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Aurélie était née aux premiers jours de l’hiver.

Du même âge que le siècle naissant, la jeune fille s’apprêtait à passer son brevet élémentaire, prétexte à ses yeux au baccalauréat auquel elle voulait prétendre; elle attendait tant de ses études, rêvant du jour où elle lirait son nom dans la liste des récompenses publiée par le journal; Aurélie avait envie de mériter son avenir en le choisissant et d’être pleinement heureuse. À quatorze ans, Juliette Caré avait réussi à traverser Paris à la nage.

Quelle prouesse!

Aurélie avait reçu en héritage le goût des livres; son frère aîné, dont les poèmes assouvissaient un appétit féroce, était, lui, passionné d’écriture. Leur mère possédait une vaste bibliothèque dans laquelle elle-même se perdait des heures entières. Victor Hugo, Guy de Maupassant et Pierre de Ronsard l’enchantaient. Cette femme avait initié ses enfants aux mots qu’on répète avec bonheur, ceux qui font tressaillir de joie ou de peur, ceux qui caressent l’orgueil, ceux qui déplaisent à toute heure, ceux dont on rougit, ceux qui questionnent... Auprès de Mathilde, la fillette avait même appris à jouer du piano et se prit de passion pour les œuvres de Claude Monet comme celles peintes par Edgar Degas que sa mère collectionnait – Aurélie regrettait de n’être qu’une enfant ordinaire, non l’une de ces danseuses évoluant avec grâce et légèreté sur les murs de la maison –. Les dames à l’ombrelle, qu’elle trouvait trop académiques, lui souriaient néanmoins.

Sur une photographie, Mathilde posait près de sa fille, souriante et frêle dans une jupe de lin et un chemisier blancs; l’aîné se tenait fièrement debout; Alban, lui, portait un chat dans les bras. Aurélie avait fermé les yeux de leur mère, morte en mettant au monde un autre garçon; elle l’avait presque aussitôt remplacée.

Accablé par le chagrin d’être veuf, Georges ne put jamais plus dormir dans le lit sur lequel son épouse lui avait fait ses derniers adieux. Il somnolait sur le fauteuil de son bureau, enroulé de couvertures; celui-ci veillait quelquefois tard dans la nuit afin de travailler les textes qu’il traduisait.

Ce professeur de grec au collège universitaire croyait en la force des lettres classiques dans sa langue maternelle, héritage des métissages culturels qui font un pays. Les grandes œuvres de l’Antiquité trouvaient grâce à ses yeux éclairés. Georges avait conscience que ses propres mots naissaient des écrits de ces auteurs qui le passionnaient autant par leur histoire qu’avec leur sens. Que ne prenait-il toujours soin de nourrir son insatiable appétit! Georges avait soumis de nombreuses traductions jusqu’à ce qu’un éditeur crut en ses mots. Pourquoi, en effet, ne pas tenter une nouvelle approche des textes anciens? Le professeur souriait de deviner les grimaces de ses fils devant les caractères d’une écriture qui leur était étrangère lorsque, lisant les tragédies antiques, il les devinait penchés sur son épaule.

À eux, Georges léguait son nom.

Jacques avait appris le respect de son devoir d’homme et de citoyen; celui-ci se souvenait de la main de Georges sur son épaule lorsqu’il avait été reçu au certificat d’études – ce jour-là, le garçon s’était senti grandir dans sa reconnaissance –. Voir l’aîné de ses enfants s’intéresser à la médecine ne privait aucunement le professeur de lui transmettre le goût des lettres. Tous deux parlaient peu ensemble; le savoir de l’un allait à l’autre par des gestes fins et méticuleux que seules les habitudes enseignent.


— Père, que faites-vous?

Georges cessa de frotter une paire de vieux brodequins, puis leva les yeux vers sa fille. Était-il un bon patriote, lui qui risquait de la laisser orpheline alors qu’elle n’avait déjà plus de mère? La voir grandir le rendait sincèrement fier; aussi nourrissait-il à son égard de tendres sentiments. Jamais l’un et l’autre n’avaient été séparés.

À cette pensée, le professeur soupira.

— L’armée demande à tous les réservistes d’apporter leurs souliers.

— Vous croyez à la guerre, n’est-ce pas?

— La France se met en route, ce n’est qu’une question de jours; elle n’est pourtant pas prête à se battre. Un long silence prit place.

— Les Allemands sont-ils aussi vils que les gens le disent?

Sur la porte de la mairie, devant le bureau de poste, Aurélie lut partout la même réponse.

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