Baiser : ferveur
Tant bien que mal et malgré son franc-parler, à la fin du dîner, l'adolescente avait conquis l'assistance. L'épisode des baskets déjà loin derrière elles, Nathalie saluait ses goûts vestimentaires et insista sèchement pour que sa propre fille, éternellement grimée en poupée macabre, en prît de la graine. Sans se laisser amadouer, Alix affirma tout bonnement adorer les noirs assumés de Simone : ils lui rappelaient la poésie des personnages de Tim Burton ou les figures impressionnistes des films des années 20.
À court d'argument, Roger haussa les épaules :
— Oui, c'est un style...
— En parlant de style, claironna Nathalie qui apportait alors une pochette en carton. Tu m'as l'air d'une jeune fille raisonnable, Alix. Je me trompe ? Alors, aurais-tu l'obligeance d'expliquer à Simone pourquoi elle doit envisager la chirurgie esthétique ?
La colère montait à la tête de la gothique, comme elle inspirait rudement. Le temps qu'elle cherchât les mots justes pour riposter, Alix s'était tournée vers sa mère et demandait, ingénue :
— Pourquoi est-ce qu'elle doit l'envisager, au juste ?
— Allons, il ne faut pas se voiler la face. Comme tu le constates, Simone a été victime d'un malheureux accident. Mais il y a des solutions. Rien ne la condamne à passer le reste ses jours affublée de cette horreur. Une reconstruction et ce sera déjà plus propre. Oh, mais ma fille est fière et ma fille préfère jouer les martyrs ! N'est-ce pas ?
Les poings serrés contre l'assise de sa chaise, Alix luttait au mieux pour contenir l'invective qui lui démangeait la gorge. Avant que Simone s'emportât la première, elle ne put qu'articuler :
— Ce n'est pas une horreur, Nathalie. C'est une cicatrice.
Alors, les regards sceptiques de toute l'assemblée, Simone comprise, se portèrent sur elle.
— C'est une cicatrice, répéta-t-elle convaincue. Regardez...
Pour l'exemple, elle refoula la honte qui lui pressait le cœur et remonta la manche de son chemisier pour dévoiler aux yeux effarés de toute sa belle-famille ses poignets balafrés, à jamais gravés des stries claires, comme une table d'école décapée au compas.
— Moi aussi, j'en ai. Et pire, elles sont de ma faute.
— Qui fait ça ? s'indigna Joséphine d'une grimace répugnée.
Sa sœur en avait fait autant, et subi plus encore. Qui alors l'avait remarqué ? Qui s'était révolté ? Personne. Alix cependant ne céda pas à l'envie d'accuser. Elle conserva le calme qui, en cet instant, lui paraissait leur seul salut.
— J'ai fait ça, assuma-t-elle. Ce n'était pas bien et je n'aurais pas dû. Maintenant, je le sais. Mais, à ce moment-là, j'étais assez triste pour m'infliger ça, trop désespérée pour m'ouvrir à qui que ce soit, et même trop lâche pour essayer d'aller mieux. Et à ce moment-là quelqu'un m'a tendu la main, quelqu'un m'a appris que je méritais de vivre, quelqu'un a changé le monde pour moi. Alors, je ne veux pas oublier, je ne veux pas que ça s'efface. Ce sont des cicatrices. C'est notre histoire gravée à même la peau : nos peines, nos peurs, nos joies... Tout ça, on ne l'efface pas.
La gorge sèche, elle s'enfila d'un trait tout le contenu de son verre d'eau. Sa langue martela, en même temps que le socle la nappe :
— Alors non, je ne dirai pas à Simone de se faire opérer. Elle fera ce qu'elle voudra, et ce qui lui convient.
Nathalie replia sa chemise cartonnée, presque résignée.
— Et quel employeur voudra d'elle, tu crois ?
— Peu importe, puisqu'elle veut enseigner. Elle passera un concours.
En bout de table, la jambe nerveusement secouée, Roger lui aussi se faisait un sang d'encre :
— Et si les élèves se moquent d'elle ?
— Oh, si c'est comme au lycée, ils auront trop peur pour se moquer !
D'une œillade débonnaire, Alix s'assura que cette pique amusait sa compagne autant qu'escompté. Le rictus silencieux de Simone la soulagea. Subitement, toute animosité avait délaissé cette dernière. Pour la première fois quelqu'un l'épaulait, soutenait ses décisions, aussi contestables fussent-elles. Quelqu'un respectait sa volonté. Quelqu'un prenait sa défense. Alix la défendait, bec et ongles, par simple amour, par pure loyauté. Ce sentiment de sûreté absolue, jamais encore elle ne l'avait éprouvé.
Sereine, la gothique joignit les mains devant elle et entonna sans hausser la voix :
— Alix a raison. Je n'ai pas peur, je n'ai pas honte. On me dévisagera, oui. On se moquera, sûrement. Mais qu'est-ce que ça peut me faire ? C'est mon visage. C'est le seul visage avec lequel je me reconnaisse.
Confus, Nathalie et Roger fixaient le fond de leurs assiettes vides. Plus concernée, Joséphine tendait le cou aux paroles de sa sœur.
— Je comprends que vous ayez de la peine à me regarder en face. À quel point c'est difficile que votre fille soit moche ? À quel point vous avez honte, en vous souvenant tous les jours que vous n'avez rien fait ? … Qui a refusé qu'Angélique soit internée ? Pas moi. Moi, je vais vivre avec ça. Et vous, vous allez contempler vos erreurs.
La tirade prononcée et Simone résolue, sa petite sœur se leva, contourna la table et la prit chaudement dans ses bras. Depuis combien de temps n'avaient-elles pas partagé ne serait-ce qu'une accolade ? La musicienne n'aurait su le dire. À dater de sa sortie de l'hôpital, nul n'avait plus osé la toucher, comme si la meurtrissure d'une joue pouvait gangrener tout le corps et contaminer d'un banal effleurement.
Ce câlin sororal avait la texture d'un souvenir : lointain, incertain, irréel. Une larme solitaire s'arracha à l’œil de Simone, déjà démaquillé par la dernière tempête. Ravalant des mots qui auraient tout ruiné, elle blottit sa tête contre le cou de Joséphine.
— Tout de même, rechigna Nathalie, la figure attendrie à la vue de ses filles. Tu n'as pas peur de finir seule ? Avec cette tête-là, personne ne va vouloir t'épouser.
Cette fois c'en était trop. Aucune patience, aucune persévérance ne viendrait à bout de préjugés aussi scurriles. Une colère fulgurante redressa Alix, son poing cogna sur la nappe aussitôt chiffonnée.
— Non mais vous vous écoutez parler ? Quelle mère sort ça à sa fille ? Même la mienne n'oserait pas, alors qu'elle n'a aucun tact et ne voulait même pas de moi. Simone est attentionnée, cultivée et brave. Celui qui ne voit pas ça a de la merde dans les yeux... Et elle est belle, aussi. Les rois et les reines n'ont qu'un profil sur leurs pièces, il n'y a pas besoin de plus.
Alix suait à grosses gouttes. Jamais elle n'avait tenu de tels propos à un adulte, alors à sa potentielle future belle-mère... Touchée, désopilée et terrifiée tout à la fois, Simone se hâta de lui resservir un verre d'eau. La pin-up n'en but qu'une gorgée. Les mots débordaient de sa bouche :
— Il faudrait être stupide pour ne pas l'épouser ! Stupide ou...
— Lesbienne, affirma Simone.
Un ange circonspect jeta son silence sur la tablée. Le mot était lâché. Un joli petit tabou au parfum d'île grecque et de toges débraillées. Sûre d'elle, la gothique se leva pour soutenir sa partenaire tremblante. Tandis qu'elle entourait sa hanche d'un bras affectueux, elle annonça avec fierté :
— J'aime Alix, et elle m'aime comme je suis. Vous avez tous raison : elle est raisonnable, serviable et belle à en crever. Et pourtant, à ce que je sache, je ne la dégoûte pas.
Comme pour attester de ce qu'elle avançait, Simone chercha le regard de sa belle, qu'elle trouva tel qu'elle le connaissait : sincère et sans détour, baigné d'admiration, débordant de désir.
D'instinct, elle l'embrassa.
Les joues d'Alix s'empourprèrent illico. Elle ignora néanmoins les mentons tombants de toute la famille, ferma les yeux et saisit à deux mains le visage de sa chère pour lui rendre son baiser. Ce n'était plus un jeu de lèvres, la libido capricieuse de deux amantes, un bécot de réconfort. En cet instant précis, leurs bouches muettes scellaient une promesse.
Je serai là, quoi qu'il advienne.
Cela ne dura qu'une flopée de secondes. Bientôt, la paume d'Alix délaissa dans une caresse les ravines de l'autre joue. Elles se rassirent. La mine pâle de Simone se para d'un sourire extatique.
— Peut-être qu'on ne se mariera jamais mais, rassurez-vous, je ne vais pas finir seule.
Le coin de sa chemise corné entre ses doigts, Nathalie contenait les remarques qui lui fusaient à l'esprit. Demeurée auprès de sa sœur, Joséphine lui pressa le bras d'une moue approbatrice. Seul Roger, en digne chef de famille, se redressa sur son siège et prononça son verdict.
— En Espagne, c'est possible.
Simone tomba des nues.
— Pardon ?
— La loi a changé l'été dernier. Rappelle-toi. Tu pourrais te marier en Espagne, si c'est ce que tu veux. Quand j'étais jeune, j'ai travaillé sur une villa près de Barcelone et... Qu'est-ce qu'il y a Sissi ? Tu pensais que je ne savais pas ?
À la vérité, elle ne pensait pas. Elle ne s'était jamais demandé ce que ses parents en diraient. Il était évident qu'ils désapprouveraient, comme tout le reste. Avait-elle mal jaugé ?
— Vous n'avez jamais soutenu aucun de mes choix, bégaya-t-elle.
— Ah non ? Tu étais un désastre en tennis, les pires revers que j'ai vus de ma vie. Tu tenais ta raquette comme une guitare, alors qu'est-ce que j'ai fait ?
— Tu m'as offert une guitare.
— C'est vrai. Je n'ai pas su aider Angie. Je n'ai pas su m'y résoudre. Personne ici n'a pu. Pour ta joue, pour sa mort, je ne pouvais rien faire. Mais je ne t'ai pas laissé tomber, Sissi. Toi, quand j'ai senti que j'allais te perdre, j'ai trouvé le courage de t'envoyer en thérapie. Je n'ai jamais lâché l'affaire. Ça n'a aucune importance, quels vêtements tu portes, en quoi tu teins tes cheveux, la musique que tu aimes. La seule chose qui compte, c'est que ma fille aille bien.
Toutes vannes ouvertes, les yeux félins de la gothique pleuvaient des cascades. Alix et Joséphine s'alliaient pour la consoler, à grand renfort de tendresse.
— Pardon Papa... je...
D'un clignement de paupières, il rejeta ces excuses qui n'avaient pas lieu d'être. Dubitative, Nathalie écarta sa pochette et se laissa aller contre le dossier de sa chaise.
— Tu n'en as toujours fait qu'à ta tête, Simone. Tu ne veux pas de mon avis, hein ? Très bien. Fais ce que tu veux. Mais débrouille-toi pour être heureuse.
— Je le suis.
La tête renversée contre l'épaule d'Alix, elle se délecta des flots qui lessivaient sa face. Tout était dit, ou presque. Ne manquait qu'un murmure.
— Merci, Phoque. Toi aussi, je crois que tu viens de me sauver la vie.
(cette fois c'est VRAIMENT la fin du chapitre)
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