3 - Repas en famille - 2/3
Elle recula sous le choc, le souffle coupé. Je la retins de justesse pour éviter sa chute. Je vis le visage de mon père changer, sa respiration se calmait. Il passa de la colère incontrôlable à une étrange expression de satisfaction. Pendant que ma mère reprenait ses esprits, lui se rassit comme si de rien n’était et se resservait placidement du potage. Lili était sur sa chaise, pétrifiée.
Puis, il souffla entre ses dents comme un serpent :
— Vous ne perdez rien pour attendre toutes les deux ! Quand j’en aurai fini avec vous, vous verrez qui commande dans cette maison et vous la fermerez pour de bon.
Ma mère, qui avait à peu près retrouvé ses esprits, se dressa et répliqua d’un ton sec :
— Pascal, notre fille a le droit d’avoir des rêves !
— Tais-toi Hélène, je ne t’ai pas donné la parole. Ma fille fera ce que j’aurai décidé pour elle. Des études… dit-il dédaigneusement, pis quoi encore ? Pourquoi pas des vacances tous frais payés au bord de la mer aussi ? Ce n’est pas ça qui va lui apprendre à torcher le cul de ses gosses. Il faut garder à l’esprit qu’elle doit soutenir financièrement les études de son frère. Lui, c’est un homme et l’aîné de la famille !
Il avait l’air très fier d’Hugo. Il s’était mis à ricaner doucement, comme s’il avait autre chose en tête.
Piquée au vif et entrant dans son jeu, ma mère s’indigna :
— De ma vie, je ne t’ai jamais contredit, j’ai toujours fait profil bas, j’ai été la petite épouse dévouée. Aujourd’hui, c’est fini. Je refuse que l’on sacrifie l’un de nos enfants pour l’autre. Si je n’ai pas pu faire ce que je voulais de ma vie, je veux qu’eux puissent vivre comme ils l’entendent ! Si tu continues, je demande le divorce.
Je n’avais jamais vu ma mère prendre la parole de cette façon, j’étais en admiration totale.
— On ne divorce pas dans ma famille. Et c’est pas toi, pauvre cruche, qui va commencer ! Tu vas la fermer et rentrer dans le droit chemin. Sinon…
La colère s’exhalait de ses grosses narines comme la fumée serait sortie des naseaux d’un taureau.
Je vis une détermination absolue dans le regard de ma mère. Mon père avait l’habitude qu’elle se plie à sa volonté. Mais cette fois-ci, elle ne se laisserait pas faire, je sus qu’elle irait jusqu’au bout.
— Eh bien, ce n’est pas parce que ça n’a jamais été fait que ça ne peut pas commencer ! Et je n’apprécie pas tes insinuations.
— Je m’arrangerai pour que tu ne retrouves plus jamais de boulot. Ton principal travail est à la mairie, non ? Eh bien… Il se trouve que la maire et moi avons des projets en commun : le golf. Tu crois que tu feras le poids face à moi ? D’ailleurs, à partir de ce soir, tu quittes la maison.
Il ricanait désormais.
Ma mère se ressaisit.
— Je te rappelle que cette maison ne t’appartient pas encore. C’est ton père qui nous a gentiment accueillis ici et que c’est vers moi que va sa préférence. Tu crois que tu arriveras à me chasser aussi facilement ?
Mon père dut sentir qu’il n’aurait pas gain de cause dans l’immédiat.
— En tous les cas, tu vas prendre tes affaires et que je ne te revoie plus dans ma chambre. T’as qu’à aller dormir avec Margaux, elle a un grand lit. Ça ne va pas tarder à changer de patron ici. Le vieux, il va crever et ici, ce sera MA maison.
Quelle horreur, parler de mon grand-père comme ça, sans se cacher, n’avait-il aucun sentiment ? Son père allait mourir et lui ne pensait qu’à l’argent ? Il avait même l’air d’avoir envie de précipiter la chose.
Ma mère sortit de table en pleurant, à moitié de colère, à moitié d’impuissance. Bien qu’étant une femme effacée, elle était tout d’abord ma mère, ma petite maman. La voir me défendre bec et ongles, recevoir un coup à ma place puis se faire humilier par mon père, pour ensuite se relever, me remplit d’une grande fierté. Je l’entraînai dans ma chambre afin de l’aider à se calmer et je fis signe à ma petite sœur de nous suivre. La pauvre petite tremblait de peur. Je dus aller la tirer par la main.
Le vieux, avec son regard déterminé, semblait certain de remporter la victoire. Quel idiot !
Je me penchai vers Lili et la serrai dans mes bras pour la rassurer.
— Pourquoi papa est-il si méchant avec maman et toi ?
Que répondre à cela ? Que mon père était un homme mauvais ? Qu’il ne pensait qu’à l’argent ? L’exercice me paraissait insurmontable. Ma mère me tira de cet embarras.
— Écoute Lili, la vie des adultes est parfois compliquée. Papa a un travail dur, et quand il rentre, il arrive qu’il soit de très mauvaise humeur. Il y a aussi des choses sur lesquelles nous ne sommes pas d’accord. Moi, je voudrais que vous puissiez faire le métier que vous voulez quand vous serez grands. Par contre, papa veut que tout soit comme il décide. Comme ces différences sont devenues trop importantes, nous allons nous séparer.
— Il t’a donné un coup de poing ! Je le déteste !
Je serrai ma petite sœur contre moi. Les enfants ne sont ni aveugles, ni bêtes.
Ses yeux se firent craintifs :
— Tu vas vouloir partir de la maison maman ? Qui s’occupera de moi ? Papa, lui, il ne sait pas faire. Surtout que maintenant, il donne des coups de poing, moi, je n’en veux pas !
— Ne t’inquiète pas ma Lili, on s’en sortira, on trouvera des solutions, lui dis-je. Toutes les trois : toi, maman et moi. Quatre avec Grand-Papa, tant qu’il est encore en vie.
— Je ne vous abandonnerai jamais, mes enfants.
Elle nous serra toutes les deux dans ses bras.
Lili sembla rassurée. Moi, je ne l’étais pas, j’imagine que Maman non plus. Nous raccompagnâmes ma sœur dans sa chambre afin qu’elle puisse dormir, et nous nous assîmes près d’elle pour la veiller un moment. Quand elle fut endormie, nous allâmes toutes deux dans celle des parents pour que Maman prenne ses affaires.
Cet instant avec Lydia nous avait permis de nous rassurer les unes et les autres. Ma mère remplissait une valise et je l’aidais.
— Que va-t-on faire ? demanda-t-elle simplement, autant pour elle que pour avoir une réponse.
— Pour l’instant, on tient le coup. Tu vas venir dans ma chambre. Pas pour lui obéir, mais pour qu’il ne te fasse pas de mal, on ne sait jamais. Je te ferai une petite place !
J’essayai de prendre un ton enjoué en prononçant la dernière phrase, mais je sentis que ça sonnait faux.
Lorsque ses habits et ses quelques affaires de beauté furent transférés dans une valise et deux cartons, nous retournâmes dans ma chambre. Elle se mit à pleurer silencieusement devant la fenêtre et moi, je m’assis sur mon lit, cherchant une position propice à la réflexion.
— Comment es-tu tombée amoureuse de lui ? Je n’arrive pas vraiment à le concevoir.
— Lorsque nous nous sommes mis en ménage, je ne sais pas si je l’aimais vraiment. Je voulais avoir un petit ami comme toutes mes copines. Comme au début il était charmant, prévenant, je me suis dit que ça pourrait être lui.
« Je ne me suis pas méfiée, à l’époque on se mariait vite, dès que l’on fréquentait quelqu’un, les parents exigeaient le mariage, pour éviter les enfants naturels, comme on dit, tu comprends.
« Ses parents ont insisté pour que notre union se fasse. Comme je ne disais rien, les miens n’ont rien vu arriver. Maintenant, ils s’en mordent les doigts. Je n’étais pas spécialement malheureuse de la situation, mais pas réellement heureuse non plus. Alors ça convenait à tout le monde.
« Puis dès le lendemain du mariage, j’ai commencé à comprendre mon erreur, le masque de gentillesse est tombé et il s’est montré sous son vrai jour, m’imposant ses règles et m’humiliant à chaque occasion.
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