XXIV. Alien

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L'aube incendiait les couvertures de ses lueurs cuivrées. L'étoile du jour, encore lointaine, remuait dans ses flammes leurs émois assoupis et, les yeux perdus à travers le vaste plafond – brisures de couleurs réfractées par l'applique Tiffany – Simone ressassait. Elle sentait encore ses poils se hérisser sous l'haleine chaude d'Alix, l'empreinte cuisante de ses lèvres dans son cou, de ses dents sur son sein, de ses ongles en sa chair. Elle l'avait dans la peau. Là, étendue à son côté, elle n'aspirait plus au froid de l'abandon, ni même à ce qu'on détournât les yeux de ses traits disgracieux. Dans la tiédeur douillette, le bras prisonnier de la joue de sa belle, elle ramassait précieusement chaque souvenir de la nuit avant qu'il s'évanouît, irréel, dissout par l'aurore sanguinaire. Ses cuisses se serrèrent d'instinct, comme pour retenir dans leur écrin les échos fragiles d'une jouissance stagnante. Elle se mordit les lèvres.

Se redressant, elle délivra son poignet, cala son dos contre l'oreiller et reporta son attention sur son hôte endormie, recroquevillée, les épaules recrachées par une couette rebelle. Les ecchymoses aussi maculaient ses clavicules. L'amour était pour elles vorace et compulsif. Des pulsions partagée, oui, mais pour combien de temps ? Combien de temps faudrait-il à Alix pour se lasser de sa face singulière ? Pour qu'elle n'éprouvât plus, à la place du désir, que ce dégoût coupable auquel goûtaient fatalement tous ceux qui un jour l'avaient aimée ? Que pouvait donc faire Simone, sinon savourer cette passion jusqu'à son déclin ? L'une après l'autre, ses appréhensions rependaient sur son visage leurs pénibles coulées.

— Gaz ?

La jeune femme écarquilla les yeux pour en sécher le trouble. Réprimant les sanglots qui encombraient sa gorge, elle murmura de sa voix la plus douce :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— J'ai froid.

Le coin d'un sourire chassa la mélancolie. Revenue à l'horizontale, elle serra contre elle le corps frisquet d'Alix, rabattit sur leurs épaules la couette indomptable, puis lui souffla au creux de l'oreille des mots tendres et brûlants. Bercées par leur chaleur mutuelle, elles replongèrent bientôt dans un sommeil profond, qui dura plus d'une heure. Pourtant, seule une fraction de seconde leur parut s'être écoulée lorsque le réveil entonna un Still Waiting bien trop furieux au point du jour.

— Tu n'aimes pas, hein ? ricana Alix face à la moue maussade de sa petite amie.

— Sum 41 ? Si... Juste pas avant sept heures.

— Avec quoi tu te réveilles alors ?

— J'en sais rien... Keane ?

— Chante-moi Everybody's changing, là, et je vais me rendormir. Moi, le matin, j'ai besoin d'être secouée.

Ni une ni deux, la gothique plaqua son vernis écaillé sur l'entrejambe de sa jeune conquête, qui l'y reçut sans se faire prier.

— Arrête, murmura Alix, le rire aux lèvres, la voix ponctuée d'un soupir excité.

Son bassin survolté réfutait sa fausse supplique tandis qu'elle s’agrippait, toute griffe dehors, aux omoplates de Simone. Véloce, précise, la main de cette dernière lui arracha le plus fulgurant des orgasmes. Vite elle se retira, laissant Alix haletante, à secouer la tête d'une moue improbatrice.

— Quoi ? railla son amante. Tu ne voulais pas être secouée ?

— Si, bien sûr que si. Je pourrais faire ça toute la journée... et alors je n'aurais jamais mon bac.

— C'est ça qui t'inquiète ? On peut faire vœux d'abstinence jusqu'en juillet, si tu préfères.

— Hors de question ! Plutôt redoubler !

Alix conclut les taquineries par un baiser furtif. Aussi vite, elles se hâtèrent dans la pénombre jusqu'à la douche. De caresses égarées en fous rires impulsifs, les préparatifs s'étalèrent dans une gaieté fragile, sans cesse menacée par l'odieux Chronos et son impitoyable pendule.

— Pressée de te débarrasser de moi ? plaisanta Simone lorsqu'Alix jeta un énième coup d'œil à l'horloge de son téléphone.

— Certainement pas ! Si je pouvais juste passer la journée dans tes bras... J'ai peur, Gaz. Là, tout de suite, je suis morte de trouille.

La gothique tira ses cheveux hors du sweat-shirt qu'elle venait d'enfiler et ajusta la capuche. Elle se planta entre Alix, assise sur le lit, encore en sous-vêtements, et le miroir auquel elle préférait de toute façon faire dos.

— Tu regrettes ?

— Non. J'ai fait le seul choix que je ne pouvais pas regretter. Et j'essaye d'être brave, comme tu le voulais. Mais ça n'empêche que j'ai peur. J'aimerais être comme toi, tu sais, ne pas me laisser atteindre.

Alix avait tout faux. Elle se faisait de sa petite amie l'image idéalisée d'une vaillante insoumise, capable de terrasser la peur à grand coup de sarcasme, de pourfendre la foule sans se laisser meurtrir par le regard d'autrui et de triompher, enfin, du diktat des apparences. Comment Simone aurait-elle pu lui pointer son erreur ? Le voulait-elle seulement ? Pour une fois qu'on l'élevait sur un piédestal, l'humilité paraissait amère. Aussi n'avoua-t-elle rien des craintes qui l'habitaient, ni des doutes qui la rongeaient. Elle demeura, solide et fière, telle qu'Alix avait besoin d'elle pour s'extirper de sa coquille.

— Tu sais par où commence la confiance la soi ? l'encouragea-t-elle. Par la façon de s'habiller. Porte quelque chose que tu aimes, un vêtement qui dit ostensiblement qui tu es. Tu vas revivre, crois-moi.

Ensemble, elles écumèrent la garde-robe de l'adolescente. Simone s'étonna à peine du rangement méthodique d'Alix : elle compartimentait aussi rigoureusement son armoire que les aspects de sa vie. Les vêtements d'été n'y touchaient pas ceux d'hiver ; ses déguisements civils s'empilaient loin des étagères où logeaient, soigneusement repassés, ses habits de collection.

— J'adore te voir là-dedans, décréta la chanteuse de son timbre éthéré en tirant de la penderie une jolie robe rockabilly, col revers plongeant.

— T'as vraiment envie que tout le monde admire tes œuvres d'art ? protesta sa cadette, le cou tendu pour exposer ses suçons.

— Tu pourrais aussi mettre l'un des quarante foulards qui ne quittent jamais leurs portants.

— Pas de robe. Pas au lycée. J'aurais l'air de quoi ? C'est pas le bal de promo !

— On n'a pas de bal de promo, tu peux mettre ça quand tu veux. Même moi, je n'ai pas autant de robes, et j'en porte toutes les semaines ! Enfin... Pourquoi pas ça ?

Il fut finalement opté pour un taille-haute à double boutonnière et un cardigan cintré dont le col Claudine couvrait de justesse les marques violacées.

Simone n'avait pas menti. Une tenue de circonstance décuplait véritablement l'assurance. Ainsi parée, blindée de son armure vintage et droite dans les Converses jaunes qui, comme elle, quittaient pour la première fois le placard, Alix pouvait se tenir auprès de sa chère sans flancher.

Comme elles s'y attendaient, les couloirs de Sainte-Anne grouillaient ce matin-là de bavardages à leur propos. Maintenant que leurs deux camarades se fondaient presque dans la masse, Alix prit conscience de ce qui distinguait drastiquement leurs histoires. Bien sûr, l'insolite symbiose à l'œuvre entre Marion et Pamela avait de quoi dérouter – mais n'était-ce pas aussi l'issue inéluctable des parias que de se retrouver dans le même bateau, poussées fatalement l'une contre l'autre ? En comparaison de cette stupéfiante alliance, l'inclinaison d'Alix pour la gothique du coin passait pour un retournement de veste ; une déclaration de guerre pure et simple à la cour de Délia et au Royaume des faux-semblant tout entier. Ce n'étaient pas leurs amours saphiques qui exaltaient les ragots, mais cette querelle latante. Chacun, tôt ou tard, serait contraint d'y prendre parti. Mathias se ferait sans nul doute le bourreau de sa reine. À la demande d'Alix, Romuald et Aurélie se rangeraient à reculons dans les rangs de son armée. Qui, hormis les autres membres de l'autoproclamé freak-show, résisterait à leurs côtés ?

À son plus grand étonnement, pourtant, l'adolescente dut revoir à la hausse le peu de foi qu'elle avait en ses semblables. Elle crut d'abord halluciner, en saisissant un compliment, égaré au milieu des rumeurs. Mais un autre suivit, puis un troisième, et quelques uns encore. Faisant fi de la bataille qui mettrait bientôt à feu et à sang le petit théâtre de Sainte-Anne, voilà que des anonymes s'arrêtaient de sang-froid pour aborder Simone et louer son talent, sa musique et sa voix. Cette dernière, manifestement peu coutumière de telles flatteries, ne répondait qu'un « merci » laconique. Chaque fois, son vague sourire se brisait contre les flétrissures qui entaillaient sa lèvre. Parce qu'ils croyaient dur comme fer au caractère trempé de son personnage, ses quelques admirateurs prirent sa timidité pour une sorte de prestance, humble et contenue. Alix s'en amusa et, les jours qui suivirent, elle ne cessa d'étoffer le mythe de la rock-star à grand renfort de semi vérités. Simone était une autodidacte, elle ne donnait de concerts que dans un unique lieu, pour l'heure tenu secret, écrivait elle-même les paroles d'un futur album et signerait bientôt un contrat avec une maison de disque.

— Tu exagères, soupira l'intéressée suite à ce dernier scoop.

— À peine. Tu signeras, c'est sûr.

La confiance sans faille qu'Alix plaçait en elle effrayait sporadiquement Simone. Des failles, elle en était criblée. Ni l'égard naturel qu'elle éprouvait envers les autres, ni son maigre talent ne pouvaient suffire à les lisser toutes. Sa gueule cassée n'était que la partie émergée de l'iceberg. Dessous l'épais glaçage de toute sa prévenance, elle n'était pas moins possessive, jalouse et capricieuse qu'une autre. Elle aimait à étouffer et, dès lors qu'on la repoussait, une rancœur démesurée consumait sa raison. Elle redoutait le jour où elle devrait l'endurer à l'encontre d'Alix ; ce jour dont l'ombre menaçante planait sur chaque baiser manqué, chaque blague tombée à plat, chaque broutille pour laquelle elles se prenaient la grappe.

De sarcasmes complices en chamailleries réelles, leur quotidien se révéla aussi tortueux que leurs ébats. Une conviction toutefois maintenait contre vent et tempête leur barque à flots : celle de lire en l'autre comme dans un livre ouvert, de pouvoir ainsi la comprendre, la combler. L'intensité des disputes n'avait d'égale que celle des réconciliations. Le temps passant, Alix concéda à la franchise acerbe de Simone bon nombre de vertus ; son amante, pour sa part, s'attendrit peu à peu de la spontanéité maladroite à laquelle sa cadette se laissait aller en sa compagnie.

Deux à trois fois par semaine, la gothique passait la nuit dans les draps de sa belle. Elle était toujours accueillie avec la même familiarité par la concierge nonchalante et son aimable compagne. Cyrille et Cassandre en surent vite plus sur ses goûts, sa musiques et sa vie au lycée que ses propres parents. Trop vite au goût de Simone. Au moment précis où elle se rendit compte qu'elle s'était mise à voir en ce petit foyer une seconde famille, la peur d'en être un jour écartée redoubla. Dès lors, elle décupla ses attentions et mesura son franc-parler. Elle enfouit au plus profond de ses entrailles tous les maux qui seraient susceptibles d'inquiéter l'élue de son cœur. L'amour la rendait bête. Elle en avait conscience ; elle ne pouvait lutter.

L'alien, tel était le surnom dont tout le lycée l'avait affublé. Tous ignoraient à quel point elle l'appréciait. Longtemps, Simone s'était sentie comme un corps étranger, échoué ici-bas au hasard d'une pluie de météorites. Nul ne la déchiffrait, nu ne la comprenait. Son faciès de monstre provoquait chez qui le regardait des émotions aussi vives qu'un film d'épouvante, car il laissait présager de mystères intérieurs, insondables, du moins jusqu'à ce que quelque autre lui perforât le tronc. Après avoir engendré stupeur, dégoût, pitié, elle avait découvert dans les yeux d'Alix un affect inédit : de la fascination. Alix pouvait la dévorer du regard comme on contemple une statue au musée, semblait analyser ses traits, tenter d'y lire peut-être une fichue clé d'interprétation. Et les semaines avaient beau passer, aucun signe de lassitude ne trahissait son admiration. Simone n'aurait su dire, si elle aimait ou non être décortiquée du regard de la sorte. Ce qui était certain, c'est qu'il n'y avait là aucune malveillance, alors elle encaissait en triturant du bout des doigts le briquet au fond de sa poche.

Elle préférait de loin être touchée qu'observée, caressée qu'étudiée, démontée que déconstruite.

Pour son plus grand plaisir, Alix s'avérait plus sauvage que son look de pin-up, de plus en plus assumé, pouvait laisser penser. À leurs nuits solitaires, succédaient régulièrement une rencontre impulsive, dans les sanitaires du deuxième étage.

— Vous êtes sérieuses ? se scandalisa quelques fois Pamela, en les surprenant au sortir de la cabine.

— À d'autres ! Comme si ça t'était jamais arrivé ! la charria d'abord Alix.

— Pas au lycée, putain. Beurk ! Combien d'nanas ont pissé là ? Vous y avez pensé ?

— Non, on évite d'y penser.

À peine Simone calmait-elle le jeu qu'Alix lâchait sans réfléchir, sous le regard médusé des deux autres.

— J'ai eu mes règles ici. … Quoi ? On peut considérer que j'ai marqué mon territoire ?

Ces derniers temps, l'adolescente se laissait souvent aller à réfléchir tout haut et à parler trop vite. C'était presque devenu une seconde nature. Elle ne serait jamais brave ; Simone et elle venaient à peine de se mettre en couple lorsqu'elle s'était rendue à l'évidence. Soutenir ses positions, défendre ses positions ou démentir les bruits de couloir, tout cela l'angoissait. Le plus souvent, agir avant de penser lui donner l'air assuré et l'allure résolue que Simone voulait d'elle. Alix marchait sur le fil du rasoir. Elle ne redoutait cependant pas de s'y couper, certaine que son amante serait avec elle pour recoller les morceaux.

Briser et rassembler, Simone savait y faire. Combien de fois l'avait-elle cassée, condamnée, mise en pièces ? Ses mots affûtés coupaient court à toutes les joutes. Combien de fois, par sa victoire, l'avait-elle rendue meilleure ? Alix était sûre de changer pour le mieux.

Elle aimait la voir déambuler chez elle, toucher à tout, l'appréhender à travers les meubles et ses objets. Jamais Simone ne l'invita en retour. Par deux fois Alix demanda à rencontrer sa famille, ce que sa petite amie refusa catégoriquement : ses parents étaient trop stricts, ils ne les lâcheraient pas d'une semelle. Mais quels parents stricts aurait laissé leur fille découcher trois fois par semaine ? Même Cyrille y aurait mis son veto. Alix avait beau simuler la bravoure, il lui sembla soudain être la seule à se donner cette peine.

Ce n'est pas assez sérieux pour elle, peut-être ? Je ne mérite pas d'être présentée en bonne et due forme ? À ce stade-là, je ne le serai jamais...


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