Kader se réveilla de bonne humeur en songeant à la journée qu’il allait passer. La semaine de labeur était terminée pour lui. Cependant, il avait deux choses importantes à faire avant de retrouver Marie Jeandreau pour une soirée au restaurant : écrire à ses parents et aller se présenter au château Laroque pour proposer ses services comme jardinier.

Il se lava, se vêtit et descendit dans la salle en dessous prendre son café noir du matin. On était samedi, il allait même s’offrir un petit plaisir. En plus des habitués, quelques « régulateurs de la faune animale sauvage » comme ils aimaient à se faire appeler, buvaient sec. Visiblement, ils prenaient du « carburant » pour leur future occupation et ce n’était pas du « sans alcool ».

— Bonjour monsieur Kader, un café comme d’habitude ? lui demanda la patronne en remplissant les verres de blanc des chasseurs.

— Oui, s’il vous plait, Ginette et un croissant s’il vous en reste un ?

— Laisse la bouteille, Ginette, ça te fera moins de travail, s’esclaffaient les nemrods avinés au bar.

— Je vous apporte ça tout de suite, répondit-elle en s’adressant à son locataire.

— Tu pourrais t’occuper de nous plutôt, Ginette ! s’enflammèrent quelques-uns des types habillés en treillis.

— J’arrive, le temps de lui amener son café. Vous n’êtes pas tous seuls ici, messieurs, et vous n’avez même pas fini vos verres.

Kader voyait bien que les esprits étaient prompts à s’échauffer au bar. Était-ce le petit blanc ou la perspective de tuer quelque volatile qui les émoustillait ? Il n’en savait rien mais avait toujours exécré ce type de comportement typiquement masculin.

L’un des chasseurs, déjà bien éméché sans doute, claqua les fesses de la patronne alors qu’elle se rendait à la table de Kader. Sous la surprise, elle renversa la tasse. Celle-ci chut au sol et se brisa en des centaines d’éclats de porcelaine. Bientôt, le croissant la rejoignit, baignant dans la flaque marron.

Sans que personne n’ait le temps de réagir, Ginette se retourna et, d’un coup de genou bien placé, calma l’homme trop entreprenant. D’une voix blanche, elle leur dit :

— Dehors tous, allez faire vos conneries ailleurs. Je ne veux plus vous voir ici, jamais !

— Mais Ginette… Tu nous connais… essayèrent de parlementer les moins échevelés.

— De-hors ! Tout de suite, sinon, j’appelle les gendarmes. Ils seraient sans doute ravis de vous faire souffler dans le ballon et vous confisquer vos permis, voitures et fusils.

Penauds, sans même terminer leurs verres, mais après avoir laissé plusieurs billets sur le comptoir, Ils se retirèrent, emportant leur camarade qui gémissait en se tenant l’entre-jambe. Au moins un qui allait avoir du mal à se concentrer sur la chasse pendant quelque temps. Elle n’y était pas allée de main morte.

— Sacré coup de genou, Ginette, bravo ! approuva Kader.

— Merci, vous savez, comme femme dans un bar, j’ai appris à me faire respecter. C’est ce que mon père m’a enseigné. Un coup de genou dans les parties génitales et un homme devient un agneau.

Ils éclatèrent de rire tous les deux, entrainant le reste des habitués. Puis Kader se leva et commença à ramasser les morceaux de porcelaine jonchant le sol.

— Laissez, monsieur Kader, n’allez pas vous embêter avec ça.

— Je vous en prie, cela ne me dérange pas. D’ailleurs, je ne suis pas seul, fit-il en désignant du menton Robert, un retraité du village, qui se baissait lentement pour ramasser la corbeille d’où était tombé le croissant.

— Robert, attention à votre hanche en titane, s’inquiéta Ginette.

— Vous en faites pas, Ginette, depuis que je l’ai, j’suis tout neuf ! répondit-il en se relevant tout aussi lentement et en ramenant le panier sur le bar.

Gavroche, la chienne du café, se chargea naturellement de la pâtisserie, imbibée de café. Elle était issue d’un croisement improbable entre un pékinois et un cocker et avait pris le caractère gourmand des deux races. Tout rentra rapidement dans l’ordre et il ne resta bientôt plus la moindre trace de l’incident.

Une fois la serpillère passée, la patronne revint à la table de Kader avec une tasse pleine ainsi qu’un nouveau croissant. Celui-ci la remercia d’un sourire, mit deux morceaux de sucre dans la tasse et mélangea avec la petite cuillère. Une fois la majorité des cubes blancs dissous, il porta la tasse à ses lèvres et but en aspirant de l’air pour limiter la température du breuvage dans sa bouche. Satisfait, il la reposa et commença à mordre dans la viennoiserie. Arrivé à la moitié de celle-ci, il la reposa puis s’essuya les mains avec la serviette en papier Il prit ensuite quelques feuilles dans la poche intérieure de sa veste, ainsi qu’un stylo. Il devait répondre à la lettre de son père.

Il s’y attela :

Mes très chers parents,

Je suis touché par votre sollicitude concernant ma façon de vivre, ici en France. Ne vous en faites pas, tout va bien pour moi. Certes, ce travail dans les champs n’est pas très stimulant, mais la fatigue physique du soir est telle que je m’endors généralement très vite. Cela m’évite de penser…

Il avait l’impression de leur répéter toujours la même chose. Quelques fois, il se demandait s’ils avaient bien perçu l’ampleur du traumatisme causé par l’assassinat de sa femme et de ses deux fils. Finalement, sans l’avoir éprouvé dans sa chair, qui pouvait bien concevoir ce qu’il avait ressenti devant l’écroulement de son monde sans raison? Seul quelqu’un ayant vécu un pareil drame pourrait le comprendre. Assurément pas ses parents. Il ne leur en voulait pas. Il souhaitait juste qu’ils le laissent faire sa vie comme il l’entendait.

Je viens de vivre une sorte de synchronicité étonnante : peu de temps après avoir reçu votre dernière lettre, j’ai été sollicité par une gendarme pour mener une enquête discrète, là où eux ne peuvent pas se rendre. Ce n’est sans doute pas très raisonnable, mais j’ai accepté de me mouiller dans cette affaire. Je vous en dirai plus lors de mon prochain courrier.

Faisait-il bien de leur parler de tout ça ? N’était-ce pas un peu prématuré ? Est-ce qu’ils n’allaient pas se faire des idées et s’imaginer qu’il allait redevenir enquêteur ? Cela dit, il s’agissait de ses parents… S’il ne pouvait pas leur raconter tout cela, à qui le pourrait-il dorénavant ? Il n’avait plus qu’eux. Il ne partageait pas assez d’intimité avec Mercier, pas au point de lui faire part de ses états d’âme. Pourtant, celui-ci était ce qui se rapprochait le plus de ce qu’on pouvait appeler un ami. Pris dans ses réflexions, il vida quasiment la tasse et termina le croissant.

Bon, il fallait passer à la partie la plus délicate de la réponse, son frère, enfin, celui qui avait été son frère, puisqu’il continuait à penser qu’il était désormais fils unique.

Pour ce qui est de Liamine, je vous ai dit ce que j’en pensais : Je ne vais pas me répéter, mais croyez-moi, j’en ai vu tellement que je sais de quoi je parle….

Kader avait l’impression d’avoir déjà tout dit sur Liamine. Il voulait couper court à toute nouvelle discussion à son sujet. Penser à ce frère qu’il n’avait plus lui laissait toujours une blessure à vif. Autant l’oublier.

Ils préfèrent mourir que de se faire arrêter, ils pensent qu’ils vont aller directement au paradis avec soixante-dix vierges qui vont les attendre au Paradis d’Allah.

Il n’avait jamais réussi à comprendre que certains se laissent avoir par ces histoires. Déjà, pourquoi des vierges ? Quel pouvait être le plaisir de déflorer des jeunes filles ? Et soixante-dix… Quelle santé il fallait avoir pour arriver à « honorer » soixante-dix femmes. N’importe quoi… Avec cet exemple, il espérait que son père allait éviter le sujet désormais.

Comment peut-on espérer discuter avec ces gens-là ? Si Liamine est devenu l’un d’eux, cela me fait très mal pour vous et pour moi, mais il est perdu. Je n’ai plus de frère…

Portez-vous bien et prenez bien soin de vous.

Kader, votre fils respectueux

Le cœur gros de cette avant-dernière phrase écrite à ses parents, il soupira, replia la lettre, puis la glissa dans l’enveloppe qu’il avait dans sa poche. Ce courrier-ci était assez bref, mais il ne voyait pas tellement ce qu’il aurait pu leur raconter de plus. Il était prématuré de leur relater quoi que ce soit d’autre sur cette enquête et il avait vraiment l’impression d’avoir tout dit au sujet de la radicalisation et de son côté irréversible…

Il vida les dernières gouttes du café devenu froid et refusa d’un geste le nouveau que Ginette lui proposait. Il avait des choses à faire ce matin. Il enfila sa veste et songea qu’il posterait la lettre pour ses parents en rentrant. Il effectuerait un détour par la poste de Bon-Encontre. Saluant tout le monde, il sortit du café et se dirigea vers sa 4L.

Malgré l’enthousiasme de Marie Jeandreau et son instinct — Kader persistait à croire en ce flair, un peu irrationnel de certains enquêteurs —, il ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur la possibilité de découvrir quoi que ce soit lors de cette simple visite. Toutefois, peut-être que quelque chose attirerait son regard ? Qui sait s’il ne noterait pas un élément insolite à proximité de ce bâtiment ?

En quelques minutes, il couvrit la distance qui le séparait du Château Laroque. Il s’agissait finalement plus d’une grosse maison que d’un château. Certes, il y avait bien une petite tour dans un angle et un immense terrain tout autour, cependant, on était loin des Châteaux de la Loire. Un parc arboré et fleuri mais plutôt sauvage, l’entourait. Il se sentit rassuré de voir qu’il ne s’agissait pas d’un vrai « jardin à la française ». Postuler pour un emploi de jardinier dans un tel contexte aurait été largement au-delà de ses compétences. S’il y avait une chose que Kader détestait par-dessus tout, c’étaient les gens qui gonflaient leur CV et y allaient à l’esbroufe.

Au volant de sa voiture, trouvant la grille ouverte, il s’avança sur l’allée gravillonnée menant à la grosse demeure. Il se gara dans un coin, pas trop loin de la porte d’entrée, et descendit. Il appuya sur la sonnette du digicode et attendit. Moins de trente secondes plus tard, la porte s’entrouvrit à peine et une petite voix lui demanda :

— Oui, c’est à quel sujet ?

— Bonjour madame, je m’appelle Kader Benslimane

— Bonjour Monsieur Benslimane, que puis-je pour vous ?

— Je viens voir si par hasard vous auriez besoin d’un jardinier ?

— Nous avons déjà un jardinier.

— Ah, mince alors… Si jamais vous aviez besoin d’un second pour faire de plus gros travaux, je suis disponible.

— Merci, c’est gentil, je vais en parler à mon mari quand il rentrera…

Cette inconscience des gens qui disent au premier venu qu’ils sont seuls et que le mari n’est pas là. Elle aurait aussi bien pu utiliser l’interphone et ainsi, ne prendre aucun risque. Kader se promit, s’il arrivait à travailler un jour chez eux, de les mettre en garde contre ce comportement.

— Pourriez-vous lui faire passer mes coordonnées dans ce cas, madame ?

— Oui, bien sûr.

Il fouilla dans sa poche et sortit la feuille pliée sur laquelle il avait noté son nom, son adresse ainsi que le numéro de téléphone de Ginette. Il y avait également ajouté les coordonnées et le nom de son employeur, Llanta, au cas où ils auraient besoin d’une recommandation. Il glissa le papier par l’entrebâillement de la porte, juste avant que celle-ci ne se referme. Au moins, elle n’avait pas l’ouverte en grand…

— Au-revoir, madame, fit-il à l’huis refermé.

Puis il s’éloigna et retourna vers sa voiture, en jetant discrètement un coup d’œil à ce fameux « Château Laroque ». Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient nombreuses et équipées de voilages lourds. C’était plutôt opaque au travers. Qu’avait donc bien pu voir la copine de Ginette ? Il songea un instant à aller faire le tour de la bâtisse mais, avisant celui qui devait être le jardinier, occupé à tailler un buisson, qui tournait son regard vers lui, il renonça. Il ne voulait pas risquer de se griller bêtement.

Comme il s’y attendait, cette visite n’avait pas apporté de réelle nouveauté, si ce n‘était la confirmation que la fameuse copine de sa logeuse n’avait pas dû voir grand-chose. Il allait devoir calmer l’enthousiasme de Marie Jeandreau concernant cette piste, ce qui s’annonçait délicat. Son « instinct » était en jeu dans cette histoire.

La seconde tâche importante de sa journée ayant été réalisée, il pourrait enfin penser un peu à lui, avant sa soirée au restaurant. Il avait acheté un livre de Thomas McGuane la semaine dernière à Agen, sur les conseils du libraire, mais n’avait pas encore pris le temps de le lire. Il s’agissait de « Rien que du ciel bleu », l’histoire de Franck Copenhaver, ancien hippie des sixties, qui avait fini par se ranger et se lancer dans les affaires. Il avait fait fortune et finit par tout investir dans la ferme paternelle dans le Montana qu’il avait transformée en établissement dernier cri. Fini la drogue et les amours libres. Il se défonçait au travail. Mais un beau jour, une petite pierre de l’édifice patiemment construit s’est détachée et tout menaça de s’écrouler… Cet auteur n’avait décidemment pas son pareil pour démonter les rouages de la société américaine.

Il reprit donc sa voiture et se dirigea vers Donzac pour récupérer le pont de Lamagistère. Il y avait quelques bancs, là, le long de la Garonne, où il serait très bien pour se plonger dans ce roman. Le temps était ensoleillé et doux, presque comme chez lui, en Kabylie. Une après-midi parfaite pour lire au soleil et partir, au moins en rêve, dans le nord des USA.