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Certains réfugiés ne fuyaient plus tant les rumeurs que les servitudes, parfois expulsés par les Allemands.
L’ennemi était de chair.
Une voisine apeurée avait convaincu Aline de quitter le hameau qu’elles habitaient avec leurs enfants; Eugène, lui, veillait sur la maison. Il voulait voir les servants pousser les canons; il voulait voir les colonnes des soldats français entrer dans le bourg; il voulait voir la délivrance.
Eugène avait lui aussi pris la route.
Parmi les réfugiés qui l’étreignirent dans sa fuite, sa famille demeurait introuvable. Certains nourrissons trouvaient des bras pour les bercer, les mariés des paroles qui bénissaient leur union. Aline avait emporté avec elle la soupière offerte à leur mariage par ses propres parents; lui ne conservait que sa pipe et son chapeau. Un dragon le fit boire à sa gourde, apitoyé par la fatigue de cet inconnu puis un couple mêlé aux troupes en déroute l’encouragea à monter sur la charrette encombrée de toute une vie. La poignée d’une commode en acajou effleura ses côtes.
— Faut qu’on vous laisse! entendit-il brusquement. On continue vers le nord où qu’on a des nôtres.
Félix avait retrouvé en l’homme un père, lui un fils.
Ceux qu’Eugène aimait se trouvaient-ils chez sa sœur dans le Massif central? Et s’ils avaient gagné le hameau pour le rejoindre...
« Qu’ont laissé les pillards? »
— Les Allemands rentrent dans les maisons, une torche à la main! s’indigna Yvonne. Si nos soldats ne les arrêtent pas, je ne donne pas cher de ma peau. Dire qu’ils piègent les jouets et envoient des obus dans les écoles...
— Souvenez-vous de la conférence au théâtre! rappela Louise. Aucun être saint de corps et d’esprit ne saurait tomber entre les griffes de ces individus barbares.
Chacune œuvrait pour des inconnus; Blanche, elle, cousait des boutons sur quelques chemises destinées à des indigents tandis que sa petite-fille tricotait une écharpe pour un soldat.
Un franc vingt-cinq!
Ainsi était-ce la somme que l’absence coûtait chaque jour aux épouses. Le sacrifice des mères à leur pays devint même, aux yeux de celles-ci, une rente. À ce prix étaient estimées les larmes. Quelquefois, des femmes marchaient derrière un corbillard – le soldat inhumé avec les honneurs était accompagné vers sa dernière demeure avec les prières destinées à un autre –; douze drapeaux sur le cercueil d’un inconnu témoignaient d’une reconnaissance de la nation comme de leur douleur de savoir un être cher disparu sur le champ de bataille, sans cortège, sans sépulture.
Un franc vingt-cinq!
— J’ai envoyé l’argent de mon ménage à une inconnue sans scrupule qui prétendait être digne de confiance, confia Louise.
Le tonnerre se mit à gronder.
Aurélie tricotait pour un hiver qu’elle n’avait songé passer sans son frère. Combien de lainages confectionna-t-elle de ses mains fragiles? Combien de mailles tissées sur les aiguilles? Combien de pelotes dénouées entre ses doigts habiles?
*
— Soixante-dix-sept! s’exclama Raymond.
— Non, corrigea Athanase. T’as pas r’connu l’sifflement léger, l’ancien? Ces bêtes-là explosent à nos godillots sans qu’on les entende; elles glissent si vite qu’on peut même pas les voir.
À l’oreille, les soldats aguerris reconnaissaient les tirs d’obusiers qui explosaient en dispersant un amas de terre en feu; tous savaient que les armées ne remporteraient la victoire avec eux seuls. Assis sur une charrette de foin dans la cour d’une ferme, Jacques leva les yeux vers ses camarades.
— Comment qu’tu peux lire? s’écria Barnabé. On y voit comme derrière l’cul d’une taupe...
— Je connais cette pièce par cœur, expliqua le jeune homme. Mon père me l’a offerte pour le certificat d’études.
— Qué qu’c’est?
— Hamlet.
Barnabé haussa les épaules.
— Connais pas! avoua-t-il. J’suis pas trop allé à l’école: fallait emm’ner les chèvres dans la montagne...
Fils de berger, celui-ci ne regrettait pas d’avoir été un élève; néanmoins, il n’admettait pas qu’on lui enseigne ce qui ne l’intéressait en aucune façon.
— No english! s’était-il exclamé un jour devant des soldats britanniques, décontenancés, qui cherchaient leurs tranchées.
À ses yeux, de tels mots brefs et clairs convenaient.
Jacques rédigeait néanmoins pour lui des lettres à destination d’un homme devenu son maître d’apprentissage et réformé par son vieil âge, qui espérait trouver en Barnabé le fils qui l’avait renié en se faisant prêtre. En somme, tous deux avaient besoin l’un de l’autre. Que d’indulgence pour aider l’adolescent que la guerre avait pris à son rêve en lui offrant toutefois une famille unie dans la barbarie! Ses propres parents le privèrent à sa naissance d’une enfance heureuse en l’abandonnant devant la cabane d’un berger. Il ne se préoccupait guère de la seule femme auprès de laquelle il fut placé jusqu’à atteindre l’âge où il rejoindrait le berger solitaire qui l’avait ensuite adopté. Qu’avait Barnabé si ce n’était sa passion pour les saveurs qui régalent le palais et bercent les gourmandises? Avec Jacques, le jeune homme partageait volontiers les sucreries achetées dans un bourg auprès de l’épicier. Un récent séjour à l’hôpital l’avait laissé par ailleurs gavé de bêtises qu’une dame inconnue lui avait offertes.
Émergeant soudain de pensées secrètes en ce matin brumeux, Barnabé tendit à son ami un crayon d’un geste naturel mais intéressé.
— À qui veux-tu écrire aujourd’hui? avait demandé Jacques.
Le jeune homme le dévisagea fixement, comme s’il fut étonné de sa question. Tous ses camarades avaient su s’accommoder de sa façon d’être; le lieutenant Quérec luimême ne l’importunait guère pour un bouton d’uniforme décousu et le sergent ignorait la tenue de son fusil. À l’annonce de l’arrivée d’un officier supérieur, les uns et les autres se relayaient pour donner de leur protégé le meilleur aspect qu’un soldat puisse avoir, lui épargnant ainsi un avertissement réglementaire – nul ne le voulait savoir traduit en conseil de guerre –; quant à Barnabé, celui-ci s’amusait de ces marques d’attention qu’il jugeait souvent inutiles. Jacques lisait sur son visage la candeur d’un enfant qui avait trop grandi dans son rôle de soldat et qu’une moustache naissante vieillissait, même si l’acné juvénile trahissait son âge; celui-ci conservait d’ailleurs l’écriture ronde et large d’un garçonnet.
— J’écris comme à l’école, avait-il expliqué un matin à son camarade.
Barnabé craignait les erreurs d’orthographe comme un jugement sévère et raturait ce jour-là, au risque de la froisser, la lettre commencée avec une patience réservée.
— Ça m’énerve d’faire des fautes!
Quelquefois, Jacques le laissait bougonner seul sans parvenir à terminer la correspondance. Son camarade fumait cigarette sur cigarette; il attirait ainsi souvent à son égard la mauvaise humeur du capitaine.
— J’me fais tout le temps engueuler! se plaignait Barnabé, agacé, lui qui ne souhaitait en secret rien plus que remplacer l’homme préposé aux fourneaux afin de vivre son rêve d’enfant, non pour éviter les menaces ennemies.
« C’est la guerre, songea l’officier qui reçut à la caserne cet adolescent apprenant la mobilisation de ses pairs lorsqu’il se rendit au village afin de prendre quelques provisions, et lui se croit permis de se soustraire à ses devoirs envers l’armée et sa patrie. »
Se fit entendre l’explosion sèche d’un soixante-quinze.
— Ç’ui-là, il est d’chez nous! cria Joseph.
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