Chapitre 5
VIII
Les eaux calmes du Bâhram répétaient en écho le chant des grillons et renvoyaient la lumière ardente qui s’étiolait en fragments multicolores à travers les tentures de soie, dansant au gré de la douce brise du soir. Les mosaïques d’émail bleu corail du Sapyros donnaient l’impression aux visiteurs de se tenir au fond des eaux. La Maison de Corail constituait l’aile la plus ancienne du Palais royal de Sekkara, bâtie, selon les légendes, à l’initiative du Premier Roi de Noun pour sa reine-déesse, sur les berges argileuses du dieu-fleuve. Un dôme tapissé de lapis-lazuli formait le cœur du somptueux bâtiment.
Sous ce dôme, assis confortablement sur des sièges curules, les fesses dormant dans le creux de coussins moelleux, deux carcasses aux vieux os profitaient des dernières lueurs de Nankhôr autour d’une partie de senet en sirotant un vin sucré. Pour l’occasion, les deux hommes avaient troqué leurs robes de cour en faveur de tuniques en soie légère. Leurs doigts osseux, couverts de bagues, s’agitaient au-dessus du plateau en bois peint, saisissant avec délicatesse une pièce, se ravisant pour en déplacer une autre. Sous leurs masques détendus, les adversaires se livraient à une intense réflexion, conscients que la partie qui les opposait, à défaut des apparences, était tout sauf informelle.
La discussion accompagnait le silence des pensées.
─ J’ai ouï dire que ce cher Kûmansheh préparait une nouvelle campagne contre les Nobodjas, parla le vizir Austis de sa voix faible, presque murmurée.
Le vieillard à la peau grise se délecta de la grimace échappée de son collègue. Nauelk détestait qu’on mentionne à ses oreilles le nom de celui qui l’avait renversé.
─ D’où te viens cette rumeur ?
─ Une source proche de Sa Divine Altesse me l’a susurré.
Le vizir déchu se renfrogna. Il y avait encore peu, Nauelk était celui qui savait tout ce qui se tramait dans l’entourage du roi de Noun. Il était alors la voix qui parlait à l’oreille du Divin Monarque, que nul ne pouvait approcher sans son consentement. Jusqu’à l’arrivée de ce parangon de Kûmansheh. Ce général au cœur aussi noir que son visage venu de Djébâhram et qui monopolisait désormais les faveurs de Sa Majesté.
Le vizir Austis jeta les dés. Il réfléchit, puis joua. Le vizir Nauelk avala un sourire. Il s’empara à son tour des dés avant d’accomplir son mouvement. Le duel s’éternisait. À ce rythme, ils ne pourraient profiter des rayons du dieu-Soleil jusqu’au terme décisif.
Tout en réfléchissant à sa prochaine action par rapport au résultat de son lancer, Austis faisait tourner le vin sirupeux dans sa bouche. Son collègue l’observait avec attention, s’échinant à percer la muraille qui dissimulait ses plans.
─ Dis-moi, mon ami, l’interpela Nauelk. Planifierais-tu, par hasard, de changer de voie ?
─ Grands dieux ! D’où sort cette idée ? siffla le serpent.
─ Ces temps-ci, tu te rends beaucoup au temple. Je me trompe ? Souhaiterais-tu saisir les rênes de la prêtrise, à ton âge ?
─ Ma dévotion n’a rien à voir avec une quelconque aspiration nouvelle, se défendit Austis d’un ton détendu.
─ Vraiment ? En fait, cela ne serait pas une mauvaise décision. Que peut-on encore espérer de nos rôles en cette période troublée ?
─ Dans ce cas, pourquoi ne prendrions-nous pas ensemble notre retraite des affaires terrestres ? suggéra le vieux vizir en affichant sa plus belle moue malicieuse.
Nauelk haussa ses épaules rachitiques, le visage modelé sous un masque de sincérité qu’il revêtait comme une véritable peau.
─ Mon pauvre esprit ne comprend que le cadre défini des décrets et des chiffres et ne saisit rien de la complexité changeante des pensées théologiques. Cela conviendrait en revanche à un esprit aussi malléable que le tien.
Austis attrapa la pique et la rangea dans le tiroir avec les autres épines, qu’il se jurait de renvoyer un jour à leur expéditeur.
L’horizon traçant la rive orientale du Bâhram se peignait dorénavant des couleurs du crépuscule. Une grue s’époumonait au loin.
Alors qu’Austis semblait sur le point de remporter la victoire, une série de mauvais lancés l’avait paralysé sous un flot de doutes. Nauelk, de son côté, avait soigneusement joué de sa chance pour revenir dans la course.
─ Tu parlais de chiffre tout à l’heure. Les affaires ont été bonnes récemment ?
─ Pas plus que d’habitudes, abrégea Nauelk qui ne voulait pas ternir sa victoire imminente en songeant aux mauvais résultats de ces dernières années du fait du déclin économique du royaume.
─ J’ai pourtant cru entendre que tu avais reçu des représentants des tribus du désert. Cela ne peut être que lié à un marché fructueux.
Le vizir eut de la peine à camoufler sa colère. Comment, diable, cette sèche décrépite avait-elle su pour cette rencontre ? Il avait pourtant été encore plus prudent que d’ordinaire. Seuls son eunuque favori, en qui il avait toute confiance, et le Hiérarque étaient au courant. Alors, comment ?
─ Les caravaniers sont venus me vendre de vieux papyrus datant de la VIIe Dynastie, mentit le vieux renard. Je suis heureux d’avoir pu en tirer un bon prix.
─ Et ces précieux documents valaient-ils le coût ? ronronna Austis qui n’était pas dupe du mensonge.
─ Bien plus en vérité.
Et c’était là la sincère vérité.
Sous l’œil rougeoyant de Nankhôr, les deux hommes trinquèrent.
─ Au succès des audacieux !
Le vin venait adoucir la sécheresse estivale et réchauffait contre la fraîcheur naissante. Quelque part aux alentours de la Maison de Corail, un chien aboya à l’encontre de la première étoile de la nuit.
IX
La troupe hétéroclite des profanateurs déboucha dans une salle à moitié ensevelie par le sable, vitrifié à force de stagner. L’air s’y faisait rare. La vision d’Aksoum se flouta tandis que les silhouettes autour de lui se décomposaient en vagues.
─ Éteignez la moitié des torches, suggéra Nerumet.
Le Hiérarque indiqua à ses hommes de s’exécuter.
Une ouverture perçait le mur à droite. De la lumière en sortait. L’ordre fut donné aux soldats de dégainer le bronze. Les Byrsans les imitèrent. Aksoum et sa meute se virent demander de rester en arrière avec quelques autres pendant que le reste de la compagnie disparaissait derrière l’arcade.
Le groupe armé déboucha dans une antichambre. Des statues reposaient à l’intérieur de leurs niches, entre les colonnades soutenant la voûte. Celles de droite arboraient le visage canin de Deshkmer, celles de gauche celui reptilien d’Hashkêmet. Au fond, se dessinait une immense fresque colorée. Se tenait devant elle un homme maigre dans une robe miteuse. L’individu releva la tête, révélant un visage de peau tannée, à l’antithèse de sa longue barbe, blanche effilée.
─ Vous n’avez rien à faire ici, déclama une voix sortie des limbes.
─ En cela, nous sommes d’accord, l’interpela Nerumet. À qui avons-nous l’honneur ?
─ Mon rôle est de tenir à l’écart les voleurs sans âme qui viennent se repaître des restes des morts.
Sa main brandissait un sceptre de prêtre à l’embout incrusté d’une imposante améthyste taillée en forme de main ouverte, un motif très commun dans la tradition de Noun pour représenter le don divin.
─ Allons, allons, grand-père. Personne n’est venu ici pour voler quoi que ce soit. Nous cherchons juste ce qui est arrivé aux citoyens de Byrsa. Nous sommes inquiets pour nos familles, vous devez comprendre. Maintenant, plus tôt nous serons repartis, moins les morts seront troublés dans leur repos.
─ Quittez ce lieu sacré dès à présent si vous voulez profiter de vos derniers instants avant votre visite chez Ouma.
─ Pourquoi faut-il que vous le preniez ainsi ? s’agaça Nerumet.
Le Hiérarque ne disait rien. Il savait qu’il était arrivé à son but. La présence du gardien en était la preuve. D’un geste, il envoya deux de ses hommes se saisir du vieux prêtre. Ce dernier planta son sceptre dans le sable, les rides déchirées par la colère.
─ Depuis mille générations, ma famille veille et protège le repos éternel du Roi de la souillure des mains mortelles. Afin d’accomplir notre tâche, nous avons été investis de l’autorité de la Terre et du Feu.
Ses yeux hurlaient la folie. De sa barbe sortit un flot de baragouinages dans une langue inconnue. L’atmosphère changea brutalement. Des incantations, devina le Hiérarque. De la salle ensevelie parvenaient des aboiements déchaînés. La main d’améthyste s’illumina, son éclat s’intensifiant à mesure que le débit du vieux sorcier s’accélérait. Une poigne puissante étreignait le cœur du commandant qui se retenait à son bouclier.
Un craquement retentit, succédé par d’autres. Les figures écarquillées des profanateurs constatèrent des fissures sur plusieurs de statues flanquant l’antichambre. Le dépôt noir pétrifié de sédiments qui recouvrait quatre d’entre elles tomba. Les corps de bronze par-dessous s’animèrent. Les doigts dorés serrant leurs armes, les idoles vivantes descendirent de leur piédestal dans une synchronie parfaite. Les profanateurs, Ammanûns comme Byrsans, s’étaient figés face à l’impensable, sous le regard d’yeux rubis enflammés d’une haine glaçante.
─ Hahaha ! Goûtez-donc à l’ire des Éternels, défenseurs du Roi ! s’enorgueillit dans un rire démoniaque le sorcier, possédé d’une vigueur nouvelle.
Au bout du sceptre brandi, la main d’améthyste émettait une lueur intense battant au rythme d’un cœur énervé.
Le Hiérarque hurla à ses hommes de s’éveiller de leur torpeur. Les boucliers se levèrent et les lances s’abaissèrent, les pointes dirigées contre les quatre idoles aux pupilles de braises taillées dans le bronze. Les marins byrsans se rassemblèrent autour de leur capitaine, dont la longue natte flottait à la surface de la marée humaine.
Trois des Éternels chargèrent dans la masse terrifiée tandis que le dernier protégeait le nécromancien, planqué contre la fresque illuminée de reflets violets. Chacun des colosses de métal brandissait une arme différente. La hache fendit un buste en deux. La hallebarde balaya trois chefs d’un seul mouvement, pendant que la massue réduisait un quatrième à l’état de bouillie de cervelle et d’os. Les rangs se délitèrent aussitôt. Débuta une mêlée chaotique, noyée par les cris atroces de membres arrachés et de ventres lacérés. Le vacarme insoutenable étouffait la cacophonie de la meute.
Les somptueux atours des idoles rappelaient ceux de princes. Colliers d’apparat, boucliers ornementés, tiares ouvragées. Tout cela ne tarda pas à être repeint de pourpre. Les esprits scellés sous les armures impénétrables n’avaient que faire de se défendre. Leurs immenses bras tranchaient dans la chair et les muscles comme s’il s’agissait de beurre. Aucun signe de fatigue. L’agonie des blessés et des mourants se mêlait à la rage désespérée des combattants.
Les hommes restés en arrière avec la meute hurlante se pétrifièrent devant l’étendue du carnage, avant de se ressaisir et d’aller prêter main forte à leurs camarades. Aksoum cherchait désespérément son ami Maresh parmi le marasme furieux. Sans savoir comment, il se retrouva à quatre pattes, le visage en feu et la gorge tiraillée. Mains et pieds buttaient contre des bras et des têtes. Doigts poisseux de sable imbibé de vie encore chaude. Détachant son regard du tapis d’horreurs, il découvrit deux rubis incandescents qui le détaillaient avec un intérêt cauchemardesque.
Le soldat pensa une dernière fois à sa femme, à Élimé, dont le visage était gommé par la terreur insoluble.
Un choc sourd le ramena brutalement à la réalité. Une hache, plantée profondément dans la nuque de l’idole à tête de chien. Aucune goutte de sang ne s’écoulait de la plaie, pas la moindre douleur ne se lisait sur les traits figés ou dans le brasier des pupilles.
─ Fous le camp d’ici, bons dieux ! hurla Maresh, juché sur le dos de la créature, les doigts agrippés au manche de son arme, s’échinant à la dégager.
Les jambes d’Aksûm s’animèrent sans que son cerveau ait besoin d’en donner l’ordre. L’esprit dévoré par la fièvre, il longea en titubant une rangée de colonnes avant de se refugier dans une niche vide. Depuis son abri, il vit Maresh, le crâne prisonnier des mains du colosse. Ce dernier arborait toujours la hache en guise de collier. Les jambes de Maresh se débattaient à la manière de la queue du serpent dans la gueule de Maya. Le soldat poussa un dernier râle, avalé par le vacarme, avant que son crâne n’explose entre les phalanges de bronze. Telle une orange pressée, la pulpe aspergea les murs et les servants de Folie.
Les formes se dérobèrent à la vision d’Aksoum, qui déglutit, puis s’enfonça dans une frénésie de sanglots pitoyables, les ongles traçant des sillons à la surface nue du crâne. Depuis sa niche, le chiot terrorisé écoutait le massacre sans le voir.
Les corps infestaient l’antichambre tels des débris, certains éparpillés en plusieurs morceaux. Ceux encore debout piétinaient sans sourciller ce tapis macabre.
Le Hiérarque luttait comme une bête enragée en première ligne de la mêlée. Il se sentait possédé par les ailes de Folie, son esprit consumé par ses flammes impérissables, dénué de peur, sentant à peine la douleur. Des fourmis lui chatouillaient le flanc, duquel s’échappait un filet sombre. De sa masse, le vaillant guerrier s’acharnait sur la gueule dorée du cobra jusqu’à finir par faire sauter un rubis. L’idole partit en arrière sous la puissance du choc. Profitant de l’occasion, le commandant lui arracha sa propre masse et frappa de toutes ses forces dans un geyser de joyaux. Le colosse à tête de serpent tituba. Il se rattrapa au bras de l’officier, qu’il tordit jusqu’au craquement. Le Hiérarque poussa un hurlement strident mais tint ferme. Le regard embrasé, il continua de cogner, encore et encore, malgré son bras pendant dans une position abjecte, l’os apparent, et en dépit de la douleur atroce qui brûlait la moitié de son corps. Il s’époumonait tout en battant la tiare morcelée à la manière d’un baratteur. D’autres soldats lui vinrent en aide. L’un d’eux hérita d’un coup de poing destiné à son chef et cracha ses maxillaires réduites en miettes.
Au travers des fumées de Folie, personne ne vit Nerumet se faufiler dans le dos du guerrier au khépesh, occupé avec ses compagnons byrsans. Le sorcier ne le remarqua qu’à l’instant où la lame luisit sous sa gorge. Le vieillard décrépi s’effondra dans un ultime gargouillis, son corps frêle et tordu aussi léger qu’une plume. Ses doigts osseux lâchèrent le sceptre qui roula au sol. La main d’améthyste s’éteignit, et avec elle les Éternels. Les idoles de bronze se pétrifièrent dans leur dernier mouvement, les pupilles de rubis transformées en billes de charbon. La cacophonie de métal cessa, remplacée par les échos réverbérés des gémissements et des râles.
Aksoum sortit de sa cachette en rampant, les pensées égarées dans un torrent d’écume par-dessous un regard vitreux. Il avala un hoquet face à la silhouette pétrifiée du guerrier-chien à la massue, brandie en sa direction, la hache fichée dans le tronc de la nuque. Parmi les monceaux de corps en charpie, le chiot tremblant s’agenouilla auprès de Maresh, qu’il identifia grâce à son bracelet. Face à son ami décapité, Aksûm maudit sa lâcheté. Derrière ses lèvres serrées, il se chargeait des pires maux, la honte d’autant plus grande qu’une partie de lui se soulageait d’être en vie.
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