et d'y hurler à pleins poumons passa toutefois, dès lors qu'Alix devina trois silhouettes recluses dans la pénombre. À son approche, la conversation se tut. Romuald, Aurélie et Simone posèrent tous trois les yeux sur elle.

— Qu'est-ce qui se passe ? questionna Alix, la voix hérissée de méfiance.

— Tes amis te cherchaient, ils sont tombés sur moi.

Romuald esquissa un pas vers elle. Mais Aurélie entrava son élan d'un bras tendu et le devança.

— Je sais que notre dernière conversation a été un peu bizarre, Alix, mais... Tu vas bien ? Je veux dire, tu vas mieux ?

L'intéressée hocha la tête, les dents serrées. Après plusieurs secondes, sa voix se délia :

— Oui. Tout va bien, maintenant.

— Tant mieux. Je vous soutiens, toutes les deux.

— C'est gentil.

— Tu sais, embraya Romuald, Délia est... Je vous soutiens aussi.

— Merci, mais ne vous mettez pas Délia à dos. Surtout pas pour moi. J'ai fait un choix, et c'est à moi seule de l'assumer... Non, en vérité, je ne suis pas seule.

Le pote cinéphile et l'ex petite copine prirent congé d'un pas tranquille. À présent qu'elles se trouvaient toutes les deux sous le toit de tôle suintant, Alix saisit les mains de la gothique et se blottit contre son long manteau.

— Ils ne t'ont pas embêtée ?

— Pas du tout. Ils sont mignons, ils tiennent à toi.

Elle releva la tête et, simultanément, leurs sourirent s'allumèrent.

— Et toi, tu m'attendais ?

— Bien sûr que non. J'étais juste là pour méditer. La vue des vélos, l'odeur de la rouille, l'humidité ambiante. Quelle plus belle atmosphère pour réfléchir au sens de ma vie ?

L'ironie enrobait chacun de ses mots d'un glaçage sexy. Alix ne résista pas à mettre les pieds dans le plat :

— Ma chambre.

— C'est une invitation ?

— Plutôt une prise d'otage.

Les rires complices teintaient leur joute timide.

— Je travaille jusqu'à vingt heures trente, conclut Simone. Tu n'habites pas loin de la station, je crois. Et si je te déposais ?

Quelques minutes plus tard, elles hissaient le vélo dans le coffre de la voiture. Aussitôt installée sur le siège passager, Alix démantelait l'habitacle du regard. La vieille voiture était propre et l'auto-radio toute neuve. Un corset de bracelets enserrait le pommeau de vitesses. Au rétroviseur, pendait un désodorisant en forme de petit cercueil : « One last ride ? ».

— Pfff, pouffa l'adolescente en ébranlant le coffin d'un coup d'index. T'es vraiment extrême, hein !

— Un problème avec ça ?

— Non, j'aime ton personnage.

En bouclant sa ceinture, la passagère jeta un œil discret vers la banquette arrière. La guitare allongée en travers interdisait sans doute d'autres réjouissances. Comme la voiture filait à travers les rues de Lagronde, le regard de la conductrice rivé, alerte, sur la circulation, Alix alluma l'auto-radio. Le volume déjà poussé, une voix de soprano lui balaya les écoutilles.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Nightwish. Si tu veux changer, les CD sont dans la boîte à gants.

— Non. Je crois que j'aime assez. Quand est-ce que tu en fais une reprise ?

— Pas dans mes cordes. Je suis plutôt alto.

— Ça nous fait une belle jambe.

Le sarcasme prenait le pas malgré elle, en présence de la chanteuse, et Alix à vrai dire le trouvait délectable. Aucune retenue, aucune peur de froisser. Elles étaient deux blocs de glaise brute capables de s'éclabousser de boue sans scrupule et de s'en remodeler, chaque fois plus entières.

— Phoque.

— Oui ?

— Je t'aime.

— Pourquoi tu me dis ça pile dans un moment où je ne peux pas t'embrasser ?

— Parce que je suis odieuse.

Voilà que Simone garait la voiture devant la station-service. Une main assurée tournait le volant, l'autre passait habilement du levier de vitesses au frein à main. Alix lorgnait sur le tableau de bord, saturée par l'envie de s'y confondre, de ployer sous les manœuvres de son amante. Sa libido, elle, n'avait pas de pédale de frein.

À peine les roues arrêtées, l'adolescente jeta sa bouche contre celle de la gothique. Sa langue entre ses lèvres, la clé sur le contact, l'excitation vrombissante. Sans attendre pour passer la cinquième, les doigts d'Alix courraient déjà sur la braguette de sa chérie.

— Attends, l'arrêta Simone. Pas ici. Tu... je... J'en ai envie aussi, mais je dois aller bosser.

— Tu viens chez moi, après ? T'en as pour même pas dix minutes à pied.

— Je ne sais pas. Tes mères seraient...

— Ravies que je leur présente enfin quelqu'un.

— Bon, alors j'imagine que je pourrais passer.

En foulant le carrelage fissuré du hall, Alix trouva la loge désertée, la porte du bureau close. Les années passant, elle avait appris à lire les signes : si Cyrille délaissait son poste, c'était qu'une meilleure occupation l'accaparait ailleurs ; et quelle autre occupation que Cassandre eût pu nécessiter de fermer la boutique ? L'adolescente sonna donc trois fois à la porte de chez elle et attendit un instant avant d'insérer ses clés dans la serrure. Dans l'appartement, on devinait l'écho des pas précipités, des fou-rires étouffés.

— Je peux entrer ? Vous êtes pas à poil ? s'assura-t-elle en pénétrant dans le vestibule.

Sa mère parut dans sa chemise froissée.

— Tu te fais des idées, gamine.

Goupil la secondait, les cheveux électriques au sortir du col roulé tout juste passé.

— Mais bien sûr. On mange quoi ce soir, dîtes ?

— J'ai fait une soupe de poireaux. Avec un peu de chance, Cassie n'a pas béqueté tous les croûtons dans ses chocolats chauds.

— Sérieux, Goupil, qui fait ça ?

À court d'argument pour plaider sa défense, la belle-mère s'en remit entièrement au placard de la cuisine, dont elle tira solennellement un paquet bien entamé. Tandis que Cyrille sermonnait sa moitié, Alix glissa, indolente, les coudes sur le plan de travail. Roulant des pupilles en direction du plafonnier, elle demanda d'une mine détachée :

— Ça ne dérange pas, si on rajoute une assiette ?

Ses deux mères se figèrent, ahuries.

— Tu as invité quelqu'un ? s'étonna la concierge.

— Et qui je suis censée être, devant ce quelqu'un ? se renseigna la grande rousse.

La jeune fille pivota, à présent adossée au meuble, les mains crispées en arrière sur l'ardoise stratifiée.

— J'ai dit à ma petite amie que je ne vous la cacherai pas, donc je lui ai proposé de passer après son boulot. Elle termine à vingt heures trente. Je lui ai parlé de vous alors... soyez normales.

Une joie sincère gonflait les joues de Cassandre, qui devait se contenir à grand peine pour ne pas s'enquérir des détails. Cyrille n'avait pas ce tact.

— Vous n'aviez pas rompu ? Vous vous êtes rabibochées ?

— Non. C'est quelqu'un d'autre. C'est un peu la raison pour laquelle j'ai rompu...

— Mais quel bourreau des cœurs !

Bientôt, l'allure tumultueuse de sa vie sentimentale eut même raison des égards de sa belle-mère. L'interrogatoire tant redouté s'amorça dans un pêle-mêle de questions qui demeurèrent sans réponse. Comment s'appelait-elle, où s'étaient-elles rencontrées, depuis combien de temps durait cette amourette. De trop nombreux secrets minaient le terrain accidenté de la vérité. Les mensonges, cependant, ne semblaient guère lui réussir. Aussi Alix fit-elle asseoir ses parents pour leur raconter ce qu'elle estima avouable : sa rencontre virtuelle avec une séduisante musicienne, ce road-trip organisé avec la complicité de Bastia et l'improbable révélation de cette rentrée ; sa chanteuse bien-aimée venue lui faire la cour sous les traits d'une ennemie jurée. Les deux femmes l'écoutèrent sans oser la brusquer. Depuis sa tendre enfance, sa mère n'avait plus fait montre d'une attention aussi grave, totalement concernée.

— Elle s'appelle Simone et, sans rentrer dans les détails, je me suis mal comportée avec elle.

— Elle n'a pas l'air très rancunière, convint Cyrille. Mais j'imagine que toi, tu dois te sentir coupable. Je sais ce que c'est, gamine. J'ai passé des années à me dire « Je ne la mérite pas », avant de me rendre compte que cette éventualité avait traversé l'esprit de Cassie, oui, comme un coup de vent, sans jamais revenir. On ne vit pas dans le passé, d'accord ? Au lieu de te dire « Je ne suis pas à la hauteur », demande-toi toujours « Qu'est-ce que je peux faire, là, maintenant, pour la rendre heureuse ? ». Personne n'est à la hauteur : c'est ça, le vrai secret d'une longue relation de couple.

— C'est vraiment ok ? On a le droit d'être heureuse, même quand on a été la dernière des ordures ?

Sans y prendre garde, elle avait levé les yeux sur la femme aux cheveux fauves.

— Bien sûr, chouquette. Les ordures, ça se recycle. Ta mère en est la plus belle preuve.

Entre l'empathie de sa daronne, pour qui tout ce manège avait des airs de déjà-vu, et l'amour inconditionnel de son autre mère, Alix cédait au soulagement. Il lui était confus, encore vacillant. Mais elle l'apprivoiserait, se disait-elle, de même que l'honnêteté.

Elle passa les heures suivantes à faire les cents pas dans l'appartement. Après un coup de rasoir, trois brossages de dents et trop de robes enfilées, la pression ne s'estompait pas. Tout au contraire. Lorsque que son alarme sonna vingt heures quinze et qu'elle se précipita pour enfiler son manteau, une pensée l'immobilisa. Comment avait-elle pu zapper un point aussi sensible ? L'omission en disait long sur le peu d'embarras que cela lui causait ; Simone risquait néanmoins de s'en trouver mal à l'aise dès qu'elle passerait la porte.

— Au fait, j'ai oublié un détail. Simone est... elle a... Comment dire... Il lui est arrivé quelque chose au visage. Alors, ne soyez pas surprises et, s'il vous plaît, ne la dévisagez pas.

Les deux femmes échangèrent un regard mi-interloqué mi-approbateur. Alix les laissa.

Dans le froid humide qui baignait Lagronde, prise d'assaut par la bruine, elle chemina, chaque pas alourdi par l'angoisse grandissante. L'envie de l'autre, le dégoût de soi, la peur que son amour restât incompris de ses proches. Elle broyait du noir sur les trottoirs obscurs, les mains au fond des poches, lorsqu'elle aperçut la silhouette encapuchonnée de la gothique, sac guitare sur le dos, un énorme sac de sport balancé sur l'épaule. Arriver à sa hauteur, Alix tendit le bras pour la décharger. Elle n'en eut pas le temps. Déjà les mains, gelées sous la résille, saisissaient son visage dans la douceur d'une caresse, les lèvres l'embrassaient comme au retour d'un long voyage en mer.

— Toi aussi, tu m'as manqué, taquina-t-elle la chanteuse.

— Et tu t'es fait toute belle. De quoi j'ai l'air, moi, maintenant ? Avec mes cheveux en vrac et les fringues dans lesquelles j'ai sué toute la journée...

— D'une fille qui travaille dur pour se payer ses instruments. Voilà de quoi t'as l'air.

Puis, lui ôtant la lanière du bagage, finalement moins lourd qu'escompté :

— Allez, file-moi ça. Qu'est-ce que tu trimballes là-dedans ?

— Des affaires de rechange.

— Tu veux rester dormir ?

Un ange farceur sema dans son sillage un silence gêné. Simone enfouit son visage rougissant au fin fond de sa capuche.

— Je ne crois pas que tes mères...

— Auraient le culot de refuser. Moi non plus, je ne crois pas.

— Ça, pour du culot...

Simone se laissa guider jusqu'à l'immeuble – adresse dont les Pages Blanches l'avaient déjà instruite. Dans le hall, l'écho de leurs pas narguait la vertigineuse montée d'escaliers qu'elle n'avait jusqu'alors entrevue qu'en photos. Soudain, le volet entrouvert de la conciergerie tomba dans un claquement ; elle tressauta. La prenant par la main, sa petite amie l'entraîna pas à pas vers la porte.

Du Cyrille tout craché... Quelle gamine...

À peine étaient-elles entrées dans l'appartement qu'une tornade rousse déferla pour prendre l'inconnue dans ses bras. Arrêt sur image : sans avoir pu prendre une seconde pour analyser la situation, voilà que la gothique se retrouvait à rendre l'accolade. Alix fustigea la femme du regard. Aussitôt, cette dernière libéra l'invitée de sa chaleur outrancière pour lui offrir une poignée de main, burlesque à ce stade, mais tout à fait sincère.

— Cassandre, la belle-mère. C'est un plaisir de te rencontrer, Simone.

Un pas en arrière, un sourcil froncé. Alix mordait ses lèvres dans un silence contraint. Ses yeux criaient tout écarquillés. Ne la dévisage pas ! Alors Goupil claqua dans une banalité déconcertante :

— On s'est déjà croisées quelque part, non ?

— À la station-service. Cinquante-cinq litres, Saga Star Wars à gratter.

Cassandre s'extasia de cette mémoire extraordinaire. Simone n'avait que peu de mérite : les sourires étaient si rares qu'elle n'aurait su les oublier. Digérant sa frayeur, Alix rangea leurs deux manteaux dans la penderie. Pendant ce temps-là, sa mère saluait l'invitée dans une sobriété des plus rassurantes. C'était sans compter sur la propension de ses tares à revenir au galop.

— Qu'est-ce qui t'es arrivé ? demanda la daronne en désignant la cicatrice d'un simple hochement de tête.

Sans laisser à sa bien-aimée, prise de court, le temps de chercher ses mots, Alix s'interposa.

— Elle a tendu l'autre joue trop fort.

Simone pouffa. Décidément, la mémoire de Phoque était plus vive que la sienne. La gothique s'avança dans le dos de celle qui faisait désormais bouclier entre les inquisitrices et elle. Lui enlaçant la taille, elle tendit le menton par-dessus son épaule.

— C'est drôle, déclara-t-elle à l'intention de la femme. Alix joue l'amoureuse attentionnée mais, il y a quelques mois, elle me posait exactement la même question. Telle mère telle fille, hein...

— Faut espérer que non ! railla Cyrille, qui dans le fond n'en pensait pas moins.

Le repas s'ensuivit dans un climat inespéré : détendu et badin. Dès la première occurrence du « vous », Cassandre supplia Simone de ne pas lui parler comme à une vieille dame. L'invitée profita de cette mise au point pour clarifier l'évidence : la tragique histoire de sa défiguration appartenait à un passé qu'il était vain de ressasser. Cyrille ne pouvait qu'en convenir. Elle se consolait au moins qu'Alix ne fût pas la cause de telles mutilations – comme quoi, il arrivait parfois que les chiens fissent des chats. Cela étant, l'enfant de la maison se demanda bientôt pourquoi, dès lors qu'il s'agissait de déballer les albums de ses photos compromettantes, le passé ne gagnait plus à demeurer tassé au fond d'un vieux tiroir, fermé à double-tour. Le sourire un rien difforme de Simone valait pourtant tout le ridicule du monde et, pour cela, elle laissa ses souvenirs devenir le cœur des plus sottes anecdotes.

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