Chapitre 8
XIV
Pour accompagner les trésors des selliers, des jarres de vin sucré furent ouvertes. Les soldats fêtaient leur victoire autant qu’ils célébraient la mémoire des morts. Un autel avait été érigé en l’honneur de leurs âmes immortelles, garni d’offrandes destinées à accompagner leur voyage vers Ûrûma, le Royaume des Morts.
Les braises léchaient de leurs langues de feu les brochettes de viande nimbées de miel. La fumée odorante s’élevait en direction du plafond d’étoiles, aux nez des divinités. Les libations se succédèrent à grands cris, au nom des dieux, du roi et des défunts. Suivirent les chants, gestes cosmogoniques traitant de l’ère du divin, qui petit à petit firent place aux mythes héroïques retraçant la vie de mortels devenus dieux, des récits emprunts d’amour et de bravoure, le tout sous un nappage d’humour, tantôt corrosif tantôt potache.
Deux esprits se gardaient néanmoins à l’écart de la frénésie festive. Le Hiérarque, assis en bout de table, vidait coupe après coupe afin de noyer la douleur suffocante, le regard mauvais collé sur Nerumet et sa bande occupés à fraterniser avec les hommes de Nûn. À sa gauche, le maître de meute privé de meute, au travers d’un masque de misère, lorgnait son plat où gisait une brochette dans son jus rigidifié. Les flambeaux brûlaient ses yeux, évaporant les larmes. Son corps s’était vidé de ses émotions et son esprit de ses pensées. Seul, isolé dans sa bulle, il flottait parmi le néant.
Le Hiérarque se détourna des Byrsans pour frapper de son mépris le plus acerbe la pitoyable carcasse du soldat. Le dégoût et la colère étouffaient son appétit. Il n’avait qu’une envie : étrangler cette pauvre créature, autant afin d’abréger ses souffrances que l’effacer de sa vue.
Le vin parla d’un relent acide :
─ Les êtres de ton espèce vivent sans la moindre vision du futur. L’imagination nourrit l’ambition, et tu ne possèdes aucune des deux. Ta vie ne vaut rien. Tu ne mérites pas un tel don.
Aksoum observa son supérieur sans le voir, les pupilles laiteuses.
─ Il est vrai, Seigneur. Vous avez entièrement raison.
─ Ton engeance ne devrait pas se reproduire et souiller l’arbre de Noun de ses graines pourries. Mieux vaudrait te faire eunuque. Le rôle d’esclave à la cour de Sekkara te conviendrait.
Le soldat se leva en adressant une révérence. Se plantant devant l’autel aux morts, il déposa la viande intacte parmi les denrées offertes, une pensée dirigée vers Maresh, une autre vers Maya et ses congénères.
Une main ferme lui agrippa l’épaule. Lui était adressé le sourire de réconfort de Nerumet, marqué par l’ivresse.
─ Je suis désolé pour ton ami et ta meute.
Ce disant, il versa une poignée de dattes sur l’autel, puis vida d’un trait son gobelet.
─ Et moi pour vos familles, parla d’une voix vide Aksoum.
─ Oui, se contenta de soupirer le Byrsan. Dis-moi, est-ce que quelqu’un t’attend au pays ?
L’image d’Élimé remplaça celles de Maresh et de Maya, et avec elle s’installa un poids pressant dans ses intestins.
─ Il y a une femme.
─ Comment est-ce arrivé ?
La voix du profanateur était emprunte de compassion.
─ Nous avons grandi ensemble dans le même village. Les choses se sont faîtes naturellement.
─ Un conseil : tâche de penser aux vivants plutôt qu’aux morts. La vie est trop courte pour être emplie de deuil.
Le regard plongé sur le tapis d’offrandes, Aksûm entretint le silence jusqu’à le briser.
─ Je me suis promis qu’à mon retour nous fonderions une famille.
─ Voilà une pensée comme je les aime, s’exclama le Byrsan en enlaçant d’un geste fraternel les épaules affaissées du soldat.
Ce dernier soupira, se détacha de l’étreinte et s’éloigna en direction des ténèbres, les chants dans son dos.
─ Où vas-tu donc ?
─ J’ai besoin de prendre l’air.
─ C’est là ton désir. Ton réel besoin consiste à remplir ce ventre maigre et noyer de vin cette tête encombrée jusqu’à t’effondrer sur un lit de braises.
─ Non merci, opposa la lassitude. Ce dont j’ai besoin, c’est d’être seul.
Mais le bâtard de sang-mêlé n’était pas décidé à lâcher l’affaire.
─ Défie-toi des bras de Nuit, esprit rêveur. Ils sont froids et traîtres, et tu as de grandes chances de t’y perdre. Accompagne-moi parmi les flambeaux. Mange, bois, chante. Délaisse ces pensées noires qui t’alourdissent. Ce que l’expérience m’a appris, c’est que les morts se fichent d’être pleurés. Tu te tourmentes pour rien, fils de Noun.
─ Fiche-moi la paix ! s’emporta la colère par-dessus le chagrin.
Les iris flamboyants de Nerumet suivirent la silhouette jusqu’à ce que les ombres l’avalent.
La perche byrsane s’en alla ensuite tenir compagnie au Hiérarque, lequel accueillit son arrivée avec une haine explicite. Au fond de lui, le coupe-gorge savait que cette haine n’avait d’égale que celle qu’il vouait lui-même à l’officier. Le bâtard au sang-mêlé avait après tout grandi avec le mépris des nobliaux de son espèce. Ces derniers nourrissaient leur prétendue supériorité en le rabaissant à l’état de bête. L’affreuse figure qui lui était destinée, son seul désir était de la taillader jusqu’à en faire un masque de sang.
Au lieu de cela, le bâtard de Nûn afficha sa physionomie la plus charmante.
─ Pourquoi cette mine si sérieuse, Seigneur ? Vous revenez aux pieds de votre maître avec le fruit de votre victoire. Certainement la récompense sera-t-elle à la hauteur de vos efforts et sacrifices.
Le noble sang de Noun souhaitait de tout son être voir l’engeance pendue à une corde. Telle serait la réalité sans la dette de vie qu’il trimballait comme des chaînes d’esclave.
─ Demain à l’aube, je veux que toi et tes rats regagniez votre bateau.
─ Paix, opposa le capitaine marchand en croquant dans une datte. Nous serons envolés avant que vous émergiez de vos rêves.
Même sa façon de mâcher déplaisait au Hiérarque qui priait qu’il s’étouffe.
─ En tant que marchand, plutôt doué je me l’accorde, la curiosité est une seconde nature. Entre vous et moi, que contient ce coffret qui nous a valu l’éternelle damnation ?
─ Rien qui ne te concerne. Estime-toi déjà heureux d’être en vie. Et si tu veux le rester, je te conseille de ravaler ta curiosité.
Nerumet goba une autre datte en affichant une moue de dépit.
─ Et moi qui pensait qu’avoir frôlé la mort côte à côte aurait au moins instauré une relation de respect. Enfin, je comprends. Nous ne sommes pas du même monde, vous et moi. Je suis libre et pas vous.
─ Que dis-tu là !?
─ Je suis maître de ma destinée. Et celle-ci ne dépend que des dieux. Je vais là où vents et marées me portent. Vous, en revanche, votre volonté est soumise à celle d’autrui.
Pour illustrer son propos, il déposa entre eux deux dattes, envoya valdinguer l’une par une pichenette et broya l’autre sous son poing, le tout sous le regard embrasé de fureur de l’officier.
─ Mon sang est peut-être impur, mais au moins je ne me targue pas d’être un serviteur zélé qui...
La main libre du Hiérarque étouffa la suite de son discours. Les doigts s’enfoncèrent dans la gorge de l’impudent qui ne fit aucun geste pour s’échapper.
─ Mon âme est aussi légère et volubile qu’une plume. La vôtre ressemble à une crêpe fondue dans le plomb, poursuivit-il malgré l’écume à ses lèvres.
Nerumet se retrouva étalé au sol à respirer la poussière.
─ Hors de ma vue, vermine ! tonna l’orage déchaîné.
Le bâtard de sang-mêlé rejoignit ses compagnons et tous se retirèrent. La fête était terminée.
XV
Aksûm errait dans les rues ténébreuses de Byrsa tel un fantôme. Il ne savait où le menait son chemin. Il s’en fichait. Il avait faim, mais s’était forcé à ne rien avaler. Il n’en avait pas le droit, alors que les morts, eux, s’en allaient le ventre vide. Ses pensées formaient un tourbillon. Les ombres l’observaient, craintives, depuis les devantures béantes des échoppes et les fenêtres des maisons vides. Il fendait la foule des spectres en laissant derrière lui un sillage d’amertume. Les esprits s’écartaient de peur de se voir transmettre sa sombre aura.
Titubant au bord de l’abîme, l’enfant de Noun s’accrocha aux souvenirs les plus vifs. Il se revoyait avec Élimé sur la colline d’Osétis, flotter au-dessus de la cité de Sekkara bordant le fleuve Bâhram, mer de briques rouges percée d’un serpent turquoise, leurs doigts noués tels des braises dans un brasier. Leurs cœurs battaient la chamade sous les baisers du vent porteur des senteurs boisées et du parfum du pollen.
De retour chez eux, le soir venu, ils se débarrassaient en toute hâte du lin encombrant pour se draper d’une cape de miel. Ses lèvres étaient encore imprégnées du goût sucré des baisers d’Élimé, ses narines imprimées de son odeur d’herbe sèche et d’argile. Sa peau se remémorait les frissons produits par les doigts de son amour chatouillant son dos sensible, l’humidité de sa salive dans son cou. Leurs pensées entremêlées via le contact de leurs crânes nus. Le souffle glacé de Tianout était impuissant à percer leur cocon de chaleur. Encore et encore, ils se fondaient l’un dans l’autre. Leurs respirations fusionnées ne s’épuisaient qu’aux premières lueurs de Bashkê, la Lumière source de Vie.
Cette même lumière dont la renaissance éveilla le vagabond endeuillé de sa torpeur. Les paupières clignant sous les traits timides de l’aurore, il se découvrit sur les quais. Ses doigts serraient le chien de bois. Aux ombres fuyantes, il continuait de répéter sa promesse. À son retour, Élimé lui redonnerait son cœur qu’il avait laissé sous sa garde. Ils bâtiraient ensuite la famille qu’ils désiraient tant, et avec un peu chance, le soldat, bercé par l’amour de ses enfants, oublierait un jour la douleur.
Ses orbites s’écarquillèrent tandis que la couronne de Nankhôr émergeait à l’horizon en illuminant froidement les eaux de la baie, où était ancrée une flotte entière. Galères de commerce, coques de pêche et barges cérémonielles, accostées aux quais des bassins ou bien ancrés dans la rade. Au loin se dessinait la silhouette noire du phare de Byrsa.
Nerumet avait menti ! Les habitants n’avaient pas fui par la mer. L’effroi s’empara d’Aksoum. Dans la panique, le soldat rebroussa chemin en direction du Bastion Rouge. Il devait à tout prix avertir le Hiérarque. L’air empestait le danger. Hélas, il s’égara dans ses rues étrangères. Bien qu’il gardât constamment en vue le fort trônant au sommet de son promontoire, les quartiers de Byrsa se révélaient un véritable labyrinthe, dédale de ruelles menant pour beaucoup à des culs-de-sac.
Lorsqu’il atteignit enfin le Bastion, le destin avait déjà été scellé.
XVI
En dépit de la fatigue, le Hiérarque ne parvenait à trouver le sommeil, l’esprit encombré de questions encouragées par les plaintes de son corps brisé. Il s’assura une énième fois de la présence de l’écrin sous sa tunique. À force de se retourner sur sa natte, il finit par envoyer paître la couverture qui le démangeait et se leva en grondant, sortit de la chambre du commandant du fort et se dirigea sur la terrasse de la tour de guet.
L’air frais dont il emplit à plusieurs reprises ses poumons dénoua quelques nœuds de doutes. Légèrement apaisé, il se mit à parcourir la ligne des remparts, serpent noir enveloppé du manteau de Tianout, puis la plaine rocheuse au-delà et les dunes découpant l’horizon lointain, illuminé par les bras réconfortants de Noun. La vision de la déesse-Lune démêla encore quelques nœuds.
Sa main tâta son cœur. Le Hiérarque soupira. Un bruit derrière lui ranima ses sens engourdis. Il découvrit une ombre nimbée d’étoiles argentées. Elle s’avançait vers lui. L’officier héla :
─ Qui va là ?
Le scintillement d’une lame dégainée. Le noble de Nûn sortit son poignard de sa main libre. L’autre était toujours prisonnière de son attelle.
─ Approche, vermine, grogna-t-il en montrant les dents.
Un embrun caressa sa nuque. Il se retourna, trop lentement. Une poigne ferme lui broya la gorge tandis qu’une griffe froide s’enfonçait dans son foie au travers du tissu. Le Hiérarque poussa un ultime soupir. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Des bras le retinrent par les épaules. Le pantin désarticulé qu’il était dressa les yeux vers les flammes de Folie au travers desquelles le dévisageaient les orbes dorées du dragon Vengeance. Des larmes bleues s’écoulèrent sur ses joues insensibles.
─ Je règle notre dette. Passe le bonjour à Ouma, siffla la voix triomphante du traître avant de balancer le corps flasque de sa victime par-dessus le muret.
Un craquement, avalé par le vent, retentit au moment où les os se broyèrent sur les rochers.
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