Destination Altara

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“Un jour, ils sont arrivés du ciel et c’est là que le cauchemar a commencé.”

Ces mots résonnent encore dans ma tête. Et aujourd’hui ce que nous croyions impossible autrefois est devenu notre réalité. Une réalité que personne n’aimerait vivre et qui est pourtant la nôtre. Nous vivons en nomades, allant de ville en ville, échappant à ceux qui nous persécutent sans relâche. Nous devons nous terrer comme des rats si nous ne voulons pas nous faire tuer et mettre en péril la vie de nos familles. C’est ainsi que je parcoure depuis plus de dix ans la surface de la planète en compagnie de ma fille, cherchant désespérément à atteindre Altara.

Les anciens en parlent comme d’un mythe, une promesse de jours meilleurs dans une cité imprenable où il fait bon vivre et où l’on peut manger à sa faim sans risquer sa vie et celle de nos proches. Certains affirment y être allés, y être parvenus mais tous tiennent des discours contradictoires. Quand quelques-uns affirment qu’Altara est bien à la hauteur de toutes les attentes imaginables et même plus, d’autres parlent d’un mensonge uniquement destiné à entretenir l’espoir de nous tous qui avons tout perdu.

Alors que je marche épuisé par la fatigue, les yeux fixant l’horizon, je regarde soudain ma fille qui marche à mes côtés, silencieuse, sans poser de questions. Elle est née dans ce monde, y a grandi et a dû composer avec quand nous autres, plus âgés, avons dû nous adapter et faire face à cette nouvelle existence en pensant avant tout à protéger nos enfants. Nombreux sont ceux qui ont péri dans la violence des combats. Presque toute notre population a en réalité été décimée et les survivants se comptent par centaines d’individus.

Pendant que je rêvasse, ma fille tient dans ses doigts sa précieuse peluche dont elle ne se sépare jamais, une poupée en tenue de bergère. Elle est devenue sa meilleure compagnie et sa plus fidèle confidente bien qu’elle ne parle pas. Je ne l’ai jamais vue sans. Il faut dire que les enfants se font rares par ici. Ma fille a bien quelques amis avec qui elle joue souvent, mais de manière générale, nous croisons peu de jeunes. Face à la terreur qui régne sur cette terre, beaucoup d’adultes ont fait le choix de ne pas avoir d’enfants car ils ne veulent pas que leurs progénitures se confrontent à la dureté de la vie en ce bas-monde. C’est un choix compréhensible et tellement difficile à faire. Je l’ai fait il y a six ans en ayant Cara, ma fille, et en décidant de me battre pour elle et pour son avenir. Rien ne me pousse réellement à vivre à part elle et l’espoir d’un futur plus radieux. Je sais qu’au bout du tunnel, il y a une lumière salvatrice et j’en attends les premières lueurs depuis si longtemps…

La mère de Cara me manque terriblement. Cela fait des années que je ne l’ai pas vue. Je me rappelle encore de ce jour maudit comme si c’était hier. Cara n’était encore qu’un bébé et notre plus grande difficulté était de parvenir à vivre en toute discrétion. Nous devions être deux fois plus vigilants que je ne le suis maintenant car Cara était susceptible de pleurer à tout moment et donc de nous faire repérer. Ce jour-là, nous avions trouvé un abri sûr, loin des regards, et avions emmitouflé Cara dans des draps chauds pour qu’elle passe la nuit dans les meilleures conditions. Il nous restait peu de vivres et je savais que le lendemain matin, je serais contraint d’aller chasser pendant que mes deux femmes m’attendraient au chaud. Je n’aimais pas ces moments, loin d’elles, à ne pas pouvoir les protéger et être à leur côté. Nous avions donc passé la nuit à nous blottir tous les trois pour conserver au maximum la chaleur ambiante alors que le froid hivernal se faisait plus que sentir dehors. Je me rappelle encore contempler Cara et ma femme comme les deux trésors qui m’étaient le plus précieux au monde. Aujourd’hui, j’en ai perdu un. Et je ferai tout pour conserver celui qui me reste.

Le lendemain, j’étais parti chasser comme prévu et le soir, j’avais ramené quelques mets qui nous permettraient de tenir une semaine tout au plus. Nous resterions dans cet abri le temps qu’il faudrait. Lorsque je revins, ma femme avait disparu. Je criai son nom partout, oubliant la discrétion qui était jusqu’ici de mise. La seule réponse fut les cris de Cara qui me parvinrent au loin. Obsédé par l’idée de retrouver ma fille quand je croyais que tout était perdu, j’aurais pu être guidé à l’aveugle par ses pleurs dans le noir le plus complet. Je la retrouvai finalement derrière le baraquement dans une cachette que nous avions aménagée au cas où le pire se produirait... Un simple trou dans un tonneau. Je pris ma fille dans mes bras et tentai de la réconforter en vain, pris d’angoisse et de stupeur en imaginant que je ne reverrai jamais ma femme et que je ne savais pas ce qui lui était arrivé. Il n’y avait aucune trace de sang, aucune trace de lutte pouvant témoigner d’une éventuelle résistance de sa part ou d’une bagarre qui aurait pu éclater. Pourtant, la solution la plus envisageable et la plus réaliste était celle d’un enlèvement. Ils avaient dû nous repérer, ils nous avaient suivis et ils avaient attendu le meilleur moment pour frapper sachant que je m'absenterais à un moment. Mais ma femme avait dû les repérer et était parvenue à cacher notre fille qui aurait sûrement été tuée ou enlevée aussi. Nous nous étions préparés à cette issue mais je ne pensais pas que cela arriverait si vite.

Les yeux fixant l’immensité désertique qui se dressait devant nous, je fus interrompus dans mes songes par ma fille qui était le portrait craché de ma femme.

- Papa, papa ! me cria-t-elle. Ça fait plusieurs fois que je t’appelle et tu ne réponds pas. Qu’est-ce qu’il y a ?

Ma fille savait mieux que quiconque détecter mes émotions et les analyser malgré son jeune âge. Elle devait voir que j’avais l’air tracassé, ailleurs.

- Tout va bien ma puce, ne t’en fais pas. Tu voulais me dire quelque chose ?

- Hmm, si tu le dis, s’exclama-t-elle comme si elle savait pertinemment que je lui mentais. Je peux aller jouer avec les autres, s’il-te-plaît ?

- Oui, mais ne t’éloigne pas. Nous approchons de Xynthia et tu sais que nous devons rester proches les uns des…

- Les uns des autres. Oui je sais papa, tu me le dis tout le temps. Je serai prudente, ne t’en fais pas.

J’esquissai un sourire en coin qu’elle comprit comme une autorisation puisqu’elle s’en alla en courant, rattrapant ses amis qui vaquaient à leurs occupations devant. Depuis la prétendue disparition de ma femme, je ne voulais plus que nous voyagions seuls. C’était trop dangereux. Nous avions donc rejoint un groupe qui s’était largement étoffé au fil du temps, à tel point que nous étions aujourd’hui une quarantaine d’individus. Souvent, nous étions au complet mais lorsque nous naviguions en terre inconnue ou que nous approchions de grandes villes, nous sachant menacés, nous décidions de nous diviser et d’envoyer des éclaireurs qui parfois ne revenaient pas. C’était signe qu’il valait mieux rebrousser chemin ou prendre une route différente.

Nous approchions Xynthia, l’une des villes les plus importantes du continent. Mais elle avait tout perdu de sa beauté d’autrefois qui faisait sa légende. Les bâtiments ravagés par les bombes, les rues dévastées et laissant entrevoir une véritable misère, les cadavres amoncelés sur des piles dont on ne savait que faire représentaient la réalité de la Perle d’argent qui brillait autrefois de mille cieux. C’est un temps que j’aurais aimé que ma fille connaisse mais qu’elle ne verrait sûrement jamais.

J’avais vécu à Xynthia lorsque j’étais jeune, à l’époque où ils n’étaient pas encore là et que le monde rayonnait, bouillant de vie et de joie. Les espèces se mêlaient les unes aux autres sur ce coin de paradis perdu dans l’espace. Chaque territoire vivait en harmonie avec son voisin, sur tous les plans aussi bien économiques que sociaux. C’était presque un rêve éveillé. Mais tout rêve finit par s’achever.

Alors que nous arrivions à Xynthia, j’appelai Cara pour qu’elle vienne me rejoindre. Elle semblait ne rien vouloir entendre et n’en faire qu’à sa tête mais elle connaissait les consignes et mon intransigeance face aux respect des règles. C’était une enfant. Elle était donc insouciante mais vivant dans le monde qui était le nôtre, elle avait appris que l’on ne pouvait se fier à personne, même pas aux gens de la horde. C’était une question de survie, c’était tout ce qui comptait.

À peine étions-nous entrés dans la ville que tous les regards se tournaient vers nous. Je prie Cara contre moi pour la rassurer face à tous ces visages étrangers qui nous dévisageaient. Dans ce monde où l’on ne pouvait se fier à quiconque, je lui avais appris à rester extrêmement prudente et à être constamment sur ses gardes. Il suffisait d’un faux pas pour que le pire arrive. Et la seule chose qui importait, c’était ma fille.

Il faut dire que les groupes aussi importants que le nôtre se faisaient rares. Les habitants voyageaient de moins en moins, préférant rester dans un endroit fixe qu’ils connaissaient bien plutôt que de se risquer dans l’inconnu. J’aurais aimé avoir cet état d’esprit mais avec elle, je ne pouvais pas.

Je décidai que le moment était venu pour s’arrêter et pour passer la nuit. Ce n’était pas des plus prudents mais nous ne pouvions pas avancer plus, épuisés par la fatigue, affamés et assoiffés. Après plusieurs jours de marche, nous avions bien mérité une petite pause.

- Nous allons passer la nuit ici, nous l’avons tous bien mérité.

Ces simples paroles provoquèrent un soulagement général. Les familles commencèrent à se rassembler et à se diriger vers l’hôtel le plus proche qui était connu dans toute la région pour recevoir une multitude de visiteurs en vadrouille. Ce serait le meilleur moyen pour passer inaperçu, en se fondant dans la masse.

À peine arrivés à l’hôtel, je sentais que l’atmosphère s’était encore alourdie. L’impression d’être observés ne relevait pas de la paranoïa mais bien d'une réalité qui devenait de plus en plus pesante. Je ne pouvais pas prendre le risque de réagir en public, pas maintenant, pas avec ma fille à côté. C'était frustrant. Mais je devais faire avec et respecter mes propres règles.

Je décidai de faire abstraction et de prendre les clés de ma chambre, mais je fus alpagué par l'hôtesse d'accueil.

- Attendez, me murmura-t-elle discrètement en posant sa main contre mon torse. Venez avec moi, je vais vous conduire directement à votre chambre.

Je ne sus quoi répondre tout d'abord. Je m'étais toujours attaché à ne faire confiance à personne et je ne voulais pas faire d'entorse à cela.

- Et pourquoi je vous suivrais ? rétorquai-je.

Les yeux de la femme se plongèrent dans les miens. Je fus surpris par la profondeur du regard qui se dressait devant moi et qui semblait lire au plus profond de mon être. Déconcerté, je n'eus pas le réflexe de la repousser lorsqu'elle s'approcha tranquillement de Cara et vint s'accroupir devant elle.

- Salut, ma belle, lui dit-elle.

Ce à quoi ma fille répondit par un sourire franc comme si elle avait toujours connu cette femme. Je fus encore plus abasourdi que je ne l'étais déjà. Cara se méfiait toujours d'habitude et laissait facilement trahir ses émotions comme la plupart des jeunes de son âge. Et la simple présence de cette étrangère paraissait l'apaiser. Pour autant, je ne démordis pas.

- Je vous le répète une dernière fois, que voulez-vous ? lui demandais-je avec véhémence.

La femme détourna le regard dans ma direction et me fixa pendant de longues secondes qui me parurent être une éternité avant de finament lâcher :

- J'en suis une, moi-aussi.

Je sentis mon corps se raidir comme s'il avait été pétrifié. Et je ne rechignai plus lorsque cette mystérieuse inconnue m'invita à la suivre. Je la suivis discrètement dans un dédale de couloirs avec Cara qui me tenait la main et qui semblait étrangement apaisée par la présence de cette femme. Je demeurais silencieux et pourtant nombreuses étaient les questions qui venaient à l'esprit et ne demandaient qu'à être posées. Mais je sentais qu'il valait mieux garder le silence.

On arriva dans une petite chambre modeste mais qui ferait largement l'affaire pour la nuit. Pour dire vrai, je n'avais plus l'habitude d'un tel confort et de dormir au chaud. Alors pour nous, c'était un luxe inespéré. Je me tournais vers l'inconnue :

- Que voulez-vous ? lui demandai-je prudemment.

Elle sourit sereinement., comme si je l'amusais.

- Vous ne posez pas les bonnes questions, me répondit-elle. Moi, je veux un tas de choses et peu en même temps. La vérité, c'est que je sais qui vous êtes et qui est votre fille. Je sais surtout ce qu'elle représente et pourquoi vous la cachez.

Je fis mine de ne pas réagir mais au fond de moi, la peur me clouait au sol et faisait de mon corps un poids monumental.

- Je ne représente pas un danger, croyez-moi. Je suis votre seule porte de sortie, continua-t-elle dans un calme olympien.

- Pourquoi devrais-je vous croire ? Je connais de nombreux "déviants" qui se sont révélés être des traîtres.

Elle s'arrêta de parler puis d'un geste désigna le couloir.

- Ceux que tu penses être tes amis sont-ils plus dignes de ta confiance ? J'aimerais te dire beaucoup plus de choses, mais je ne peux pas. Sache juste une chose, j'ai connu Jo...

À l'évocation de ce prénom, je fus pris d'une colère terrible. Dans un geste plein de fureur, je plaquai l'inconnu contre le mur en la tenant fermement par le cou. À ma grande surprise, elle ne tenta même pas de se libérer comme si elle s'attendait à ce geste de ma part.

- Comment... Comment connaissez-vous ce nom !?

- Je vous l'ai dit... tenta-t-elle d'articuler alors que ma main se refermait sur son cou de plus en plus, je l'ai connue. C'était... c'était une amie très proche. Elle m'a sauvé la vie autrefois.

Soudain, je fus interrompu dans mes pensées noires par une voix fragile et délicate qui criait désespérément.

- Papa, papa, arrête, je t'en supplie !

Cara se tenait à côté de moi en larmes, accrochée à mon pantalon qu'elle tirait avec acharnement. J'étais tellement obnubilé par la douleur que ravivait en moi ce nom que j'en avais oublié ma fille et la première des leçons que je lui avais apprise : ne jamais faire acte de violence. Et j'avais outrepassé cette règle.

- Je... je suis désolé ma puce, répondis-je en desserant l'étreinte.

L'inconnue s'écroula sur le sol et reprit petit à petit sa respiration. Quand elle fut à nouveau prête à parler, elle me regarda fixement dans les yeux.

- Je vous prie de m'excuser... murmurai-je. Je n'ai pas maîtrisé ma rage. Vous avez dit que vous connaissiez Jo et qu'elle vous avait sauvée ?

- Oui, c'est la vérité. Cela remonte à il y a un an maintenant...

- Un an ? Vous voulez dire que ma femme est encore en vie ?

- Je ne pourrais pas vous garantir qu'elle l'est toujours, je n'ai plus de contact avec elle aujourd'hui. Mais de ce que je sais, elle avait pour projet de se rendre à Altara.

Altara. Cet endroit dont j'ai tant entendu parler et qui nourrit bien des fantasmes depuis des années.

- Je sais ce que vous vous dites, dit l'inconnue comme elle lisait parfaitement en moi. Vous vous dites que votre fille ne pourra être en sécurité nulle part parce qu'elle est trop importante, trop différente. Et vous avez raison. Mais vous ne pourrez pas toujours fuir, vous le savez. Alors votre seul espoir, c'est Altara.

Je me détournai vers elle en me grattant le menton comme j'avais l'habitude de le faire dès que j'étais plongé dans mes réflexions.

- Cette nuit, il y a un train qui part à minuit, prenez-le. Vous m'entendrez toquer à la porte et il faudra me suivre sans poser de questions. C'est la seule solution pour protéger votre fille...

Elle s'apprêtait à partir mais je la retins par le bras.

- Attendez, vous ne m'avez même pas dit votre nom...

- Vous ne me l'avez pas demandé, rétorqua-t-elle avec un sourire en coin. Ça aurait dû être votre première question.

Face à mon air héberlué, elle me répondit simplement :

- Jessie, je m'appelle Jessie.

- Pourquoi faites-vous ça Jessie ?

Son sourire se dissipa. Elle marqua un temps puis répondit :

- Dites-vous juste que je lui dois bien ça.

Elle s'approcha de Cara, en caressant ses cheveux bleus.

- Salut, ma belle.

Et là-dessus, elle disparut dans la pénombre. Derrière elle, je fermai la porte et je m'allongeai sur mon lit. Nous ne parlâmes plus de la soirée et ma fille s'endormit, blottie contre moi. De mon côté, je ne pouvais pas me résigner à dormir. Pas dans un moment aussi crucial, face à une décision aussi importante, alors que tout allait se jouer maintenant. Je ne savais pas si je pouvais faire confiance à cette soi-disante Jessie, malgré le fait qu'elle soit elle-aussi une déviante. Cela ne signifiait rien. Mais en même temps, avais-je vraiment le choix. Je ne voulais plus fuir. Je ne voulais plus que ma fille fuit éternellement, à avoir peur et à devoir supporter cela au quotidien. Non, je ne pouvais me résigner à cette idée, à imaginer la vie de ma fille proscrite par la terreur. Cela devait changer.

Une demi-heure, une heure peut-être se passèrent. J'avais perdu la notion du temps car cette nuit paraissait iréelle. Je fus tiré soudainement de mes pensées par un vacarme tonitruant qui venait d'en bas. Cara, elle-aussi, s'extirpa de son sommeil en écarquillant les yeux. Elle me regarda et comprit ce qui se passait. Elle ne posa aucune question, se blotissant juste contre moi comme si nous formions un cocon indestructible qui aurait tenu face à n'importe quelle tempête.

- Je me rappelle de ce jour-là... murmurai-je. Je m'en rappelle comme si c'était hier.

Je regardai ma fille dans les yeux sans dire un mot alors qu'elle m'interrogait du regard.

- Je venais tout juste de rencontrer ta maman. C'est un des souvenirs les plus beaux que j'ai gardés en mémoire. C'est à l'époque où les espèces cohabitaient ensemble, échangeaient leurs savoirs et leurs pratiques pour les mettre à contribution d'un bien commun. C'était ça le projet initial, sur cette planète. En tout cas, c'était cela qu'on nous avait promis. Toujours est-il que j'étais scientifique pour le compte d'une mission d'exploration. Et je devais être amené à travailler avec une équipe de chercheurs composée d'êtres provenant de planètes différentes et n'ayant parfois en commun que leur espoir de bâtir côte à côte un monde meilleur. Mais cette pensée unique nous guidait dans nos travaux et c'est en côtoyant ces gens incroyables que j'aie fini par rencontrer ta maman. Elle était keyanx, j'étais humain. À l'époque, cela ne posait pas de problème, c'était nouveau mais cela annonçait des choses extraordinaires de bien des points de vue.

Une larme glissa de ma joue à l'évocation de ce souvenir et quand je pensais à ce que le monde était devenu, et dans lequel ma fille avait grandi. Mais je ne voulais pas être triste. Je ne pouvais pas. Pas maintenant.

- Cara, ta mère était la personne la plus formidable que j'aie rencontré dans ma vie. Je me souviens de sa tendresse, de la manière dont elle s'est occupée de toi, te bordait , te fredonnait des musiques et te berçait dans ses bras. Je me souviens de son rire merveilleux qui me faisait chavirer de bonheur. Je me souviens de sa joie de vivre que rien n'a jamais pu entacher. Je l'aimais et je l'aimerai toujours. Elle aurait voulu ton bonheur par dessus tout. Elle n'aurait pas voulu de cette vie pour toi. Je le sais mais je le comprends mieux maintenant.

Dehors, les pas se faisaient de plus en plus proches et emplissaient le couloir. Nous n'avions plus que très peu de temps. Il fallait agir.

- Tu dois prendre ce train. Tu dois partir à Altara avec Jessie. Je sais qu'elle te protègera. Elle est comme toi.

- Comment ça ? Tu ne viens pas avec moi ?

Je m'apprêtai à répondre quand quelqu'un toqua soudainement à la porte.

- C'est maintenant, souffla une voix que j'identifiais comme celle de Jessie.

Cara me regardait avec une grande tristesse, comme si elle avait déjà deviné ce qui allait se passer. Elle m'en voudrait mais elle comprendrait. J'en suis certain.

Les bruits de pas se rapprochaient et se faisaient plus que jamais menaçants. J'ouvris la porte prudemment et découvris Jessie, en sueur et plus que jamais déterminée.

- Il faut y aller. Maintenant. Nous n'avons plus une seconde à perdre, m'ordonna-t-elle.

Elle était accompagnée de plusieurs êtres, créatures de toutes races et de tous âges qui affichaient pour seule ressemblance d'exprimer une grande inquiétude face à la mort qui les poursuivait depuis longtemps. Eux aussi devaient fuir depuis bien longtemps et n'attendaient qu'une chose avec impatience : partir loin d'ici. Tous, comme ma fille et Jessie, devaient être des déviants.

Je pris Cara avec moi et la fis sortir de la chambre à la hâte, avec pour simple bagage une sorte de sac en bandoulière à moitié arraché. Peu importe ce que nous gardions de cette vie-là tant que ma fille pouvait avoir une existence meilleure, à Altara ou n'importe où que ce soit.

Mon regard croisa un instant celui de Jessie et le soutint quelques secondes. Durant ce laps de temps, je compris qu'elle savait ce que j'allais faire et que le reste n'avait pas d'importance. Je lâchai néanmoins :

- Protégez-la. Protégez ma fille. C'est tout ce qui compte.

Je pris Cara dans mes bras et la serrai fort car je savais que serait notre dernier moment tous les deux. Elle avait déjà compris et des larmes coulaient le long de ses joues pendant qu'elle s'accrochait à moi. Malheureusement, je ne pouvais faire partie de l'équation. Jessie nous laissa quelques instants blottis l'un contre l'autre avant que la réalité ne nous rattrape. Elle n'eut pas besoin de me parler, je redoutais ce moment depuis toujours mais je devais faire le nécessaire.

- Viens ma belle, nous devons y aller, dit Jessie à l'intention de ma fille.

- Non ! Je ne pars sans papa ! s'écria Cara, en proie à des sanglots qui déchiraient mon âme.

- Ma puce... murmurai-je en regardant ma fille dans les yeux. Ne t'en fais pas pour moi. On se verra à Altara. Maman t'attendra là-bas et je vous rejoindrai, je te le promets.

Ces paroles eurent l'air de la rassurer car elle parvint à se calmer un peu. Elle était encore trop jeune pour s'apercevoir de mes mensonges ou peut-être le savait-elle au fond d'elle.

- Je t'aime, Cara, lui dis-je les larmes aux yeux.

Ce furent les dernières paroles que j'échangeai avec elle. Un véritable vacarme emplit la pièce et causa une panique générale parmi les membres encore présents. C'était une scène de chaos et je perdis Cara et Jessie de vue. Je n'avais plus qu'un espoir : qu'elles aient réussi à se frayer un chemin dans la foule pour prendre la direction de la gare.

Je me retournai et contemplai la scène irréaliste qui me faisait face. Partout, j'entendais des cris qui s'élevaient et annonçaient le pire. Ce n'était plus seulement un présage, une rumeur. C'était devenu la réalité. Ce que nous fuyions depuis la naissance de ma fille nous avait finalement rattrapés. Et j'en avais marre de me dérober, d'avoir peur plutôt que de me confronter à elle. Le moment était venu. Je devais mettre un terme à ce cauchemar.

Face à moi se découvrit l'escadron de la mort. Des soldats en tenue brandissaient leurs armes menaçantes dans ma direction et n'hésitaient pas à canarder les pauvres gens. Du sang giclait de partout et les cadavres s'étalaient de tout leurs longs sur le sol. Bizarrement, face à toute cette horreur, je demeurais impassible. Je savais que ce jour allait arriver et d'une certaine manière, je m'y étais préparé.

Dans un élan de fureur, je criai : "Arrêtez !". Je me dressais devant les soldats qui paraissaient interloqués face à cette soudaine réaction alors que je leur faisais face, seul. Soudain, certains d'entre eux s'écartèrent à toute hâte pour laisser passer un homme massif, aux épaules carrées, la mâchoire saillante et une grande cicatrice en travers de son œil gauche. Cet homme... Je le reconnaîtrais entre mille.

- Eh bien, eh bien messieurs. Je croyais vous avoir dit de ne faire aucune victime collatérale. Alors pourquoi y'a-t-il encore des survivants ?

Sur ces paroles, des balles vinrent siffler tout autour de moi et s'abattre sur les quelques personnes qui tenaient encore debout et qui s'écroulèrent sur le sol dans une clameur assourdissante avant qu'un grand silence ne s'installe.

L'homme se rapprocha de moi à une distance d'un mètre et me regarda avec une haine et un dégoût largement affichés. Je ne savais pas lequel de ces deux sentiments s'exprimaient le plus chez lui tant ils étaient visibles.

- John, mon vieux, ça fait un bail ! s'écria-t-il. Bon, tu me connais depuis le temps. Tu sais que le temps est compté alors je te laisse une chance. Où est ta fille ?

- Ma fille est déjà loin, sergent. Vous ne la trouverez jamais. Vous avez perdu, c'est terminé.

Le dit sergent semblait ne pas s'attendre à cette réponse et ne pas la trouver à son goût. Il passa son bras autour de mon dos et se mit à rire distinctement. Je le regardai directement dans les yeux comme un signe de défi avant de me rendre compte qu'une douleur insoutenable était apparue soudainement au niveau de mon estomac. Le sergent continuait de me fixer avec un sourire de prédateur prenant tout son temps pour faire agoniser sa victime et en me dissimulant pas son plaisir, alors que la lame s'enfonçait plus profondément. La douleur m'arracha un cri terrible et je tombai sur le sol.

Le sergent se pencha vers moi et mit son genou sur ma tête en appuyant sur ma plaie béante. Je souffrais terriblement mais j'étais toujours conscient. C'était une question de minutes maintenant, tout au plus.

- Pourquoi souffrir John ? Pourquoi avoir fui toutes ces années avec ta fille alors que nous aurions pu procéder autrement ? Tu sais bien que cela n'a rien de personnel. Je ne fais qu'obéir à un plus gradé de moi qui ne vous aime pas beaucoup. Faut dire qu'il n'a pas tort. Vous devez être sacrément fêlés pour coucher entre espèces. Ces déviants comme ta fille... Ce sont de simples bâtards. Et toi, tu n'es pas un homme.

J'aurais voulu le faire taire mais je n'en avais pas la force. Il sortait déjà une arme de sa poche et la pointais dans ma direction. Il me fit ouvrir la bouche et coinça le canon de l'arme entre mes dents.

- Puisqu'il n'y a a pas de paradis pour toi, je te souhaite de pourir en enfer... Et ce n'est qu'une question de jours avant que nous rattrapions ta fille. Finalement, tu fais mieux de mourir maintenant, tu ne verras pas mes hommes lui passer dessus.

À cette simple pensée, je fus pris d'une colère noire et essayai de m'exprimer mais le canon de l'arme m'en empêchait. Le sergent s'en amusa et enleva l'arme de ma bouche.

- Qu'est-ce que tu racontes ? Vas-y exprime-toi, me lança-t-il dans un rire d'une cruauté sans nom.

- Va...

- Plus fort, on ne t'entend pas !

- Va te faire foutre !

Suite à ces mots, je dégoupillai la grenade qui se trouvait dans ma poche et je n'eus pas le temps d'entendre les cris de stupeur des soldats et du sergent que tout devint noir.

Mes dernières pensées me ramenèrent des années en arrière, dans une vie qui semblait iréelle tant elle paraissait ne jamais avoir existé. J'étais au côté de ma femme et nous nous trouvions près un lac magnifique et paisible, jonché entre des montagnes enneigées. Le temps paraissait s'être arrêté ici, comme si nous étions en dehors de toute civilisation. Nous regardions tous deux ce paysage somptueux, loin de tout, et mes yeux se portèrent sur le ventre de ma femme, fruit de notre amour. Dans quelques mois, allait naître notre enfant. Mais dans quel monde allait-il pouvoir grandir ? Nous nous étions souvent posés la question, craignant une réponse que nous connaissions déjà et que nous nous refusions à admettre. Cara était l'espoir même d'une promesse d'un monde meilleur et nous étions persuadés que quelque part, où que ce soit, nous pourrions un jour vivre en paix.

Tandis que mes pensées s'éteignaient, Cara embarquait vers l'inconnu dans ce train à destination d'Altara où elle espérait pouvoir vivre loin de la haine de ce monde à son égard et surtout y retrouver sa mère.

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