Quand l’alouette a chanté (1/5)

6 minutes de lecture

La forme du texte peut rebuter dans un premier temps, mais j'espère que vous parviendrez à vous y habituer et à prendre plaisir à cette lecture.

Ihriae

1 / INT. – NUIT / SOUS L'EAU

Noir qui se transforme en bleu sombre. Des lumières blanches apparaissent faiblement dans les profondeurs bleutées. Elles sont fragiles, tremblantes. Elles donnent aux bulles d'air qui montent vers la surface ou descendent dans les profondeurs l'aspect de perles argentées ou de gouttes de mercure. Le haut, le bas, il n'y a aucun repère. La lumière scintillante fait danser les bulles d'air dans les remous de l'eau. Le mouvement est aussi reposant et hypnotique que le Nocturne de Chopin assourdi par l'eau et la distance que l'on parvient à entendre. Il y a un éclair blanc très violent.

2 / EXT. – JOUR / QUELQUE PART À L’AUBE

Un battement de cœur. Un groupe de soldats, des poilus, sourient face à la caméra. Ils portent tous l’uniforme bleu horizon de la guerre de 14-18, défraîchi, et avec quelques différences évoquant une « divergence temporelle ». Les regards sont tristes et les sourires crispés. Il y a un nouvel éclair blanc, le grésillement d’un vieil appareil photo et de la fumée qui, en se dissipant, laisse apparaître la photo couleur sépia des hommes. Nouvel éclair accompagné du grésillement, nouvelle photo, d’autres soldats sur d'autres photos couleur sépia, des officiers hussards français, cette fois. Il y a une succession de photographies, toujours précédées d’un flash et toujours accompagnées du battement de cœur. Se succèdent des zouaves, des chasseurs d’Afrique, des spahis, des fantassins anglais, belges, annamites, canadiens, américains, néo-zélandais, des officiers écossais, des tirailleurs sénégalais, marocains, algériens... La succession rapide de photographies ne laisse pas le temps d’identifier les soldats un par un.

3 / EXT. – JOUR / À L'ARRIÈRE DE LA LIGNE DE FRONT, À QUELQUES MÈTRES DES TRANCHÉES

Un jeune soldat en uniforme (LÉO SAINTE-ANNE) traverse, sur un vélo, un champ dévasté et calciné. Le jour est à peine levé. Il est pressé et aux aguets. De taille moyenne, il est très jeune, le visage blafard, marqué par la fatigue. Sa lourde sacoche, en plus de son équipement militaire, l’encombre plus qu’autre chose. Son vélo est à peine en état de rouler sur ce terrain gelé et martelé par les obus. Il n'est plus qu'à quelques mètres de la première tranchée lorsque la roue de son vélo se voile. Il chute mais se relève aussitôt et court vers la tranchée dans laquelle il se laisse glisser. Des soldats l'aident à descendre et le rattrapent. Un soldat (LE GUEHENNEC, environ 25 ans), plutôt grand, au physique athlétique, un visage avec un regard bleu et franc et une barbe blonde accourt vers lui. Il lui prend la tête entre ses larges mains pour le forcer à le regarder bien en face.

LE GUEHENNEC (Essoufflé et en colère)

Bon sang Sainte-Anne, t’as de la merde à la place du cerveau ? Ceux d’en face auraient pu te tirer dix fois comme un lapin !

Sans un mot, Sainte-Anne se dégage de l’emprise de Le Guehennec et se met à courir dans la tranchée. Un soldat (BLASTRE) aux cheveux noirs, parsemés de gris lui cachant la moitié d’un visage que l’on devine défiguré, et au corps trop grand et trop maigre pour son uniforme, s’approche de Le Guehennec.

BLASTRE (d'une voix chuintante)

Il a toujours aussi bon caractère à c’que j’ vois. J’croie ben qu’il espérait un aut’acceuil de ta part…

LE GUEHENNEC (Sans même le regarder)

Qu’est-ce que tu peux bien voir... ou croire ? T’es mort.

BLASTRE (d'une voix chuintante)

Est-ce que j’ai l’air d’êt’ mort ? J’me suis jamais aussi bien porté.

Deux hommes, en uniforme de soldats américains, l’observent. Ils ne montrent pas ce qu’ils pensent, mais Le Guehennec n’est pas dupe. Il est seul. Blastre n’est plus là.

LE GUEHENNEC (Haussant le ton)

Qu’est-ce que vous regardez, vous deux ?

4/ EXT. – JOUR / TRANCHÉES

Sainte-Anne court dans les tranchées. Les soldats, en le voyant si pressé, lui cèdent le passage. Il passe d’un boyau à un autre sans ralentir l’allure, glisse plus d’une fois dans la boue. Il ne prête pas attention aux hommes qu'il croise sur son passage. Certains discutent en prenant un café ou lisent, d’autres observent les lignes ennemies avec des jumelles ou des lunettes de fortune. Un groupe de soldats musulmans prie. Non loin d'eux, des chrétiens reçoivent la communion, et un homme psalmodie une prière en hébreux. Hormis les prières et les chants religieux qu’accompagnent les croassements des corbeaux et les sifflements d’un vent lugubre, c’est le silence dans les tranchées. Personne ne parle. Pourtant, on perçoit toujours ce battement de cœur, très léger. Sainte-Anne sort des boyaux et arrive dans un espace plus vaste, creusé dans la terre, dans lequel se dresse une guitoune. Il s’arrête devant la porte, reprend à peine son souffle avant de frapper. Derrière lui, des soldats, ainsi que des officiers, se rapprochent, curieux. La porte s’ouvre avec un raclement à glacer le sang. Un colonel (ARDAVAST) apparaît sur le seuil. C’est un homme voûté à la barbe et aux cheveux gris. Son regard, gris lui aussi, se porte au-delà du jeune homme au garde-à-vous qui lui fait face, et se pose sur les soldats qui attendent. A mesure que les secondes passent, l’homme semble se déplier, grandir à l’air libre, et retrouver la prestance et la force d’un homme de sagesse et de pouvoir. Son regard parcourt l’assistance avant de se poser enfin sur Sainte-Anne qui lui tend deux lettres chiffonnées.

LE COLONEL ARDAVAST

Ainsi, c’était donc vous l’inconscient prêt à braver les tirs ennemis, et les nôtres s’il n’avait pas fait suffisamment jour… pour franchir les lignes… J’aurais dû m’en douter. Rompez, Sainte-Anne, et allez donc vous chercher à manger, et vous réchauffer un peu, vous êtes maigre à faire peur à un empereur...

Sainte-Anne baisse la tête et recule pour rejoindre les autres qui continuent à observer le colonel. Ardavast lit la première lettre. Son visage s’assombrit et son regard se voile. Un officier (Sachedieu, environ 40 ans) au regard noir et vif, rasé de frais, fend le groupe de soldats et vient se placer près de Sainte-Anne. Les deux hommes ne cachent pas leur joie de se retrouver et se donnent l’accolade, sans troubler le silence ambiant. Le colonel a ouvert la seconde enveloppe. Il la lit rapidement, puis la relit encore une fois, et lève la tête vers les hommes qui attendent.

LE COLONEL ARDAVAST (sans élever la voix, mais en articulant chaque mot)

Ça y est, c’est pour aujourd’hui. On va enfin sortir de ce trou à rat. Que chacun se tienne prêt. (Il les regarde tous encore une fois) Transmettez les ordres… Et… remettez vos âmes à vos dieux, car ce soir nous ne serons pas nombreux encore de ce monde.

Sans un mot, les soldats refluent pour regagner leurs tranchées et se préparer à la bataille. Le capitaine Sachedieu commence à s’éloigner avec Sainte-Anne, mais Ardavast les rappelle.

LE COLONEL ARDAVAST

Capitaine… Dans cette lettre (il lui montre la première lettre), on m’informe du décès du colonel Adamson-Berg. Il était de vos amis, je crois… avant la guerre...

Le capitaine Sachedieu ne répond pas immédiatement, trop choqué par la nouvelle. Puis il acquiesce d’un signe de tête.

LE COLONEL ARDAVAST

Nous avions de nombreux sujets de désaccords, et vous étiez l’un d’eux, capitaine. Je sais maintenant que j'avais tort, mais même avant cela, je respectais profondément cet homme et son fichu caractère de normand.

LE CAPITAINE SACHEDIEU

Comment est-il…

LE COLONEL ARDAVAST

Une mauvaise fièvre… Cette fameuse grippe qui touche nos soldats, en particulier ceux qui ont été gravement blessés, et les emporte en quelques jours…

Le colonel lui tend la lettre. Le capitaine Sachedieu la prend.



5 / EXT. – JOUR / TRANCHÉES

Les tranchées sont pleines de soldats prêts à s’élancer sur le champ de bataille. Casque bien attaché sur la tête, armes en mains, ils attendent le signal. Ils sont silencieux et inquiets. Seul, les croassements des corbeaux se font entendre, et le battement de cœur est de plus en plus distinct. Dans sa tranchée, Le Guehennec a les yeux fixés sur cet horizon qu'il ne parvient pas à distinguer à cause d'un brouillard épais. Blastre est à ses côtés. Les deux hommes ne se parlent pas. Sachedieu et Sainte-Anne sont près du colonel Ardavast et de son régiment constitué d’hommes de toutes les nationalités, et de toutes les couleurs. Sachedieu adresse un léger signe de tête au colonel. Il lui désigne Sainte-Anne dont le regard est absent.


LE COLONEL ARDAVAST (se retournant vers Sainte-Anne)

Sainte-Anne, vous restez derrière moi, et vous me collez comme si vous étiez mon ombre, compris ?


Sainte-Anne ne répond pas. Il est ailleurs.

Annotations

Vous aimez lire Ihriae ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0