Prologue (repris)
C’était un de ces petits matins de fin février, frais et vif. La Garonne était couverte d’un léger brouillard rendant l’atmosphère mouillée. On aurait dit que le fleuve bouillait, dégageant des filets de vapeurs qui restaient accrochés aux arbres des berges. Kader remarqua la couleur brique de l’eau, signe d’une crue du Tarn, en amont, vers le Massif Central. Il avait beaucoup plu ces derniers temps, dans tout le sud de la France. Il se remémorait encore ces journées interminables de travail dans les champs, après lesquelles il rentrait trempé dans son petit meublé de Lamagistère. Il lui avait été impossible de faire sécher complètement ses vêtements de travail. Les poser au-dessus du radiateur à pétrole qui tentait péniblement de chauffer son minuscule deux pièces ne suffisait pas.
Ce jour-là, seul la brume matinale persistait, pas la moindre goutte de pluie à l’horizon. Il pouvait voir les deux réfrigérants de la centrale nucléaire voisine se détacher sur le ciel à l’Est, et commençait à apercevoir les premiers rayons du soleil poindre entre ces deux immenses tours de béton. La couleur de ce ciel du levant lui rappela un instant ses montagnes kabyles natales aux mêmes heures, les aéroréfrigérants en moins… Il essaya de chasser rapidement cette pensée de son esprit, refusant de s’apitoyer sur son sort. Il avait décidé de tourner la page et d’oublier sa vie passée en Algérie.
Il regarda un instant ses compagnons, travailleurs journaliers comme lui. Il y avait là Abdel, Karim, José, Luigi et Jérôme. Tous vêtus de cottes vertes et de bottes en caoutchouc, utiles en ce moment vu la gadoue dans les champs. Le patron, un Catalan nommé Llanta, donnait ses dernières consignes avant d’aller rejoindre la succursale du Crédit Agricole d'Agen, dont il était l'un des administrateurs. Celles-ci étaient d’ailleurs superflues, tous les hommes présents avaient l’habitude de la taille d’hiver des actinidias[1]. Ils se mirent en place, chacun devant une rangée de ces arbustes et le claquement des sécateurs ébranchant les tiges de l'année passée commença à résonner. Ces pousses, les plus âgées, avaient déjà beaucoup produit de fruits l’hiver dernier. Les arbustes étaient anciens et formés en cordon à deux étages. Cette disposition obligeait à se baisser pour élaguer les vieilles pousses du palissage inférieur, mais permettait de se tenir droit pour celui du haut. Heureusement, ils avaient émondé toutes les parties inférieures la semaine précédente. D’ailleurs, son dos s’en souvenait. Kader se trouvait sur le rang en bordure du champ, le plus près de la Garonne. Il avançait en regardant de temps en temps le fleuve couler majestueusement.
Il entendait Abdel et Karim discuter en berbère des derniers événements en Algérie. Encore un massacre perpétré par ces fous. Cette fois-ci, ils s’étaient à nouveau fait passer pour des militaires et avaient établi un barrage sur la route entre Ain Laloui et Ain El Hadjar, non loin de Bouira. Treize personnes avaient été décapitées, dont des femmes et des enfants. Ce crime lui rappelant par trop un passé douloureux, il se concentra sur l’air d’opéra que Luigi sifflait ainsi que sur les gestes de ses propres mains. Il fallait sélectionner les vieilles pousses, reconnaissables à leur couleur plus foncée, les extraire de l’enchevêtrement dans lequel elles se trouvaient, et les tailler court. Et surtout, ne pas abîmer les plus jeunes, promesse des récoltes futures.
Alors qu’il était arrivé à la moitié du rang, à environ cent mètres de son point de départ, quelque chose attira son regard alors qu’il regardait vers la Garonne. Près du bord, un objet en forme d’équerre semblait s’être accroché dans les branchages de la berge. Intrigué, il mit son sécateur dans sa poche et passa entre les deux fils de fer du rang d’actinidia sur lequel il travaillait. La boue collait à ses bottes, gênant sa marche. Plus il s’approchait, plus cet objet le troublait. Arrivé à la limite du champ, son pied droit accrocha des morceaux de clôture tombés à terre. Il perdit l’équilibre, glissa en arrière et tomba lourdement sur le sol. Sa tête heurta une souche. Dans une espèce de brouillard, il entendit le rire de ses collègues, et José accourir pour l’aider à se relever.
- Ben alors, qu’est ce qui t’arrive ? Tu tiens plus debout Kader ? Tu as abusé de l’eau de vie de prune ? Ça va ?
- Oui, ça va, répondit-il en secouant sa tête.
Il avait l’impression d’être dans du coton. Le choc à la tête l’avait étourdi. Il sentit petit à petit l’humidité du sol traverser sa cotte, entrer en contact avec sa peau et le glacer jusqu’aux os. Il frissonna et ce contact froid lui fit reprendre ses esprits. Il tourna à nouveau la tête vers la berge et découvrit alors ce qui avait attiré son attention plus haut dans le champ : c’était un pied ! Le regard de José suivit celui de Kader qui semblait fasciné par sa découverte.
- Madre de Dios ! jura José. Mais qu’est-ce que c’est ce truc là ?
- Un pied, enfin, une jambe plutôt, lui répondit Kader, écœuré par cette trouvaille macabre.
Il se redressa en s’appuyant sur l’épaule de son collègue et se dirigea, d’un pas mal assuré, vers ce membre mystérieux. Une jambe noire dans la Garonne… En arrivant, ils devinèrent un corps relié à ce membre qui pointait hors de l’eau. Ils entrèrent dans le fleuve et entreprirent d’en sortir le cadavre. Lorsque Kader s’avança plus vers le milieu du courant, celui-ci remplit ses bottes, ajoutant encore à la sensation de froid venant de sa combinaison mouillée et maculée de boue. Il plongea ses bras dans le fleuve glacé pour saisir les épaules tandis que José se chargeait des mollets. La dépouille était coincée dans un buisson à moitié immergé. Ils durent batailler dur pour l’en extraire.
Ils finirent par le ramener sur la berge, et le retournèrent, couché sur le dos. Ils découvrirent avec horreur qu’il s’agissait d’une toute jeune fille, très maigre. Son visage était rongé, comme défiguré par de l’acide. Kader lança les clefs de sa 4L à José et lui cria :
- Vite ! Va chercher les gendarmes ! Fonce à Puymirol et essaye de trouver le responsable de la brigade ! Il saura quoi faire.
- Mais….Et le boulot ? Et le patron ?
- On s’en fout du boulot et du patron ! Tu ne vois pas que c’est plus important que la taille des actinidias, ça ?
- D’accord, d’accord, j’y vais.
- Attention à la seconde, elle accroche un peu, et rappelle-toi, il n’y a que trois vitesses, c’est pas la peine de chercher la quatrième.
Sa voiture était une ancienne 4L, modèle 69. C’est tout ce qu’il avait pu s’acheter en arrivant en France quelques années plus tôt. C'était toutefois bien suffisant pour ses rares déplacements et elle lui permettait de se rendre dans ses différents lieux de travail au sec. Elle avait été repeinte avec un rouge métallisé Volkswagen du plus bel effet.
José retraversa le terrain en direction de la voiture garée à l’autre extrémité et en croisant les quatre hommes restés sur place, les informa rapidement de leur découverte, sans rentrer dans les détails. Luigi se signa en marmonnant une prière. Abdel et Karim laissèrent tomber leur sécateur et se dirigèrent vers Kader, bientôt rattrapés par Luigi. Jérôme cracha par terre et grommela que ça faisait au moins un noir de moins sur cette foutue planète. Il se remit au boulot sans plus s’en préoccuper et en songeant que les autres trouvaient toujours toutes les occasions possibles pour s’arrêter de travailler, tas de fainéants, tiens ! C’est pas un foutu noir, mort en plus, qui allait l’empêcher de bosser, lui !
[1] Actinidia est un genre de plantes à fleurs de la famille des Actinidiaceae. C'est le genre auquel appartiennent les espèces de kiwi et de kiwaï. L'espèce de kiwi la plus connue est Actinidia deliciosa dont les fruits ont la peau duveteuse. Il s'agit en général de lianes. On en répertorie actuellement 30 espèces. Elles sont presque toutes dioïques, notamment Actinidia deliciosa. Un actinidier fleurit au printemps et on en récolte les kiwis en automne et en hiver.
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