XXX. Sorcière
Le lundi 3 juillet, la foule des lycéens se pressait devant les panneaux d'affichage de Sainte-Anne pour découvrir les résultats du baccalauréat. Tandis que Marion et Simone attendaient patiemment que le hall fût moins bondé, Alix mimait avec ironie de consoler Mathias de son indubitable foirade. Tout à leur inverse, Pamela joua méchamment des coudes pour se tailler un chemin jusqu'à la liste. Lorsqu'elle y trouva son nom, un hurlement strident ébranla la masse dont elle s'extirpa en toute hâte. Elle s'élança vers la petite bande, un rebond euphorique en direction de Marion.
— Putain de merde, je l'ai !
Sans laisser le temps à l'étonnement de gagner les visages, la Barbie saisit à deux mains celui sidéré de son ex et l'embrassa langoureusement. Une main dans sa nuque, cette dernière lui répondit de bon cœur. Elle ne l'admettrait pas, mais le goût du gloss de Pam lui manquait et l'enivrait. Si ce baiser devait être le dernier, alors Marion voulait l'éterniser. Sans faire cas des beuglements de surprise qui s'élevaient autour d'elles, elle enroula alors un bras aguicheur autour de la taille dénudée de la belle blonde et, pendant près d'une minute, imprima à sa langue habile toute la soif de ses papilles.
Leurs bouches essoufflées se rejetèrent. Pamela haleta :
— Est-ce que...
— Non, la refréna Marion. C'était le dernier, celui de la fin, celui que tu méritais. Je ne te remercierai jamais assez.
Pendant que les autres découvraient leurs résultats avec satisfaction ou soulagement, Pamela serra les bras autour de son nombril. Son cœur venait de dégringoler de plusieurs étage. Il se trouvait là désormais, tout en bas. Il lui poussait tous les organes. Il pulsait comme un fou. Avant de fondre en larmes, elle tourna les talons. Un pivot de huit centimètres de hauteur qui se serait sûrement brisé dans la manœuvre, si Simone n'avait pas surgi dare-dare pour lui prêter son épaule.
Dès le lendemain, Marion embarqua pour le Portugal sans billet de retour. Pamela pleura tant qu'elle se figura vidée, asséchée, aussi fripée qu'un fruit sec. Elle pleura allongée, à en rouiller ses boucles d'oreilles. Elle pleura assise, au jardin, sur la balancelle, au point de noyer la glace apportée par Simone. Et elle pleura encore, plus tordue que debout, en frappant rageusement le ballon de basket avec lequel Mathias entendait bien tabasser sa peine. Puis la chaleur monta et ses larmes comme son cœur s'asséchèrent.
Dans la foulée, tout le lycée se retrouva chez Antoine, pour célébrer le diplôme ou se consoler de l'échec en se trémoussant sur My humps. Bien qu'elles n'auraient pas craché sur l'occasion de prendre la revanche du dernier Halloween, Simone et Alix n'étaient pas de la partie. La famille de la première recevait les mères de l'autre pour un dîner dans les formes. Encore un peu, et il aurait fallu prendre au sérieux cette histoire de mariage espagnol !
Monsieur et Madame de Molret avaient mis les petits plats dans les grands, ce qui donna à Cyrille un reflux douloureux des repas de son enfance. Heureusement, les conversations passionnées de Cassandre eurent tôt fait de séduire le couple d'architectes. Davantage qu'ils ne fêtaient leur bac et la fin du lycée, les parents épiloguaient sur les détails pratiques des vacances ce leurs filles. La rousse n'hésita pas, alors à reléguer à sa compagne les responsabilités maternelle, préférant abreuver les trois jeunes filles des histoires de sorcières qui se contaient sur Vilmorne.
Au début de la semaine suivante, Alix hissait ses bagages dans le coffre de Simone et elles prenaient la route. Les heures filèrent au rythme des CD de la gothique : My Chemical Romance, System of a Down, Lacrimas Profundere, jusqu'à ce qu'Alix osât balancer la compil juteuse qu'elle avait gravée avec amour. Et les kilomètres s'enchaînèrent, les têtes secouées sur When the Sun Goes Down, les voix brisées en bramant U + Ur Hand, les doigts de Simone qui la démangeaient tout au long d'Animal I have become, l'envie de titiller sa gratte.
Il faisait presque nuit lorsqu'elles arrivèrent à Vilmorne. Malgré le peu de kilomètres qu'il leur restait à parcourir, Simone, prévoyante, marqua une halte à la pompe à essence.
— Le boulot te manque déjà ? la taquina Alix.
Cette station de cambrousse avait des allures délabrées, et pas de terminal de carte bleue. Le réservoir rempli, Simone s'apprêta à aller chercher quelqu'un dans le sinistre hangar d'où émanait le halo d'un néon. C'est alors qu'un type bourru en chemise à carreaux et au menton hirsute vint à leur rencontre.
— Oh, Alix ! s'écria-t-il en reconnaissant la jeune femme accoudée au toit décapoté.
— Salut vieux !
La tête du pompiste avait beau lui être familière, elle ne remettait plus son prénom. Elle savait juste qu'une vieille et sombre histoire le poussait à offrir systématiquement le plein à Goupil.
— T'es pas toute seule, je vois. Elles sont où tes mères ?
— Elles profitent de leur tranquillité. Tu fais un prix à ma copine ?
Sous le regard tout rond d'une Simone estomaquée, ces brèves négociations se soldèrent par un tope-là et elles reprirent la route sans débourser le moindre sou.
— C'était quoi ça ? se gaussa la chanteuse encore sous le choc.
— Une dette familiale, j'imagine.
Quelques bornes plus loin, elles passaient le portail des grand-parents. Alix avait pris le soin de les appeler quelques semaines plus tôt et les avait bien prié de ne faire aucune remarque sur le visage marqué à vie de Simone. Grand-père ne put empêcher un sourcil stupéfait de se lever,mais ils respectèrent scrupuleusement les consignes de leur unique petite-fille.
Harassées par la route, sa compagne et elles trouvèrent en arrivant un repas chaud et les lits faits. Comme Alix les autres étés, elles occupaient l'ancienne chambre de Cyrille et Maxime, aux lits superposés. Ils étaient cependant assez larges pour que la pin-up, après avoir soigneusement défait ses draps, descendît se glisser dans la couche de sa petite amie.
À l'aube, les rais incandescents qui filtraient par le store mal tiré surprirent leurs corps enchevêtrés. Leurs caresses engourdies s'étirèrent jusqu'au chant du coq. Les grands-parents n'étaient pas levés qu'elles quittaient la maison ; Alix dans une combi courte tout à fait adorable, Simone en short et t-shirt noir uniforme, la figure protégée par un chapeau tombant.
Lorsqu'elles tambourinèrent à la porte de chez Gaëtan, les nuées roses striaient encore la toile du ciel de leurs pastelles à l'huile, diluées dans l'orange d'un soleil levant. La garçon leur ouvrit, la moue ensommeillée. Sur ses talons, un petit brin de filles qui, abstraction faite de ses lunettes, ressemblait très pour trait à sa chanteuse préférée. Le sourire jusqu'aux oreilles, les vieux amis se sautèrent dans les bras alors que, plus réservées, leurs amoureuses se saluaient de la main.
Et les jours s'écoulèrent, paisibles.
Au matin, les ruelles dévalées, roulettes aux pieds. Après quelques gamelles à imiter Gaëtan et Élodie, la gothique droppait, avec une désinvolture qui faisait baver sa belle. Celle-ci ne rivalisa pas avec les trois skateurs : elle se laissait aller sur ses patins, seulement heureuse de fendre l'air à leurs côtés. De temps à autre, Simone s'accroupissait sur sa planche, le sourire en coin, les bras noués autour des hanches de sa patineuse, entraînée par sa course, le nez en l'air, le regard perdu dans les cheveux châtains qui voletaient sous l'azur.
Au déjeuner, d'étranges conciliabules dans la cuisine, où les deux lycéennes suivaient tant bien que mal les recettes dictées par la matriarche. Passé le choc de la cicatrice, Mamie ne tarit pas d'éloges sur l'amie de sa petite-fille. Polie, soignée, toujours à mettre la main à la pâte, Simone avait presque tout pour plaire. Une fois qu'elle eut dépoussiéré le piano dont Cyrille n'avait jamais voulu joué et entamé une valse ; une fois que ses grands-parents eurent danser, yeux dans les yeux, comme s'ils vivaient leur premier bal des pompiers ; une fois encore qu'elle eut fait la lecture au vieil homme, dont la Pléiade avait été plus boudée encore que le piano, Alix jugea qu'il était temps pour l'honnêteté. Elle rencontra l'étonnement, mais pas une once de froideur dans le regard de ceux qui l'avaient toujours chouchoutée. L'incroyable advint même. Mamie gratifia Simone de la tendre accolade à laquelle Cassandre n'avait jamais eu droit. Dès qu'elles l'eurent assuré que son humour potache ne les offusquerait pas, même Papy retrouva son air serein.
Au soleil brûlant de l'après-midi se prêtaient les promenades au bois et les heures à languir, couchés sur les serviettes au bord de la rivière. Alix et Gaëtan chahutaient dans l'eau avec autant d’espièglerie qu'à leurs six ans. Élodie et Simone vernissaient les ongles l'une de l'autre, après quoi la première leur tressait à tous des bracelets brésiliens, tandis que la seconde basculait sur le ventre pour se plonger dans un beau livre emprunté au grand-père. Les lunettes de soleil qui lui glissaient sur le nez, un doigt humidifié au bord de la lèvre qui cornait le coin d'une page. Dès lors qu'elle l'apercevait, Alix se figeait, transie. Elle se laissait éclabousser, bousculer et noyer par son ami d'enfance ; la zone du plaisir de son cerveau en pleine erreur fatale, saturée des visions de Simone.
Pour qu'elle ne manquât rien du folklore local, on fit aussi visiter à cette dernière le fameux musée de l'inquisition : un débarras de trois pièces et d'archives falsifiées à l'arrière de la mairie. Le chat noir en dentelles dut s'en tirer fissa, la larme à l’œil, les mains pressées sur son abdomen pour ne pas éclater de rire sous les yeux du concierge travesti en gardien.
Une fois la lumière faite sur le glorieux passé de Vilmorne, Alix dévoila le sien, un fragment après l'autre. Le parc où autrefois elle avait tabassé le petit Gaëtan, avant de s'en faire un ami pour la vie. L'école primaire dont elle s'était fait renvoyer après avoir pété le bras du petit malotru qui traitait sa mère de gouine. L'auberge de l'oncle Paul, vendue et transformée en un classieux hôtel.
— Sans vouloir manquer de respect à votre joli trou perdu, il y a des gens qui payent un bras pour passer une nuit là ?
— Bien sûr ! affirma le skateur, la voix gonflée d'ironie.
— Des tas de gens, appuya Alix du même timbre. Tous ceux qui veulent s'entraîner à la chasse aux sorcières !
À la tombée de la nuit, des cris de loups et de chouettes. Des silhouettes tournoyantes qui gambillaient dans le parc en mimant un sabbat. La messe impie – gospel bestial, rires en chapelet – se poursuivait autour du feu de camp, au fond du jardin de la Mémé de Gaëtan. Élodie leur enseigna l'art ancestral du marshmallow grillé, la guimauve fondue entre deux biscuits, un supplément de chocolat pour les gourmands. Et, soir après soir, Simone joua du ukulélé qu'elle avait apporté à défaut d'une guitare. Le rock, la pop, le rap : tout prenait sous ces cordes les sonorités d'un Woodstock hawaïen. Après la musique, venaient les actions ou vérité, les souvenirs d'enfances ou les traditionnelles histoires d'horreur, l'angoisse aidée par la lueur rougeâtre et le crépitement des flammes. On pointait les maisons voisines, soudain peuplées de fantômes. La harpie qui servait au café se muait en croquemitaine et le pauvre bonhomme de la station essence en la proie affolée d'une Dame Blanche à moto.
Dans le noir absolu, Alix et Simone traversaient les rue vides pour regagner la maison, la chambre aux vieux lambris, les draps brodés d'une autre époque. Ôtés les hauts moites au senteurs de braises et les shorts qui épousent les courbes de leurs fesses. Plus que le nu musqué dans l'étroitesse du lit. On se douchera demain ! À bras le corps, une confusion totale : de la tendresse fougueuse et du plaisir qui blesse. La chaleur caniculaire faisait pâle figure face à l'envie bouillante qui cinglait leur libido : chaque soir, désirer l'autre un peu plus. Là, couvées par la nuit, des étincelles arrosaient les cuisses écartées jusqu'au bouquet final – chaque soir un quatorze juillet.
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