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Jacques passa sa première nuit de fantassin sur le sol d’une grange réquisitionnée comme le furent les chevaux, les bœufs...

Guère d’animaux pour réchauffer les troupiers harassés par leur longue marche.

Certains fermaient les yeux depuis l’instant où leur corps s’était posé sur la paille; les plus rusés avaient pu, eux, s’endormir loin des courants d’air. Ils ne se laissaient jamais prier pour s’allonger avec le sac sur le dos, ne serait-ce que quelques heures, même encore chaussés et vêtus. Le bleu de la Vierge pour les uns, celui attribué à La Fayette par d’autres esprits, revêtait désormais ces combattants comme il avait donné sens au drapeau national. Tous étaient devenus des bêtes de somme tels ces mammifères dont ils prenaient la couche.

Le froid hivernal s’infiltrait sous une lourde porte de bois. Jacques contempla longtemps le plafond du bâtiment qui logeait sa compagnie. Plusieurs fois au cours de cette nuit d’hiver, il se retourna sur sa maigre paillasse; le sommeil le prit enfin, quelques heures avant le chant du coq.

— Va falloir dormir, mon p’tit, si tu veux pas qu’le pitaine te donne un coup d’pied au cul! plaisanta un soldat qui avait participé à la campagne de la Marne.

Telle la solitude dans laquelle Raymond vivait reclus, le silence des nuits de veille au créneau lui était familier: dans son austère masure, le soleil filtrait timidement à travers de rares fenêtres, héritage d’une taxe à payer sur le confort; l’obscurité faisait donc partie de son quotidien. Son épouse décédée en mettant au monde leur premier et unique enfant, le veuf avait dû se résoudre à abandonner le nouveau-né à des inconnus au premier jour de la mobilisation.

— Je les attends, moi, les Allemands! menaça Antoine. Qu’ils n’aillent pas se frotter à moi quand je serai au créneau. Ils vont voir comment on sait se battre dans mon pays: mon grand-père les a chassés de la maison en Soixante-dix quand ils ont voulu prendre tout que ce qu’il avait. Il était grognard.

Jacques ne se souciait guère de rendre l’Alsace et la Lorraine à leur pays; certes, dans l’esprit de certains de ses officiers qui tenaient à réparer les outrages faits à l’armée française, soutenus par une élite et de rares individus humiliés par la défaite, la cause paraissait entendue. Il s’agissait davantage, à présent, de se défendre.

— Regardez ces patriotes de la dernière heure! s’exclama un paysan à l’arrivée de la compagnie. Depuis plus de quarante ans, nous défendons les provinces perdues, eux prennent enfin le fusil...

Antoine était exaspéré des récits que son grand-père lui avait contés, enfant. Sedan n’évoquait en lui rien de plus qu’un lieu comme celui de la défaite de Napoléon. Qui s’en souvenait encore? Aux yeux du soldat, la campagne franco-prussienne appartenait au passé.

— Tu ne comprends pas ma guerre!

— Sais-tu, toi, ce que j’ai enduré durant l’Année terrible?

L’histoire avait repris au cours d’un été comme elle s’était arrêtée; aussi, l’ancien combattant regrettait de ne pas lire sa lutte de jadis contre les Prussiens sur toutes les lèvres – même la Bulgarie avait choisi de défendre ses ennemis –. Aurait-elle été vaine? Le vieil homme osait ne pas l’espérer, lui qui rêvait de revanche. Il fallait chasser ces Allemands que personne ne voulait savoir en France.

— Du calme, la bleusaille! Des Boches, on en a pas vu la pointe depuis la r’traite...

Raymond avait peu de conversation. Ses mots étaient rares mais choisis avec soin: jamais il n’en employait pas un à la place d’un autre, ce qui témoignait d’une certaine éducation; il savait, par ailleurs, lire et écrire.

— On arrive sur l’front, alors laisse tomber ton patriotisme d’écolier! Ici, on tue sinon, on est tué... À toi d’choisir ton camp. Des tranchées tu creus’ras, tes camarades tu pleur’ras, la gnôle tu boiras, rien tu bouff’ras mais, des lettres d’temps en temps tu r’cevras!

Le ventre creux, Jacques se laissa porter par ses jambes vers de vastes plaines de craie. Une douleur s’insinua dans l’aine; néanmoins, il ne rompit sa marche. Quels paysages traversa-t-il?

L’horizon se couvrit de traînées grisâtres et le vent se leva par bourrasques, obligeant tous les hommes au silence. Dormiraient-ils dans la boue cette nuit? L’eau heurta le col de leur vareuse, mouillant chaque nuque, avant de glisser le long des dos, froide. Aucun ne distinguait plus les sapins chahutés par le vent; leurs branches semblaient même se tordre. Le lendemain, des territoriaux viendraient dégager les routes encombrées par ces membres arrachés aux arbres pendant l’orage.

Jacques frissonna.

Avec fracas, la pluie bondissait sur la chaussée. Ce n’était plus une ondée; ce n’était pas encore une tempête. Les officiers ne cherchèrent à protéger leurs hommes dont la capote semblait lourde; eux-mêmes ne se couvraient. L’eau ruisselait sur les képis. Il pleuvait sur la Champagne comme il pleuvait sur leur cœur. Quelle était cette langueur qui pénétrait leur cœur? Seuls les anciens savaient que le vent sécherait plus tard les uniformes.

Le paysage disparut aux yeux de Jacques.

Guère de génisses en pâture broutaient l’herbe tendre; à l’étable, elles avaient rentré leurs pis. Les hommes, eux, avançaient sous la pluie. Aux premières gouttelettes, les enfants des fermes avaient couru vers leur logis. Les hommes, eux, avançaient sous la pluie. Certains frissonnaient, non de l’averse qui inondait leur route, mais du tonnerre qui, petits, les effrayait déjà.

— Mes godillots sont pleins d’eau! grommela Athanase. À toi l’ancien, ça t’fait rien?

— J’ai la peau sèche. Joseph rit, une cigarette au coin de la bouche.

— Vous savez qu’on nous appelle poilus, mes bonshommes? reprit Athanase.

Raymond maugréa, le casque sur son visage.

— Qui a dit ça?

— Les civ’lots.

— T’as pas un poil sur l’torse! se moqua son camarade.

Athanase haussa les épaules.

— Savent plus quoi inventer pour tromper l’ennui, conclut Joseph. Qu’i’ viennent donc faire un tour dans nos tranchées...

Jacques ôta un à un ses souliers trempés et se blottit, grelottant, les genoux repliés sur sa poitrine. Il se revit avancer en hâte sous une averse orageuse, rentrant de la bibliothèque. Avec le regard bienveillant de la gardienne qui remettait les livres aux esprits curieux, Jacques s’était installé devant une table en bois de chêne qu’une bougie éclairait. Une chaleur plus intense que celle de sa chambre le plongeait alors dans les recueils de poèmes; il s’émerveillait.

Quel drame fut à ses yeux éclairés l’incendie qui détruisit le trésor de Louvain!

À travers les poutres manquantes du préau qui lui servait de refuge, le jeune homme vit des éclairs menacer son sommeil – de brèves mais profondes cicatrices éventraient le ciel –; lorsqu’il ferma les yeux au soir de cette journée pluvieuse, une chouette nichée dans la charpente hululait.

Plus de toit.

Jacques vit les murs effondrés des maisons, les vitraux des églises éventrées... Certains puits disparaissaient sous les gravats; d’autres avaient été comblés de terre. Des monceaux de poutres, de pierre ou de plâtre, s’entassaient dans ce désordre. En somme, ne subsistaient que des ruines.

Les soldats ne baissaient plus la tête lorsqu’ils traversaient la commune dévastée.

« Qu’en est-il des gens? » s’interrogea Jacques.

Dès les premières d’invasion, les civils que la guerre chassait, insatiable et cruelle, fuyaient vers l’arrière; aussi, Raymond avait-il volé, à l’automne, des pommes pour les enfants qui pleuraient, attendri par leur détresse. Leurs souffrances exaltaient quelquefois la haine de ceux qui avaient revêtu l’uniforme acclamé par des habitants conservant l’espoir de voir leur existence reprendre son cours.


Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé.


Les mots de la Marseillaise résonnaient entre les décombres. Malgré la promiscuité, une jeune femme assurait l’enseignement.


Contre nous de la tyrannie

L’étendard sanglant est levé.

Entendez-vous, dans les campagnes

Mugir ces féroces soldats

Ils viennent jusque dans nos bras

Égorger nos fils, nos compagnes!

Aux armes, Citoyens !

Formez vos bataillons.

Marchez, qu’un sang impur abreuve nos sillons.


Ses mains dans les poches, un petit garçon dévisageait timidement les soldats. Cet enfant avait fait l’école buissonnière ; son frère aîné, en apprentissage chez un forgeron, se tenait à ses côtés. Tous deux tenaient fièrement d’une main le drapeau aux couleurs de France. Que n’avaient-ils craint les hommes que combattirent leur père dès le premier automne!

Toute la ville flambait, hélas, sous leurs yeux.

Un journal continuait de paraître. Certains coiffeurs se faisaient épiciers, vendant fruits et légumes cueillis sous la menace des feux ennemis ou achetés excessivement chers à de rares colporteurs; quant au facteur, celui-ci livrait son courrier non dans une quelconque boîte aux lettres mais aux caves où de rares personnes demeuraient. Certaines quittaient la leur à l’aube pour n’en revenir que la nuit, vivant tout le jour dans la campagne environnante. Une vieille femme avait attendri Jacques avec des paniers en osier qu’elle jonchait péniblement, parmi ses meubles et bagages, sur une charrette.

Comment quitter sa maison sans avoir peur de la retrouver indemne?

Une famille apparaissait quelquefois dans l’ordinaire étrangeté de son quotidien au sein de ce qui lui restait d’un logis. Ôtant leur casque, les fantassins, silencieux, saluaient alors des ombres.

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