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Les livres ont des yeux.
Leurs regards ne sont pas tendres. Ils se déversent de leurs couvertures, fantômes d'autres, pour venir vous noyer.
« Ne touche pas à ça, voyons ! », crie votre mère tandis que ses yeux disent « Je vais te détruire ! »
« La biche... Vas-y, tire ! » claque votre père tandis que ses yeux hurlent « Crève, bon à rien ! »
« Merci, j'te revaudrai ça ! » vous accorde Billy Kimwell tandis que ses yeux annoncent "Ta vie, ton image, m'appartiennent et je les briserai ! »
« Merci... c'était gentil... » glisse timidement Monica Ranfield tandis que ses yeux proclament « Personne ne t'épousera jamais ! »
Leurs voix s'élèvent, comme murmurées par les ouvrages sombres « Tu nous appartiens, Robert Smith, ton existence, ta forme, nous sont dévolues et nous te dévorerons ! »
Impossible ! Les livres ne parlent pas ! vous répétez-vous en boucle, essayant d'atteindre la porte, en proie à l'anxiété.
Au moment de saisir la poignée, vous vous rappelez que derrière se trouve peut-être la bibliothécaire, qu'il faut être discret. Mais vous n'en pouvez plus, les yeux des livres vous percent, leurs voix s'élèvent, vous commencez à tourner le mécanisme.
— Qu'est-ce que tu fous ? intervient une énième voix, féminine.
Marika revient rapidement vers vous, ses yeux à elle disent « Si tu ouvres, je t’ouvre, de la tête aux pieds ! ».
Vous avez envie de hurler, beugler, comme si votre voix allait éloigner tout le mal émanant de tous ces yeux. Elle se jette sur vous et presse violement sa main sur votre bouche ouverte.
— Calme-toi ! Bordel ! дышать ! Respire, allez !
Elle vient de prononcer un mot dans un dialecte satanique, vous en êtes certain ! Vous dégagez sa main et tournez la poignée. Mais elle vous arrête. Ses yeux vont vous dévorer ! De sa gorge sortent d'horrible incantations impies !
— Заткнись ! нас услышат !
L'horreur ! Une force que vous ne vous connaissiez pas bondit de vos mains et repousse cette bête déguisée en femme.
Vous vous empressez de sortir et de claquer la porte derrière vous.
La bibliothèque du Miskatonic est immense. Presque un hall de gare. Il y règne une sorte de résonnance creuse provoquée par l'amoncellement des livres accumulés partout et qui absorbent tous les sons. Votre claquement de porte s'en trouve vite dispersé dans l'espace, et avec lui les voix terrifiantes. Tout comme la lumière, taillée par les fenêtres et qui découpe l'air de raies poussiéreuses, estompe les regards assassins qui vous perçaient.
Le calme et la paix vous sont revenus si brusquement que vous avez l'impression d'avoir été extirpé d'un océan déchainé, secoué de vagues impossibles et fracassé par la foudre, pour atterrir dans une petite embarcation voguant sur un lac placide, sous un jour serein.
— Que faites-vous là ? demande une voix.
La bibliothécaire apparait devant vous.
Vous n'avez jamais été sûr de son humanité, vous l'êtes encore moins maintenant. Son visage parait comme fait de cire, ses yeux semblent vibrer légèrement. Elle tend vers vous un doigt terrible.
— Retournez-y ! tonne-t-elle, irréelle, en désignant la salle d'où vous venez de sortir.
La porte de celle-ci s'ouvre. Vous vous étonnez de voir vos pieds s'y avancer. Pourtant vous ne voulez pas, vous avez trop peur, mais il le faut...
Les regards, les voix, sont comme des mains au bout de très long bras qui vous saisissent et vous conduisent à l'intérieur.
Marika n'est plus là – l'a-t-elle jamais été ? – les livres en revanche sont bien présent. Trop présents. Ils semblent percer le réel, articuler des strates d'univers entre-elles.
La porte se referme derrière vous. Votre être implose et s'étale lentement dans l'ambiant. Diluée, votre âme s'insinue dans les failles du sensible. La seule parcelle consciente qui en reste descend vers le 100
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