XXIV. Alien (2)
Le vernis pastel de la gothique écumait les étagères, à la recherche d'un trésor quelconque.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle soudain en brandissant une pierre allongée, arrondie comme une ampoule. Un œuf de xénomorphe ?
— Non, de dragon.
La chanteuse fronça un sourcil inquisiteur, alors Alix ajouta :
— C'est le tout premier cadeau que m'a offert Goupil.
— Un caillou ?
— Non. Un œuf de dragon. Je sais que ça doit paraître stupide mais, à l'époque, pour une petite fille qui voulait qu'on la regarde, ça comptait plus que tout. Quoi ? Pourquoi tu me fixes comme ça ?
— Je ne te fixe pas, je te regarde.
L'adolescente secoua la tête sans déguiser sa joie.
— Je peux te poser une question ? enchaîna Simone en remettant l'objet en place, puis pivotant pour la rejoindre sur le lit. C'est un peu tordu de te demander ça, mais ça fait un moment que ça me trotte dans la tête. Ton idéal féminin...
— Sérieux, Gaz, on a déjà eu cette discussion cent fois !
— C'est normal qu'il ressemble autant à ta belle-mère ?
Alix se figea. Elle ne pouvait nier cette évidence accablante. Jusqu'à présent, elle n'avait néanmoins jamais fait le rapprochement.
— Maintenant que tu le dis, admit-elle. J'arrive même pas à croire que ce soit aussi con. J'avoue, c'est tordu. Mais, en même temps, ça a du sens. Quand j'étais petite, on habitait avec mon oncle. Cyrille me calculait à peine. Pour elle, me regarder, c'était regarder un accident. Elle ne voulait pas de fille et donc, moi, je n'avais pas de mère. Goupil a été la première femme à s'intéresser à moi, à prendre soin de moi. Cyrille n'est devenue ma mère que pour lui faire plaisir. Pendant longtemps, même, j'ai été jalouse d'elle, de tout le temps qu'elle passait avec Goupil. Je la voulais pour moi toute seule. Alors oui, maintenant que tu le dis, Cassandre était l'idéal féminin d'une petite fille qui voulait juste être désirée. Mais j'ai grandi, et c'est d'une autre façon que j'ai envie qu'on me désire...
La discussion clôtura le sujet une fois pour toute. Quoi que l'étrangeté de la chose la tracassât, Alix s'en trouva aussi soulagée. Au vu de son charme fou, de ses talents multiples, de son aura inflexible et du respect qu'elle imposait, l'adolescente comprenait à peine les complexes de sa partenaire. Elle ne voyait plus même sa cicatrice comme telle, mais comme un simple visage, aussi imparfait et attrayant qu'un autre. Ce n'était pas elle qui soulignait jour après jour cette disgrâce, placardée à jamais en pleine face, mais Simone elle-même. Une fois seulement, Alix s'était risquée à poser de nouveau la question : que lui était-il vraiment arrivé ? Nulle réponse n'avait été nécessaire. Au regard ombrageux et à la mine renfrognée du chat noir, sa petite amie avait compris d'instinct.
— Pardon. Je ne t'embêterai plus avec ça. Mais, s'il te plaît, quand tu te sentiras prête, parle-moi.
Rien n'est aussi inquiétant que le silence. Il règne avant la tempête, entraîne dans son vortex tous les non-dits du monde. En son néant, éclosent à l'infini les possibles tus, les paroles retenues dont gronde l'onde muette. Un jour où l'autre, le silence déborde. Il noie alors en son sein les beaux tissus de mots qui parent nos existences.
Rien n'effrayait tant Alix que le silence. Un silence en particulier lui donnait continuellement des sueurs froides. Depuis qu'elle avait répondu aux sentiments de Simone, l'adolescente n'avait plus ouï une parole ni reçu aucun message de Délia. Comme la reine se taisait, la routine de Sainte-Anne se poursuivait sous l'apparence d'une harmonie précaire. Les remarques méprisantes se raréfiaient, les regards en coins s'adoucissaient et Alix ne souffrait que peu du regard des autres. Devait-elle sa tranquillité à la réputation menaçante de Simone ou au mutisme suspect de son ancienne amie ? À la coïncidence favorable des deux, supposait-elle. Cependant, Alix ne se leurrait pas. Délia n'avait nulle intention de l'épargner. Entre elles, se tramait une guerre froide. Chacune y faisait bloc et tenait sa position, un rideau d'indifférence rabattu en bouclier. En de telles circonstances, le seul fait d'ouvrir le dialogue signait déjà une capitulation. Alix le savait et se terrait à l'approche de Délia dans une réserve coupable. De temps à autre, elle se sentait submergée par le besoin, urgent et absurde, de lui expliquer son geste. Son engagement envers Simone lui interdisait en tous les cas de faire le premier pas.
Elle n'aurait su dire quels aspects de Délia lui manquaient, ni pourquoi. À présent qu'elle avait l'habitude de se livrer à Simone en toute sincérité, d'échanger au quotidien avec Marion ou Pamela, sans jamais chercher à abonder dans leur sens, Alix prenait la mesure de ce qui avait toujours manqué dans ses anciennes amitiés. D'entrée de jeu, une fondation nécessaire s'était retrouvée de travers, parce qu'elle redoutait de déplaire et se préoccupait de leur jugement plus que de leurs avis. À force d'éviter de les contrarier, elle avait fini par rendre tout dialogue stérile, toute honnêteté proscrite. Marion le lui rappela un jour en ces termes :
— Tu ne leur as jamais laissé une chance de t'apprécier telle que tu es.
Et Alix ne pouvait que lui donner raison. Si elle en était venue à mépriser ceux qui avaient un jour été ses amis, c'était en bonne partie de sa propre faute. Seuls Romuald et Aurélie ne lui avaient pas tourné le dos. Plusieurs fois d'ailleurs, elle les accompagna au cinéma et, à l'occasion, Marion se joignit à eux. Même son cousin dérogeait à ses lois ; l'emprise de Délia faiblissait. Après plus d'un mois sans lui adresser la parole, l'envie de crever l’abcès démangeait de plus en plus vivement Alix. Une conversation à cœur ouvert avec la reine de Sainte-Anne relevait encore de l'impossible, mais demeurait un atout jusqu'alors sous-estimé.
À la veille des vacances d'avril, la classe de terminale était en effervescence et les garçons du fond plus dissipés que jamais. Parce qu'aucun ne tremblait de croiser l'Alien terrifiant durant les deux prochaines semaines, nombreux s'autorisèrent plus de moqueries qu'à l'ordinaire. Soucieux de ne pas être le dernier à rire, Mathias céda à l'impulsion générale et flanqua à Alix l'une des frappes amicales dont il la gratifiait jadis, en lui poussant l'épaule.
— Eh Léchemouille ! C'est quoi ce nouveau look ? T'es en train de muter ? T'as trop bouffé de glaire d'alien ?
L'occasion était trop belle. L'adolescente se retourna et adressa à son bourreau le plus amusé des sourires.
— Oh, tu sais, quand on aime, trop, c'est jamais assez ! D'ailleurs, j'y pense... ce surnom que tu me donnes... Léchemouille, hein ? Parce que tu te dis que j'adore faire des cunnis à ma copine ? C'est vrai, j'avoue, mais on fait plein d'autres choses. Et toi alors ? Me dis pas que tu lèches jamais Délia.
Décontenancé par sa question, le garçon en fut rendu à bredouiller bêtement.
— Écoute Math, l'interrompit sa camarade, y a pas trente-six solutions. Soit t'as jamais fait un cunni de ta vie, et c'est vraiment triste pour vous deux. Soit toi aussi tu lèches ta meuf, et donc je peux t'appeler Léchemouille.
Soudain penaud, Mathias haussa les sourcils. Une mimique qui devait sans nul doute détendre l'atmosphère.
— Merde... C'est pas con c'que tu dis...
— T'as vu ça, Léchemouille ! insista lourdement Alix, osant jusqu'au clin d’œil.
Mathias céda au rire, moins grinçant que tantôt. Le soir même, Délia entendrait sûrement parler de cette histoire. Le récit soutenu par l'une des fameuses imitations de son mec, peut-être en rirait-elle. Au minimum, elle y penserait. Voilà comment Alix s’infiltrerait dans son esprit, renouerait le contact sans rompre le silence.
Ce que l'adolescente omettait, c'est que Délia n'avait en rien besoin qu'on la rappelât à son bon souvenir. Il ne se passait pas une journée sans qu'elle pensât à Alix, sans qu'elle la maudît pour sa trahison et cherchât le moyen de s'en consoler. Ce même vendredi, l'agitation occurait également dans sa classe. À cinq minutes de la sonnerie, tout le monde chahutait, à l'exception d'elle, pensive, et de Simone, aussi impassible qu'à son habitude. Lorsque le professeur dépassé anticipa la cloche et autorisa ses élèves à prendre congé, Délia se leva d'un trait, ses affaires sous le bras, qu'elle plaqua dans la seconde sur le pupitre encombré de la gothique.
— Tout ça c'est de ta faute, espèce de tarée ! Qu'est-ce qu'Alix peut te trouver, hein ? Quel putain de sortilège t'as été lui lancer ?
Simone s'arc-bouta, indolente, contre le dossier de sa chaise. Surjouant la sérénité, elle déploya un sourire outrancier et narquois.
— Si je savais lancer des sorts, crois-moi ma pauvre, tu cracherais des crapauds.
— T'as tout foutu en l'air, sale conne. Tu voulais me pourrir la vie, hein ? Tu voulais te venger ? Eh ben, c'est réussi. T'as trouvé la pire chose possible : tu m'as volé ma meilleure amie.
— Ta meilleure amie, hein ? Alix était lesbienne bien avant de te connaître. Tu le savais, peut-être ? Alix n'allait pas bien, tu as remarqué quelque chose ? Son chien est mort, sa relation de couple a merdé... Tu étais là pour elle ?
— Elle n'a jamais rien dit, se justifia la reine au bord des larmes.
— Ah oui ? Et pourquoi ça, à ton avis ? Réfléchis bien, Délia. C'est ta dernière chance de décrocher une mention passable à l'examen de la meilleure amie.
— T'es vraiment un monstre, Simone.
— Sans déconner ? Alix ne t'a jamais rien dit, parce que tu es une petite garce prétentieuse qui prend les gens de haut. Continue de lui faire la gueule jusqu'à la fin de tes misérables jours. C'est vraiment le meilleur service que tu puisses lui rendre.
Simone remportait une fois de plus la joute verbale. Seulement, cette victoire facile avait le goût des mauvais jours. Elle n'en raconta rien, en déposant comme tous les soirs Alix sur le parking de la station-service.
— Tu viens, après ? quémanda celle-ci en lui soutirant un baiser.
— Ça dépend. Tu as quelque chose à me dire ?
— Comment ça ?
Penchée par la portière ouverte, la cadette se retenait à la bordure du toit pour soutenir son discours.
— Tu es distance, ces jours-ci. Il se passe quelque chose, Phoque ? Tu as recommencé ?
— Non. Il se passe un tas de choses. C'est le printemps. Les longues promenades avec Fox... Je ne sais pas quoi faire, après le lycée. Je ne sais pas quoi faire, maintenant, avec Délia. Et puis, il y a autre chose. Viens tout à l'heure, je te montrerai.
Dès qu'Alix s'en fut allée, Simone blêmit. Délia l'horripilait. Elle souhaitait du plus profond d'elle-même qu'Alix ne se réconcilierait jamais avec cette peste. Mais elle se haïssait aussi pour la part qu'elle jouait dans le maintien de ce clivage.
Machinalement, sa main courait dans le fond de sa poche, nerveuse. L'index titillait la sécurité du briquet. Rien qu'une flamme, rien qu'une fois. Elle souleva sa jupe et dénuda ses cuisses à la merci des brûlures. Battre le feu par le feu, expier dans la douleur. Plus elle réfléchissait à ce qu'Alix avait à lui montrer, plus l'issue de cette histoire se profilait obscure.
Elle serrait les jambes derrière la caisse de la supérette, ses quelques heures de travail délayées par l'angoisse en pénible éternité. Enfin, vint l'heure de se rendre chez Alix, de partager un repas convivial avec ses mères, puis de s'isoler.
— Alors ? Tu devais me montrer quelque chose.
— Ça m'a pris quelques soirées. Désolée, si j'ai pu te paraître distante. Je voulais marquer le coup. Désolée aussi, si c'est un peu bancal. Suis-moi.
La curiosité avalait subitement toute son inquiétude, tandis que Simone se laissait guider jusqu'à la loge où trônait l'ordinateur – l'étrange non-lieu de leur rencontre. Elle ferma les paupières, au commandement d'Alix. Elle les rouvrit à ses ordres pour découvrir, stupéfaite, sa dernière reprise de Garbage sublimée d'un clip vidéo, fragments de films mis bout à bout.
— C'est toi qui as … ?
Alix sourit tendrement.
— Les gens aiment ce que tu fais, Gaz. Même au lycée. Mais tes fonds noirs, sérieux, ça ne te rend pas justice. Tu ne veux pas qu'on voie ta tête ? Parfait. Maintenant, j'ai la solution. Joyeux anniversaire en avance.
Détournant les yeux, Simone fondit en larmes.
— Quoi, ça ne te plaît pas ? Si tu veux, on montera les prochaines ensemble, tu choisiras les extraits et...
Un baiser salé, suintant de larmes fraîches, coupa la parole à Alix. Les bras de son amante lui enserraient les hanches. Ses mains tiraient fiévreusement les passants de sa ceinture. La chanteuse articula :
— J'ai cru... que tu allais rompre avec moi.
— Gaz ! s'indigna la jeune fille en la repoussant avec douceur. T'es censée être intelligente, non ? Alors dis-moi, d'où te sortent des idées aussi débiles ?
— Je ne sais pas... je... J'ai vraiment peur de te perdre.
— Me perdre ? Tu vas devoir te donner beaucoup de mal, pour ça. Moi, je n'ai pas l'intention de te ficher la paix.
Un fondu au noir, l'écran rendormi et la porte close, Alix poussa Simone jusqu'au lit. Les corsets de ses robes la rendaient dingue. Avant d'en être venue à bout, elle perdit patience et entreprit de replier les dentelles de ses jupons.
— J'ai mes règles ! protesta la gothique avant que l'autre ne découvrît ses jambes.
— Depuis quand ça nous gêne ? La dernière fois...
— D'accord, c'est un mensonge.
Renonçant à s'embourber dans ce genre de comédie, Simone révéla d'elle-même les stigmates tous chauds qui décoraient sa peau. Alix hocha la tête, les lèvres serrées.
— Et notre promesse ?
— Je suis désolée, Phoque. Je... J'ai merdé.
Sans lui laisser l'occasion de se replier, la plus jeune saisit à deux mains le visage fuyant de son amante et accola son front aux plissures du sien.
— Tu sais que tu peux tout me dire, Gaz ? Tu le sais, n'est-ce pas ?
— Bien sûr que je le sais. Mais il y a des choses dont je ne veux pas parler, des mots que je ne peux même pas prononcer.
— Alors n'en parle pas. Dis-moi simplement ce que je peux faire pour aider. N'importe quoi. Je n'ai pas besoin de savoir ce qui te tracasse, mais je veux être là. Si tu veux te brûler, laisse-moi le faire sans te faire de mal.
Elles basculèrent sur le matelas, blotties l'une contre l'autre. Le silence, alors, n'avait plus rien d'un d'un abîme hostile. Leurs langues établirent le contact sans le recours des mots. Une onde de quiétude gonflait le tourbillon de leurs désirs muets. Cette seule étreinte les rassurait.
— Tu m'en veux ? se risqua tout de même à demander Simone.
— Évidemment que je t'en veux. Tu avais promis... Mais je sais aussi que c'est dur à tenir, comme promesse. Parfois, ça me démange sans vraie raison. Au moindre coup de blues, dès que je n'arrive plus à gérer ou que je me sens un peu seule...
— Tu as déjà cédé ?
— Non. Si je l'avais fait, je n'aurais pas le droit de t'engueuler. Je veux être à la hauteur, maintenant. Je veux te mériter. Je ne suis peut-être pas brave...
— Si, tu l'es.
— Non, je fais semblant. Mais ce n'est pas grave. Tant que les autres y croient, c'est suffisant, pas vrai ? Toi, par contre... Toi, je ne veux pas que tu me prennes pour quelqu'un d'autre. Je ne suis pas vraiment la fille de tes rêves, hein ? Mais je m'en tire bien, j'espère.
— Plus que bien, approuva Simone en glissant une main harponneuse dans les cheveux bruns de sa belle. Tu sais, Phoque, pour être honnête, ce que les gens disent de moi, la façon dont ils me regardent, ça m'atteint, ça me blesse.
— Je sais.
— Tu le sais ?
— Bien sûr. Personne n'est indifférent. Tu es la personne la plus émotive que je connaisse, donc je me doute bien. Mais tu es crédible, aussi. Alors j'ai envie de croire que tu t'en fous et que tu laisses couler. C'est ce que tu voulais non ? Tu doutes déjà de toi, je ne pouvais pas briser ton illusion.
— Alors, tu n'es pas déçue... Je ne voulais pas spécialement être forte, tu vois. Je n'ai juste pas eu le choix. Soit je me blindais, soit je me foutais en l'air. Je suis devenue bonne comédienne. Maintenant, tu sais.
Alix se redressa, les jambes repliées contre sa poitrine, le regard dans le vague.
— Gaz, tu n'as pas besoin d'être forte. Moi aussi, des fois, je peux te protéger.
— Me protéger de quoi ?
Timidement, ses doigts effleurèrent les cuisses aux cratères encore vifs, comme les traces d'astéroïdes, des larmes sèches et corrosives. Alix comprit enfin.
— D'Angélique.
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