Mémoires
-Je ne voulais pas le tuer !
Comme chaque soir, je contemple le crépuscule et sa lumière toute en nuance, passant avec indolence du mauve vaporeux au bleu le plus profond. J’attends l’arrivée des ténèbres. C’est un rituel : je ne me lasse pas du scintillement du sable sous les derniers rayons d’un soleil agonisant. Alors vient le froid du désert qui me pénètre progressivement…Ah le désert ! Je me demande même si ce n’est pas moi qui l’ai créé…Je ne me souviens pas, c’était il y a si longtemps…
-Si tu cultives le sol, il ne te donnera pas son produit.
Ce froid convient mieux à ma peau d’albâtre que la fournaise du jour. Mais ai-je vraiment le choix ?
Jai vu naître et mourir les civilisations dans mon éternité de solitude. Depuis combien de temps attendai-je. Je n’en sais rien. Le temps est une notion bien étrange quand il est si distendu : je ne me souviens pas de tout, comme si ma mémoire était saturée…Je ne distingue plus vraiment le vrai du faux, le mythe de la réalité…
Les serviteurs de mon culte m’ont bâti une tour immense, narguant les étoiles.
Peut-être est-ce Babel, peut-être pas. Satané vide mémoriel !
Je réside tout en haut de cette église damnée, construite d’une pierre sombre, noire comme l’âme de mes adeptes.
Je ne les ai jamais compris.
Mon enfance a été heureuse, je crois. Mes parents m’aimaient et je jouais souvent avec mon frère. Nous étions innocents, la vie était simple alors. Mon père m’a appris à cultiver la terre et j’aimais cela. Je pouvais passer du temps avec lui. Il avait beaucoup d’humour malgré ce qui lui était arrivé. Et puis il est vrai que j’adorais semer et attendre les fruits de ma récolte.
Mon frère, lui, était destiné à garder le petit troupeau de moutons et de chèvres que nous possédions et je crois qu’il aimait cela. La vie était belle alors.
J’ai fait de ma tour une immense bibliothèque, assurément la plus vaste que l’humanité ait connu. Ainsi j’ai pu suivre le cours de l’histoire tout en restant à l’écart de celle-ci.
Le monde des humains m’a toujours étonné…D’un certain point de vue ils me ressemblent un peu : comme moi, partout où ils passent, ils ne sèment que mort et désolation.
Peut-être que je n’existe pas, peut-être que je suis une métaphore, un archétype ?
Ceux qui m’ont le plus intrigué, ce sont mes adeptes : que croyaient-ils ? Qu’attendaient-ils de moi ? Quels pouvoirs ? Quelles richesses ? Je ne pouvais rien pour eux. J’ai toujours été seul, je n’ai jamais eu aucun message, aucune prophétie à leur apporter.
Ils m’ont régulièrement livré leurs offrandes. Une fois exsangues, je les jetais dans le vide pour qu’ils puissent les enterrer sur mes terres maudites.
Ce n’est pas moi qui agissais, c’était la Soif. Je ne peux rien contre elle. Elle me domine comme une drogue infernale, un poison à la fois délicieux et horrible. Je sens la Soif dès mon réveil. Face à ma victime, je ressens sa peur, j’entends battre son cœur terrifié. Quand il s’accélère à la limite de l’implosion, je fonds sur ma proie comme un possédé. Puis c’est la chaleur de son sang qui m’envahit, épais, nécessaire.
Dans les premiers temps il me semble qu’on tenta de me faire disparaître...mais qui veut sacrifier son âme et plus encore…
-Le premier venu me tuera !
-Si quelqu’un te tue, on te vengera sept fois.
Maudit sur sept générations, voilà qui fait réfléchir !
Certains m’ont défié, je ne me rappelle pas de tous mais je les ai terrassés. Ma force est surhumaine, divine peut-être ! C’est depuis, je crois, qu’ils se sont soumis à mon pouvoir et m'ont construit ce palais, comme un phare démoniaque pour qui s’en approche, sémaphore inversé synonyme de naufrage vital et spirituel.
J’avais une femme autrefois, quand j’étais humain, mais je ne me souviens plus de son nom...en un sens elle ressemblait à ma mère, comme je ressemble à mon père. Mon épouse avait de l’ambition pour moi qui n’en avait aucune si ce n’était de parcourir mes champs. J’étais heureux quand je courrais au milieu du blé, les yeux vers l’azur et les mains effleurant les blonds épis.
Elle me reprochait cela et estimait qu’il était plus noble de s’occuper du bétail. Il faut dire qu’au pays de Nod, d’où elle venait, on ne cultivait pas, on se nourrissait essentiellement de viande…même humaine.
Je pensais avoir réussi à faire disparaître chez elle ces coutumes blasphématoires, mais elle…désormais c’est moi le cannibale.
Quand Dieu apprit ce que j’avais fait, il me maudit.
-Le péché n’est-il pas à ta porte, une bête tapie qui te convoite ? Pourras-tu la dominer ?
Je retournai alors ma rage contre ma femme, mais c’est moi que je punissais à travers elle, en la tuant c’est moi-même que je battais à mort. La culpabilité me rongeait et mes coups se faisaient plus puissants à mesure qu’en larmes, je prenais conscience de ce que j’avais fait et du monstre que j’étais devenu.
Je la revoyais lui arracher le cœur et le manger encore brûlant et palpitant, pour s’octroyer sa force. Je vomis de dégoût et de terreur…mais combien de fois ne l’ai-je pas fait depuis...?
Je n’ai pas dominé la bête tapie comme je ne parvins jamais à dominer la Soif.
-Où est ton frère ?
- Je ne sais pas ! Suis-je le gardien de mon frère ?
Dieu qui sait tout, m’avait offert une chance de repentir, mais j’étais trop ébloui par le péché pour le comprendre…
-Qu’as-tu fait ? Ecoute le sang de ton frère crier vers moi. Sois maudit ! Tu ne pourras plus revoir la lumière du jour, ni engendrer. Ta vie ne sera que solitude, mort et désolation.
Le sang, le sang, toujours le sang. Celui de mon frère, celui de mon épouse, celui de toutes mes victimes à travers les siècles. Je suis las de toutes ces horreurs, je me méprise et me hais. Ce sang crie vers mon Dieu.
Au début, j’ai voulu me mêler aux hommes, mais j’ai vite compris que cela était impossible. La soif inextinguible décimait les tribus. La solitude commença alors, une solitude sans fin.
Les écrits s’empilèrent alors, mais comment se souvenir de tout ce que j’ai lu ? Comment après des millénaires ? On a appelé Dieu l’Eternel…suis-je donc un dieu ? Non, tout au plus un démon !
C’est par le sang que tout a commencé pour moi, c’est par le sang que vint la fin de l’humanité. Je fus le premier à naître, je serai le dernier à mourir…
Une pandémie sans précédent, un fléau infernal qui a éliminé toute âme sur Terre… Terrible maladie qui s’est attaquée au sang des nouveaux nés. Je ne sais comment ils la contractèrent,
mais je compris vite ce que cela signifiait : la fin de tout ! Plus de naissances, tous mort-nés d’hémorragie interne, un mal inconnu et apparemment inguérissable. Les femmes cessèrent de procréer et les dernières générations disparurent une fois leur tour venu…
Maintenant je suis réellement seul, sans serviteurs, sans nouveaux livres…Alors pourquoi continuer ?
Voilà pourquoi je vais cesser d’écrire ces vaines mémoires parcellaires. Je vois les premiers rayons de l’aube. Ma trop longue nuit prend fin ce jour. Mon choix est fait ! Qu’adviendra-t-il de moi ? Peu importe pourvu que cela soit du nouveau. Je vais affronter le soleil et Râ aura le dessus sur moi. Le courage de mettre fin à mes jours arrive enfin…J’aurais dû arrêter tout cela bien avant !
On m’a donné de nombreux noms : le Damné, le Fratricide, le Vampire mais le nom que m’a donné mon père est Caïn et bientôt je ne serai plus.
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