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La pluie frappait les vitres sales du bus.

Derrière celles-ci, s'étend Arkham et ses rues biaisées. Si l'Université est un lieu de connaissance et de beauté, à l'image des merveilleuses cités grecques, son écrin n'est en revanche qu'une banale ville américaine qui, au-delà de son centre administratif, s'étale sur de larges espaces pavillonnaires déprimants.

Vous vous demandez ce qui vous a pris de venir vous fourrer dans cette étrange affaire. Ce qui vous prend d'être dans ce bus, en direction de la maison de ce professeur que vous avez toujours détesté. Tout a commencé à devenir étrange dès le moment où vous vous êtes intéressé à ce Ludvig Prinn, comme si vous aviez réveillé quelques forces ancestrales qui n'attendaient que ça.

Or ce n'est pas vous, vous le savez bien. Vous n'êtes qu'un pâle universitaire en attente de produire sa thèse. Ce sont les autres. Cette Marika Petruskova, une improbable russe perdue en Nouvelle Angleterre ; ces bibliothécaires amassant des livres interdits qui, malgré leur prestige, n'en sont pas moins dangereux ; et ces professeurs louches qui les étudient fiévreusement et en deviennent fous ! Non, ce n'est pas vous. Vous n'avez rien fait et vous ne ferez jamais rien. Vous n'aspirez qu'à étudier, faire avancer la recherche, éventuellement fonder une famille et – qui sait ? – un jour enseigner. Rien de plus.

Que faites-vous dans ce bus... N'est-ce pas étrange ? Vous ne vous reconnaissez pas. D'ordinaire vous ne prenez le bus que contraint et forcé. Vous détestez le bus ! Les gens puent dans les transports, les gens se serrent, vous touchent, vous parlent ! Bon dieu, sortez !

Mais n'avez pas le choix. Vous ne savez pas pourquoi. Comme si une force étrange vous poussait – ou plutôt vous attirait – vers la maison de l'affreux Alistair Beck. Vous vous sentez comme le héros d'une histoire où la fin se laisse déjà deviner.

Vous vous demandez si vous auriez pu faire autrement. Est-ce que d'autres choix, peut-être plus judicieux, vous auraient mené ailleurs ? Ou mieux, vous auraient permis de rester au calme, dans le confort de votre vie d'archéologue en herbe ?

C'est trop tard à présent. Ce n'est pas comme si vous pouviez recommencer cette folle journée, retrouver cette russe et, cette fois, lui répondre autre chose. Non, vous allez à présent vers le 92 Albion street, la peur au ventre.

Les autres passagers ne sont pas très nombreux, ce n'est heureusement pas l'heure de pointe. C'est déjà ça. Par contre, les voir ainsi assis devant vous, immobiles, commence à vous paraître étrange. Que des gens puissent ne pas bouger, en soi, n'a rien de particulier. Ce qui est surprenant c'est que depuis le départ du bus, et après que vous vous soyez installé à l'arrière pour ruminer votre malaise, vous avez la nette impression qu'ils n'ont pas bougé d'un millimètre.

Ah... décidément tout semble bizarre. Vous préférez vous détourner pour continuer de contempler ces rues mornes, aux fantômes munis de parapluies.

Mais vous avez du mal à ne pas régulièrement inspecter les passagers. Ce n'est pas normal, vous en êtes certain. Ceux-ci semblent à présent se balancer imperceptiblement.

Ce ne sont que vos angoisses, encore ! Celles que le Dr Eldstein vous avait aidé à combattre. Il fallait affronter le réel, disait-il. Vérifier qu'il ne nous lâche pas ! Les tics avaient été vaincus, grâce à lui et grâce à votre prudente aventure dans ce fameux réel, à la rencontre du monde.

Vous vous levez. Il faut en avoir le cœur net. Deux places devant, une femme se tient prostrée, ondulant légèrement.

— Madame ? osez-vous, sans y croire.

Sa silhouette presque immobile se découpe sur le fond grisâtre des vitres trempées. Votre main s'avance vers son épaule.

Encore une fois vous vous mettez à espérer avoir le choix, pouvoir éventuellement vous esquiver, retourner vers votre siège au plus profond du bus. Mais non, votre main persiste et signe, elle s'avance vers l'épaule menue.

— Madame ?

Vos doigts vont toucher le tissu de son manteau.

Une main venue de nulle part vous saisit soudain l'épaule. D'une force surprenante, elle vous force à vous assoir. Maintenant que vous êtes affalé sur la banquette, vous reconnaissez votre agresseuse. Marika...

— Qu'est-ce que tu fais ? l'alpaguez-vous, surprenant au vol ce tutoiement qui vient de vous échapper.

— Chut ! vous intime-t-elle tout bas. Tu ne vois pas ? Ils sont en transe.

Non, vous ne l'aviez pas vu, bien sûr. Ça n'arrive pas tous les jours que les passagers d'un bus se retrouvent tous en transe.

— Tu étais où ? interrogez-vous, en maintenant décidément ce tutoiement inadéquat.

— J'étais du côté gauche du bus, mais tu es trop dans ton monde pour m'avoir vu, l'amerloque. Enfin ! On s'en fout, ces gens sont coincés, regarde !

Vous trouvez cela tout de même particulier, cette femme était dans le même bus que vous et elle ne vous a même pas adressé la parole. Vous trouvez cela outrageux.

— Mais tu fais quoi dans ce bus ? demandez-vous, finalement.

— Je vais au domicile d'Alistair Beck ! chuchote-t-elle avec véhémence. Comme toi, j'imagine !

Là-dessus le bus s'arrête.

— Terminus, lance d'une voix atone le conducteur.

Les portes s'ouvrent. Bizarre. Ce n'est pas du tout le terminus.

Quand vous vous redressez pour aller le dire au chauffeur, Marika vous arrête subitement.

— Laisse les tous descendre en premier. Ensuite, nous suivrons.

Vous avez envie de lui dire que vous n'êtes pas d'accord, que vous allez rester dans ce bus et dire deux mots à ce conducteur cavalier ou encore qu'elle n'ait qu'à sortir si elle le désire tant, et de gentiment vous foutre la paix.

Les mots n'ont pourtant le temps d'arriver que déjà elle vous tire par le bras, vous intimant de la précéder.

— On y est, c'est la bonne rue, vous dit-elle à l'oreille.

De plus en plus étrange, estimez-vous, en suivant le mouvement vers le 102

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