Chapitre 3
« Je peux monter Chloé? »
Elle ne prit pas la peine de répondre, pensant sans doute que son silence découragerait l’importun. Il n’attendit guère longtemps avant de grimper les quelques marches pour la rejoindre et lui tendre son manteau .
« Tu l’avais oublié. Je me suis dit que cela pourrait te servir vu le vent. Manifestement je ne me suis pas trompé : tu as l’air gelée !
- Comment as-tu su que j’étais là ?
- J’ai vu ta voiture tourner à droite à la sortie de l’allée. Je ne suis peut-être qu’une pièce rapportée au paysage, mais je connais assez bien le coin pour savoir qu’au bout de cette rue il n’y a que le port et la plage. Or, le voilier n’est plus en état depuis longtemps. »
Chloé ne répondit rien. Cela tombait sous le sens. Il s’installa à côté d’elle et lui passa son manteau sur les épaules. Elle ne le mit pas de suite. Sentir les picotements du froid lui permettait de se concentrer sur une sensation physique et d’oublier le vertige qui était à deux doigts de l’engloutir. Deux mois. Elle n’avait que deux mois encore à leurs côtés. Le contrat serait signé la semaine suivante et mentionnait une prise de poste pour début janvier. Ils allaient fêter Noël et la St Sylvestre ensemble puis partiraient à leur nouvelle vie. Il y aurait tellement de détails à régler ici. Feraient-ils suivre leurs meubles ? Auraient-ils besoin de mettre une partie du manoir en location les premiers temps pour financer leur vie là-bas ? Allait-il falloir engager des travaux pour aménager l’espace et que chacun ait une partie indépendante ? Il fallait également s’occuper d’une place en nurserie – ils avaient appris au cours des premières recherches que les « crèches » étaient là-bas destinées à de la garde occasionnelle et à l’heure. Sabine devrait se remettre à niveau en anglais avant de partir ? Sa clientèle anglaise de l’agence immobilière lui avait permis de garder quelques bases, mais c’était loin de suffire pour envisager une vie à Londres. Sa sœur serait bien occupée les prochaines semaines et n’aurait pas beaucoup de temps à lui consacrer avant de disparaître pour de bon.
Ils restèrent là un long moment. Les pensées de Chloé tourbillonnaient, s’entrechoquaient, lui donnant l’impression de manquer d’air. Alors elle prenait de temps en temps de grandes inspirations entre deux frissons. Daniel quant à lui ne disait rien. Il était bien sûr ravi pour son ami et mesurait l’impact positif qu’une telle promotion pourrait avoir sur sa carrière. Il n’était guère étonnant qu’il ait immédiatement acceptée. Mais il allait lui manquer. Ils avaient grandi dans le même village tous les deux et avaient ensuite partagé le même appartement lorsque Daniel avait rejoint Peter à Montpellier pour ses études. Ils avaient ensuite tous deux travaillé là-bas avant de revenir dans leur région d’origine s’y installer. Peter avait rencontré Sabine et s’était installé tandis que Daniel s’investissait dans la création de son cabinet d’architecture, ne comptant plus ses heures.
Devant eux, inlassablement la mer, venait lécher le sable. A sa surface scintillait l’éclat de la lune. Daniel se leva, lui dit bonsoir. Il se tourna vers elle, sembla sur le point de parler, mais soupira, referma la bouche, et, se contentant d’un geste de la main, quitta le poste de secours. Chloé attendit d’entendre le ronronnement de son moteur avant de se décider à rentrer chez elle à son tour, transie et frustrée de n’avoir point été apaisée par sa plage, comme à son habitude. Elle rejoint son véhicule, et démarra. Lorsqu’elle passa devant la grille du manoir, elle vit au loin la lumière encore allumée.
Sabine et Peter avaient couché Benjamin depuis un long moment déjà et discutaient encore, malgré l’heure avancée de la nuit. Tout était allé tellement vite pendant le repas.
« Je suis désolé Sabine, j’aurais dû attendre que l’on soit seul pour en parler mais j’étais tellement content. Cette promotion j’en rêvais ! J’espère que ta sœur ne restera pas fâchée. Elle est partie bien vite.
- Ah oui ? Je n’ai pas fait attention. Mais maintenant que tu le dis, c’est vrai qu’elle avait l’air assez fâchée. Elle s’en remettra. C’est une grande fille maintenant. Et puis je lui ai déjà consacré tellement… Il est temps qu’elle vole de ses propres ailes. Cela lui sera bénéfique d’évoluer sans m’avoir tout le temps dans ses pattes.
- Qui cherches-tu à convaincre ?
- Moi sans doute… Oh c’est horrible, je me sens tellement heureuse d’avoir ce projet qui nous arrive comme ça… Je ne culpabilise même pas, j’ai tellement hâte que cela prenne forme ! Est-ce si mal Pete ? Dis-moi, devrais-je être triste de tout laisser ?
- Bien sûr que non. Tu ne laisses rien mon amour. Nous sommes deux adultes qui allons faire un bout de chemin ailleurs. Ça ne peut pas dire qu’on abandonne les gens que l’on aime. Et ta sœur aussi est adulte. Elle va le réaliser ne t’inquiète pas.
- Je l’espère… Qu’allons-nous faire pour la maison ? On n’aura pas les moyens de la garder si on veut habiter dans le centre de Londres. Mais Chloé n’aura pas non plus les moyens de me racheter ma part, elle a investi tout ce qu’elle avait dans les appartements et la boutique…
-Tu veux la vendre ?
- Non, c’est impossible ! C’est la dernière chose qu’il nous reste de nos parents. Chloé ne voudra jamais et je serais moi-même trop triste de m’en défaire. Surtout après avoir rénové tout après notre mariage ! Tu te rappelles comme elle s’était abimée ? Il a fallu refaire le toit, ainsi qu’une bonne partie de l’empoutrage , et changer quasiment toutes les fenêtres pour mettre du double vitrage. Elle m’a coûté plus que ce que sa vente me rapporterait !
- Justement chérie. Il faut qu’elle soit habitée. Une maison pareille inhabitée, surtout en bord de mer, elle s’abimerait bien trop vite, si elle n’est pas squattée avant. Nous trouverons une solution, ne t’inquiète pas. Allons nous coucher, nous aurons beaucoup de points à aborder dans les semaines à venir. »
***
Lorsque Chloé rentra dans son appartement du centre, la présence de son chat lui fit paraître la pièce encore plus vide ! Quelle femme de 30 ans n’avait qu’un animal pour seul comité d’accueil ? Deux, si on comptait son petit hamster. Mais on ne pouvait guère considérer que le rongeur l’attendait réellement. Tout occupé à tourner dans sa roue, il ne s’interrompit d’ailleurs guère lorsqu’elle passa devant lui pour prendre le sachet de croquettes de Minouche. Les bruits de mastication résonnaient dans le logement, lui rappelant combien sa vie était vide. Elle avait certes réussi selon les critères d’évaluation en vigueur. Son salon de thé marchait plutôt bien, et elle s’était associée avec Jonas, son ami d’enfance devenu autoentrepreneur pour la partie travaux des biens immobiliers qu’elle louait.
Mais d’un point de vue personnel, elle n’était pas aussi épanouie que cela. Elle ne s’était jamais remise du décès de leurs parents et souffrait d’une réelle angoisse d’abandon. Elle n’était peut-être plus l’enfant dépendante d’alors, mais dans le vide de ce grand logement, les ronronnements de Minouche lui rappelèrent cruellement que sans Sabine et sa famille sur place, sa vie en dehors du travail allait se résumer à bien peu de choses.
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