La transsibérienne se perd déjà dans le lointain quand vous parvenez devant l'entrée. Vous n'avez pas que ça à faire que de lui courir derrière !

Par contre, venir en aide à un être céleste, éperdu d'avoir été à ce point malmené, ça vous arrange mieux. Il faut toujours essayer de se mettre en poche les gens de l'administration des bibliothèques ; sait-on jamais, ils pourraient vous accorder un prêt de plus sur votre carton de location, juste parce qu'ils vous auraient à la bonne ! Et puis, vous êtes d'humeur courageuse, en plus.

Vous préparez votre plus charmante sollicitude, vous vous armez vos plus profonds airs contrits et vous vous présentez devant la pauvre femme. Eploré, vous intervenez, en écartant ses autres prétendants.

— Madame, prenez ce mouchoir (vous lui tendez un kleenex presque neuf). Que s'est-il donc passé ?

— C'est affreux, oh c'est affreux !

— Calmez-vous, madame et expliquez-nous !

— Une gourgadine, monsieur ! Une Gigolette ! Ah ! Elle m'a surpris, en plein déjeuné, monsieur, et m'a menacée de... de...

— D'un revolver ? D'un Springfield ? D'un Bowie ? D'un glaive ?

— Pire, monsieur, bien pire ! Une monstruosité ! Elle a brandi... un briquet !

— Un briquet ! vous exclamez-vous en chœur avec vos camarades, profondément choqués.

Vous n'osez imaginer ce qu'aurait impliqué l'usage de ce genre de gadget au cœur d'une forêt de meubles en bois, surmontée de cascades de couvertures cartonnées et peuplée d'une armée de feuillets ! Un briquet ! Mazette !

— Oui, monsieur, un engin de destruction massive ! Puis, elle m'a ordonné de lui donner accès à la collection occultisme. Ce joyau, ce trésor !

Votre cerveau est en ébullition. Mais que cherche donc cette bolchévique ?

C'est clair, enfin ! Réfléchissez ! Staline veut voler votre riche patrimoine ! Il veut tirer de ces œuvres magistrales quelques magies ancestrales pour - qui sait ? - resusciter des êtres venus du fond des âges. Des démons antiques, dont les sombres invocations se tiennent cachées dans ces pages interdites !

— Quel livre a-t-elle donc volé, madame la bibliothécaire ? demandez-vous solennellement, tel un chevalier dans son armure dorée.

— Rien, voyons ! claqua-t-elle, outrée. Elle n'aurait jamais osé, la bougresse !

Euh... là, tout à coup vous ne comprenez plus.

— Mais, je ne comprends pas... Elle voulait juste voir la collection ? C'est un peu...

— Ridicule ! Exactement, elle n'avait qu'à demander gentiment !

Même si vous en doutez vraiment avec sa sympathie de porte de prison, elle a malgré tout raison ; il existait une façon bien plus douce de consulter ces quelques ouvrages.

— Que cherchait-elle ? demandez-vous, en laissant libre court à votre curiosité.

— De vermis Mysteriis !

— Pardon ? Restez polie, madame !

— Non, voyons, c'est le nom du livre qu'elle cherchait, monsieur !

— Ah...

— Oui ! Et l'auteur est un certain Ludvig Prinn.

— Oh...

— Je vous en prie, pouvez-vous aller trouver Mr Armitage et la conservateur, Mr Fernbern. J'attendrai à mon bureau.

— Bien sûr, que...

Et puis là, tout d'un coup vous vous rendez compte du nom qu'elle vient de prononcer. Prinn !

— Prinn !

— Non ! Fernbern ! Prinn, c'est l'auteur ! Armitage, le directeur !

— Madame ! l'interpelez-vous. Cette jeune femme ! Pourquoi n'a-t-elle pas pris le livre De vertruc Mistruc ?

— Mais voyons ! Parce que nous ne l'avons pas ! Bien sûr ! Allez donc chercher Armitage et Fernbern, vite !

— Une dernière question, madame ! S'il n'est pas dans la collection, alors où est-il ?

— Beck ! C'est le professeur Beck qui l'a emprunté pour l'étudier, voyons ! Je ne devrais même pas vous le dire ! Maintenant, allez donc chercher ces personnes !

Vous dites oui oui, mais laissez d'autres enthousiastes courir se faire bien voir à votre place. Car vous avez trouvé un autre moyen de briller. Vous serez justicier ! Vous allez retrouver cette voleuse staliniste, car vous savez déjà par où commencer !

Oui, exactement, au 69