Baiser : frénésie
Simone se hâta la première jusqu'à la cuisine. Sur ses talons, Alix profitait de boiter pour flâner et zieuter plus en détails l'élégante demeure de sa petite amie. En bas de l'escalier, sa paume s'attarda, distraite, sur le bahut où trônaient un vase garni de fleurs en soie, les photos de famille sagement encadrées et le vide-poche où seules gisaient les clés de Simone. L'un des cadres attira son regard. Le cliché ne datait que d'une poignée d'années, du vivant d'Angélique. Par-delà la maîtrise indubitable des sourires de magasines, elle lisait les craquelures, les tâches de poussière incrustées dans la vitre, chaque dysfonctionnement latent de ce foyer hollywoodien. Sa mère était Katharine Hepburn, la même courtoisie de façade ; le père Pierce Brosnan dans le dernier James Bond, nœud papillon et flingue en moins ; la petite Joséphine le sosie juvénile de Reese Witherspoon, tout droit sortie d'Un été en Louisiane. Et au milieu de la photographie parfaitement scénographiée il y avait les jumelles, deux muses blondes comme sorties de Virgin Suicides.
Ouais, l'ironie du sort...
On les différenciait à peine : mêmes cheveux soyeux, mêmes yeux vert mélèze, même pulpe labiale, port de tête orgueilleux, posture désinvolte. Simone ne de distinguait que de son double diabolique par son sourire éteint, ses accoutrements résolument noirs et la large marque qui ornait son visage. Pas une cicatrice, mais une tache brune diffuse, comme café renversé.
— Alix ?
Prise en flagrant délit, elle se laissa enlacer par la chair adorée qui se lovait contre son dos. Du bout de l'index, elle approcha le cadre.
— Ta joue...
— Oui. Avant la cicatrice, j'avais cette tâche de vin. Et avant de savoir ce que ça faisait vraiment d'être laide, ça me complexait beaucoup.
Tandis que le visage de Simone, par-dessus son épaule, se pressait contre le sien, l'adolescente glissa sa main le long de la joue opposée. Dès qu'elle sentit sous ses doigts les vallons abstraits de cette peau meurtrie, elle fut comme rassurée. Elle en traçait par effleurements les chemins, les apprenait par cœur. Un relief rocailleux, une fleur épanouie, une lettre froissée, une fissure qui s'étend à la surface d'un lac gelé, l'empreinte figée dans la roche d'une créature préhistorique : mille formes aux mille histoires naissaient sous ses caresses, sur ces stigmates fantasmés. Même aveugle, se plaisait-elle à penser, elle aurait reconnu l'amour de sa vie à ce seul contact.
Tu es magnifique. Tu es tout ce que je désire.
Des mots tus que son geste distillait tendrement. Semant un baiser furtif dans la paume de sa belle, Simone tourna les talons et disparut de nouveau en cuisine. Sa voix rauque résonna depuis la pièce voisine.
— Un jour, j'ai entendu l'une de mes tantes raconter ce truc à propos des angiomes : ce serait les traces de coups qu'on se prend dans le ventre de sa mère. C'est faux, je crois. Mais j'avais envie d'y croire, envie de me convaincre que, si je n'étais pas jolie, c'est parce qu'Angélique m'avait tabassée avant même la naissance. Je le lui reprochais souvent, et elle ne niait pas. Elle aimait cette version-là. Elle aimait être le bourreau. Être gâtée par la nature, c'était trop facile pour elle : elle préférait savoir qu'elle m'avait volé mon visage, qu'elle avait jalousement gardé toute la beauté pour elle toute seule.
— Qu'est-ce qui s'est passé avec ton angiome ? Je veux dire, c'est juste une tache, ça n'a rien de si terrible... Comment s'est devenu ce que tu as aujourd'hui ?
Alors qu'Alix rejoignait d'un pas flâneur sa compagne, sa main maladroite accrocha un feuillet qui chuta du bahut. Elle se baissa pour le ramasser et découvrit alors la plaquette d'informations d'une clinique locale. Presque contrainte par le silence de Simone, elle y lut à haute voix :
— « Reconstruction faciale » ? Tu penses te faire opérer ?
Alors qu'elle pénétrait dans la cuisine et glissait le document sur le coin du plan de travail, elle trouva la gothique immobile devant les plaques de cuisson, une main serrée sur le manche de la casserole pleine d'eau, l'autre brandissant le paquet de farfalles. Les prunelles égarées dans les instructions au dos, elle se mordait les lèvres.
— Sérieux, t'as dix-neuf piges et tu sais pas faire cuire des nouilles ? se moqua Alix avec affection.
— Approche.
Le ton était impératif : les consones crues, les voyelles amères. Inquiète d'avoir peut-être blessé son ego, Alix s'avança pour lui prêter main forte. Mais à peine se postait-elle aux côtés de son hôte devant la gazinière que cette dernière écarta la casserole, lui saisit fermement le crâne et l'astreignit de toutes ses forces à ployer le dos. De stupeur, Alix tenta de se dégager. Effrayée, elle lutta même pour s'extirper des bras qui alors ne lui témoignaient plus la moindre tendresse. La poigne et le crochet de Simone s'avéraient cependant les plus robustes. Avant d'avoir pu émettre le moindre cri de protestation, la jeune fille se retrouva tordue en deux, le profil aplati contre la plaque chauffante. Elle expulsa un gémissement et un torrent de larmes.
Au-dessus d'elle, la voix impitoyable déroula sa sentence sur le timbre feutré d'une berceuse :
— Tu crois vraiment que tu souffres ? Tu crois vraiment qu'on veut te plaindre ? Cette fois, tu vas savoir ce que c'est que d'être moche, que d'être irregardable. Tu peux me remercier, parce que maintenant c'est de ma faute.
La palme froide de Simone plaqua plus fermement sa joue contre la fonte. Alix serra les dents. Rien. La plaque resta froide, l'emprise se relâcha. D'une main aimante, la chanteuse releva en douceur le visage de sa belle, intact.
Alors Alix vit.
Elle contempla les ravages de la tempête muette qui avait délavé sans relâche les joues de son amante, charrié le noir de ses yeux sur toute la pâleur de sa mine, érodé son sourire, balayé toute sa joie par une sourde souffrance.
— Voilà ce qu'elle a dit, en maintenant ma tête contre la plaque brûlante. Voilà ce que cette cinglée racontait pendant que je hurlais à la mort. Elle ne s'est jamais excusé pour ça. Elle a préféré se pendre que demander pardon.
Simone soupira, savourant quelques secondes l'aigreur de ses vérités. Une aigreur dissoute à mesure que les spectres, enfin lâchés, s'éloignaient – enfin libres. Puis elle s'avança, les mains tendues en signe d'apaisement. Comme Alix ne reculait pas, elle les glissa, câlines, au creux de ses hanches et apposa sur sa tempe un baiser timoré.
— Je te demande pardon, Phoque. Je ne voulais pas te faire flipper. Je ne savais juste pas... quels mots mettre sur ça.
Abasourdie, Alix ne bougeait plus. Elle respirait à peine. Son cœur battait de rage, ses yeux rivés sur le cercle de fonte. Puis subitement toutes ses émotions retombèrent, comme une pluie diluvienne. Rincée, elle vacilla contre la gothique et l'étreignit, si fort qu'il lui sembla humer ses larmes et absorber en un instant toutes ses pulsations. Une caresse parcourut sa nuque au son de la voix de Simone, cassée et vibrante.
— Tu voulais savoir ce qu'il m'est arrivé. Tu te sens mieux maintenant ?
— Non. Je suis furieuse que cette connasse soit morte et que je ne puisse pas la tarter jusqu'à transformer sa gueule en putain d'hématome !
Alix regrettait âcrement ses questions. Elle regrettait de s'être obstinée à demander l'indicible, d'avoir poussé Simone dans la peau de sa tortionnaire. Cette dernière, pour sa part, s'en voulait d'avoir provoqué pareil malaise mais, tout à la fois, se réjouissait vaguement que l'autre, si chère à son cœur, eût éprouvé aussi vivement ce choc qui la hantait. Jugeant leurs remords superflus, elle se composa un timbre clair et enfila les mots avec la ferveur d'un hymne :
— Avec le recul, j'ai trouvé une raison d'aimer cette cicatrice : maintenant, je suis sûre de ne pas lui ressembler, de ne pas voir son reflet dans la glace, qu'on ne me confondra jamais.
L’œil d'Alix roula vers le plan de travail, où elle avait abandonné la plaquette de la clinique. Simone lui sourit.
— Oui, tu as compris. Ma mère peut continuer de me harceler avec ses chirurgiens, je ne me ferai pas opérer. Je veux rester exactement telle que je suis, exactement telle que tu m'aimes.
— Mais toi, est-ce que tu t'aimes ? s'assura la pin-up.
— Ça va prendre encore un peu de temps je crois. Mais je suis en paix. Grâce à toi, à Pam, à Marion, à la musique, à ces gens qui m'écoutent chanter au lieu de fixer ma tronche... Encore désolée pour la frayeur que je t'ai causée. Mais ça m'a fait du bien.
Un sourire colora la lèvre blême d'Alix.
— Sadique, souffla-t-elle.
Avant que l'intéressée put s'en offusquer, elle musela leurs tourments dans la tiédeur d'un baiser.
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