La Veuve (3/5)
19 / INT. – NUIT / GRENIER DE LA BÂTISSE
Pondevy est endormi. On entend à nouveau quelqu'un taper sur une machine à écrire. Aux sons de la machine en répondent d’autres, plus secs qui tentent d’imiter le rythme des cliquetis en frappant des mains, pas trop fort, pour ne pas réveiller les soldats endormis, assez, pour que « L’AUTRE » l'entende et lui réponde. Pondevy ouvre les yeux. Il ne bouge pas, le temps d’habituer ses yeux à la faible lumière de la lanterne qui se trouve près de Sachedieu. La place du capitaine est vide. Inquiet, Pondevy se force à calmer son souffle. Il bouge avec lenteur. Le Guehennec et Ardavast sont allongés dans la paille, à quelques mètres de lui. Ils dorment du sommeil du juste. Pondevy cherche Sainte-Anne. Le jeune homme a disparu lui aussi. Vers le fond du grenier, l’étrange dialogue se poursuit, entre cliquetis et claquements. Pondevy distingue aussi un bruit, presque diffus, de harpe éolienne et de mécanisme d'horlogerie. Il se lève, silencieux, et se glisse jusqu’à ses deux compagnons. Les yeux de Le Guehennec sont ouverts et luisent à la faible lueur de la lanterne. Il pose un doigt devant sa bouche. Pondevy reste silencieux. Ardavast remue un peu. Pondevy perçoit l’éclat de son arme, un vengeur de 1870, dans sa main droite, contre sa poitrine. Ils attendent dans un silence religieux. Un clocher lointain se fait entendre, ainsi que le souffle du vent, étouffé par l'épaisseur de leur abri. Les sons de la harpe éolienne et du cliquetis, de plus en plus clairs, se distinguent de ceux du vent et de la pluie. Au fond du grenier, il y a une faible lueur. Avec précaution, attentifs à ne pas se faire remarquer, ou surprendre, les trois hommes se lèvent. A pas de loup, ils avancent en direction de la fragile lumière. A mi-chemin, ils distinguent une silhouette familière, agenouillée au sol, immobile, celle de Sainte-Anne. Les cliquetis s'arrêtent. Sainte-Anne a beau taper dans ses mains, de plus en plus fort, il n'y a aucune réponse. Il se lève et se retourne à peine pour éclairer ses trois compagnons qui approchent. Son visage n'affiche aucune surprise, comme s'il les avait entendus arriver. Alors que Pondevy s'apprête à faire un pas de plus, Sainte-Anne lui barre le passage en tendant son bras devant le sergent, et Le Guehennec. Il élève sa lanterne et éclaire une énorme araignée en suspension au-dessous de son fil. Elle ressemble à celle que Le Guehennec a écrasée quelques heures plus tôt.
LE GUEHENNEC
Me dis pas que c'est celle de tout à l'heure. Ça peut pas être possible...
Sainte-Anne le regarde comme s'il attendait que Le Guehennec lui prouve le contraire. Celui-ci s'apprête à saisir de nouveau le fil. Sainte-Anne s'interpose. Il baisse à nouveau sa lanterne. A quelques centimètres des pieds de Pondevy et Le Guehennec, une trappe grande ouverte sur un trou obscur. Les deux hommes font un bond en arrière.
LE GUEHENNEC (geignard)
Bon dieu, mais tu pouvais pas le dire plus tôt ! Putain, la trouille que je viens d'avoir. Pire que si j'avais eu un fritz en face de moi !
Sainte-Anne sourit comme s'il venait de faire une bonne blague. Le Guehennec lui répond par une claque sur le crâne. Le jeune homme cesse de sourire. Les autres aussi. Il y a des gouttes de sang sur l'escalier en bois qui descend dans les entrailles de la bâtisse, et à certains endroits, le mur est maculé.
LE COLONEL ARDAVAST
On peut supposer que le capitaine est passé par là...
LE GUEHENNEC (Peu rassuré)
Vous croyez ? Je veux dire... Vous en êtes sûr ?
Le colonel Ardavast ne lui répond pas. Il se contente de le regarder, dubitatif. Sainte-Anne commence à descendre les marches, avec prudence. Ardavast le suit. Le Guehennec hésite.
LE SERGENT PONDEVY (tentant de rassurer Le Guehennec autant que lui-même)
Qui veux-tu que ce soit ?
En guise de réponse, le cliquetis reprend comme si quelqu'un tapait, avec frénésie, un texte sur une machine à écrire. Le Guehennec mais aussi Ardavast et Pondevy sont de moins en moins rassurés. Sainte-Anne les attend quelques marches plus bas. Ardavast se décide le premier. Il passe entre ses deux compagnons et rejoint Sainte-Anne. A la fois résignés, et peu désireux de rester dans l'obscurité, Pondevy et Le Guehennec les suivent. Ils disparaissent dans l'obscurité de la trappe. Au-dessus du trou, éclairée par un reflet lunaire d'origine inconnue, l'araignée continue à tisser sa toile, ballotée par un courant d'air. Le vent qui siffle dehors trouble le silence du grenier... Le cliquetis a disparu en même temps que les quatre hommes...
20 / INT. – NUIT / REZ-DE-CHAUSSÉE DE LA BÂTISSE
Les quatre soldats sont en bas de l'escalier, devant une porte. Derrière la porte, on entend le cliquetis nerveux. Quelqu'un tire une feuille d'une machine à écrire... Sur la porte, tenant à peine à un clou rouillé, une feuille de vieux papier jauni, prête à tomber en poussière. Il y a un texte inscrit d'une belle écriture déliée. Le Guehennec décroche la feuille, manquant de la déchirer, et la tend à Pondevy, avec précaution.
LE GUEHENNEC
Tu peux nous lire ce qui est écrit ? Moi, je sais pas lire, et je donne pas d'ordre au colonel, et Sainte-Anne, les bonnes sœurs lui ont peut-être appris à lire, mais il a pas encore recraché sa langue !
Sainte-Anne le fusille du regard. Il fait un pas en direction de Le Guehennec. Le colonel Ardavast s'interpose en se plaçant ostensiblement entre les deux hommes. Le Guehennec ne quitte pas Sainte-Anne du regard. Il a l'œil qui frise. Sainte-Anne se calme vite. Le colonel Ardavast prend le message des mains de Pondevy qui élève un peu plus sa lanterne. Le colonel Ardavast peut lire le texte. Pondevy et Sainte-Anne en profitent pour lire par-dessus son épaule.
LE COLONEL ARDAVAST (À l'intention des trois hommes)
« Cherchez la veuve et vous la trouverez. Elle exaucera votre vœu le plus cher en échange d'une danse et d'un baiser. Mais prenez garde : refusez le marché et elle vous tranchera la tête ; Acceptez, et le prix n'en sera pas moins élevé ».
LE GUEHENNEC
C'est quoi c'te charabia, et c'est qui c'te veuve qui veut danser et embrasser n'importe qui et qu'est capable de vous couper la tête ? Moi j'en connais qu'une seule de veuve, c'est celle au père Guillotin, et elle est pas du genre à danser...
Le colonel Ardavast s'assied sur l'une des marches de l'escalier, et relit le message.
LE COLONEL ARDAVAST
Je doute qu'un quidam ait fait rentrer la faucheuse là-dedans... Mais le seul moyen de le savoir, c'est d'entrer.
Pondevy essaie de pousser la porte. Elle résiste. Le Guehennec lui prête main-forte. Au bout de deux tentatives, elle cède. Les deux hommes sont précipités dans l'obscurité. Au lieu des cliquetis de la machine, c'est le bruit d'un révolver armé qu'ils entendent. Le colonel Ardavast et Sainte-Anne, sur le pas de la porte, dégainent leurs propres armes. Sainte-Anne éclaire l'entrée. Au sol, Pondevy et Le Guehennec ne bougent pas. Dans l'ombre, un mouvement furtif, et une voix familière, celle du capitaine.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Salut, les Pieds Nickelés... Vous en avez mis du temps avant de vous décider... Je … Je commençais à croire que je ne vous reverrais plus... que les pruscos vous étaient... tombés dessus...
Pondevy et Le Guehennec se relèvent. Sainte-Anne et le colonel Ardavast se rapprochent du capitaine. Pondevy lève sa lanterne vers lui.
LE COLONEL ARDAVAST
Ça n'a pas l'air d'être la grande forme, capitaine. Vous auriez pu nous prévenir avant de nous fausser compagnie.
LE SERGENT PONDEVY
Tu aurais aussi pu t'éviter cette peine... et à nous aussi par la même occasion.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Et manquer... cela... avant de... partir...
Dans la pénombre, il tend la main vers un interrupteur. Une lumière électrique éclaire les lieux. Les cinq hommes sont, un instant, ébloui par la violence de l'éclairage. Leurs yeux s'habituent. Le spectacle qu'ils ont devant eux est au-delà de leur imagination. Autour d'eux, un immense atelier, celui d'un horloger, menuisier à ses heures, avec ses établis, ses armoires et ses étagères pleines de pièces détachées. Autour d'eux, il y a des centaines d'horloges de toutes les sortes, des boites à musique, des bouquets de fleurs séchées encore dans leur vase sans eau, des livres, et des instruments de musique de différentes sortes, couverts d'une épaisse couche de poussière, veille de plusieurs décennies au moins. Sachedieu, Pondevy, Le Guehennec, Sainte-Anne et le colonel Ardavast se déplacent entre les établis, touchant et observant quelques objets au hasard, soulevant les draps. Pondevy remonte plusieurs des pendules. Le Guehennec et Sainte-Anne en font de même. Des draps poussiéreux recouvrent des objets ou des meubles de tailles moyennes. Le colonel Ardavast en tire un. Il fait un bond en arrière, se heurtant à un tabouret qu'il fait tomber. Le Guehennec et Pondevy, intrigués, se rapprochent. Assis face à eux, lisant un livre, un homme, portant des vêtements de la fin du XVIIIe siècle, reste immobile et impassible. Pas un de ses cils ne bouge. Peu rassurés, les trois soldats se rapprochent de lui. Le Guehennec essaie d'attirer son attention, en passant une main entre le regard de l'homme et son livre. Il n'a aucune réaction.
LE GUEHENNEC (Au colonel Ardavast)
Vous croyiez que c'était lui qui faisait tout ce raffut, mon colonel ? Les « tics tics »...
Le colonel Ardavast tend la main sous le nez de l'homme, et constate qu'il ne respire pas. Il se hasarde à lui toucher la figure.
LE COLONEL ARDAVAST
C'est un automate... Comme on en trouvait... avant... avant la guerre... dans les vitrines des grands magasins...
Plus loin, Sainte-Anne qui les observe à distance se hasarde à tirer le drap qui se trouve près de lui. Il découvre une femme à la beauté glaciale, cheveux blancs poudrés, regard d'acier, sourire énigmatique, cape de soie ouverte sur une robe de la haute bourgeoisie. Elle est aussi immobile que le liseur.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
C'est bien plus que cela... On dirait... lls sont tellement... parfaits.
Sainte-Anne, Le Guehennec et le colonel Ardavast ne l'entendent pas. Ils passent d'un drap à un autre, découvrant d'autres personnages du Siècle des Lumières : des femmes et des hommes de la noblesse, d'autres de la bourgeoisie, un cardinal, des laquais, des comédiens Dell' Arte, une écuyère, des musiciens... et même un horloger. A force de chercher, Pondevy finit par mettre le mécanisme de l'un d'eux, un musicien à son piano, en marche. Au son du premier automate, mus par un mécanisme invisible, une dizaine d'automates se mettent à fonctionner ensemble et ils commencent à interpréter un Nocturne de Mozart.
LE COLONEL ARDAVAST
Ecco quel fiero instante.
LE GUEHENNEC
J'en sais rien mon colonel... Je ne comprends pas ce que vous dites, mais c'est joli... On dirait qu'ils jouent vraiment...
LE SERGENT PONDEVY
C'est vrai, on dirait de vrai gens...
L'anachronisme de leurs costumes, et leurs mouvements saccadés et répétitifs indiquent qu'ils n'ont rien de vivant. A l'écart, Sainte-Anne a découvert d'où proviennent les cliquetis. Il frappe dans ses mains pour attirer l'attention de ses compagnons. Sur une table devant lui, il y a une machine à écrire et une pile de feuilles tapuscrites. Il y a aussi des journaux et des photos... Petit à petit, dans l'atelier, les musiciens cessent de jouer et, petit à petit, les automates cessent de bouger. On n'entend plus que les tics tacs des pendules. Sur la première page d'un journal, posé près de la machine à écrire, on reconnaît Le Guehennec, plus âgé, avec une écharpe de maire. Il félicite un coureur cycliste. Au-dessous, on peut lire la date, 29 juillet 1929. Sainte-Anne lit silencieusement les titres des journaux empilés, les uns après les autres. Tous sont postdatés. Tous relatent des évènements dans lesquels le colonel Ardavast, Pondevy, Le Guehennec et lui-même ont pris part, ou « prendront part ». Personne n'est venu à son premier appel. Sainte-Anne tente à nouveau de les faire venir en les sifflant. Cette fois, Pondevy, Le Guehennec et le colonel Ardavast le rejoignent.
LE SERGENT PONDEVY
On dirait que tu as trouvé d'où venait le bruit qui t'intriguait...
Le Guehennec a pris l'un des journaux éparpillés sur la table d'atelier.
LE GUEHENNEC
Regardez, mon colonel, on dirait presque que c'est vous... Votre portrait tout craché... A part que vous avez pris un sacré coup de vieux...
Sainte-Anne lui arrache le journal des mains et le tend à Pondevy en lui montrant la date. Le Guehennec le regarde d'abord sidéré par son culot. Il hausse les épaules et reporte son attention sur les tas de photographies posés sur la table voisine. Il y plonge la main et en retire une poignée. Alors qu'il les regarde, son expression change. Il devient si sérieux que cela inquiète Sainte-Anne, Pondevy et le colonel Ardavast. Des larmes commencent à couler de ses yeux.
LE GUEHENNEC
C'est ma femme... Et mes petits... J'en suis sûr... Elle porte la médaille que je lui ai donnée avant de partir... Et c'est moi... J'en suis sûr aussi... Mais nos vêtements... Y sont bizarres...
Il tend les photos, une par une, au colonel Ardavast qui, après les avoir regardées, les donne à Sainte-Anne, qui les donne à Pondevy. Celui-ci a pris un autre journal.
LE SERGENT PONDEVY
Dans le journal, il est dit que Jules Blastre, né en 1879, et âgé de... 80 ans... a reçu la légion d'honneur des mains de son compagnon d'armes et ami, Ronan Le Guehennec, qui fut maire de Penmarch, dans le sud du Finistère, durant cinquante ans, avant de céder la place à ...
LE GUEHENNEC (D'une voix tremblante)
Je crois bien que c'est moi, mais c'est pas possible parce que Blastre... Il est mort... J'ai même vu son fantôme aujourd'hui... Plusieurs fois...
LE SERGENT PONDEVY (D'une voix apaisante)
On ne sait pas s'il est vraiment mort... On n'a pas retrouvé son corps.
LE COLONEL ARDAVAST (En lui tendant la photographie d'une adolescente, celle qu'il a suivi à plusieurs reprises sur le champ de bataille)
Et puis on voit plein de choses sur les champs de bataille... Moi, c'est ma fille que je vois...
Il y a un moment de silence que le colonel finit par briser.
LE COLONEL ARDAVAST
Qu'est-ce qu'il dit d'autre, le journal ?
LE SERGENT PONDEVY (reprenant sa lecture)
Jules Blastre a reçu sa médaille en présence de deux autres de ses compagnons de la guerre 14-20, le pianiste et chanteur Léo Sainte-Anne...
LE GUEHENNEC
Tu vois, Sainte-Anne, tu vas la retrouver ta voix, et pas qu'un peu...
Sainte-Anne sourit timidement.
LE SERGENT PONDEVY (d’une voix plus basse)
Et de l'écrivain Marius-Eugène Pondevy.
LE GUEHENNEC
Y-a pas de doute, c'est bien de nous que ça parle. Sauf que ça ne nous est pas arrivé. Est-ce que ça veut dire que ... ?
Pondevy ne répond rien. Il est perplexe.
LE GUEHENNEC
Qu'est-ce que ça dit d'autre ?
Pondevy parcourt l'article jusqu'au bout, avant de répondre.
LE SERGENT PONDEVY
Le journaliste raconte que Le Guehennec « a racheté la ferme de son père, juste après la guerre, en 1921, qu'il a su la faire fructifier, et qu'il a activement participé à la vie de la région ». Celui qui a écrit cela ajoute (il regarde Le Guehennec) que tu es l'heureux patriarche d'une grande famille.
LE GUEHENNEC
Alors la guerre va encore durer cinq ans...
Pondevy ne répond rien. L'expression de son visage confirme la déduction de Le Guehennec. Les deux hommes continuent à fouiller dans les journaux et les photos tandis que le colonel Ardavast est reparti dans l'exploration des lieux. Sainte-Anne les abandonne, préoccupé. Il a pris une photographie qu'il ne montre pas aux autres. Du regard, il parcourt l'atelier. Il aperçoit le capitaine, appuyé contre un établi, l'air mal en point.
LE SERGENT PONDEVY
J'aurai aussi une famille... des petits enfants et des arrières petits enfants...
LE GUEHENNEC
Et le capitaine ? Y-a rien d’écrit sur lui...
Pondevy n'a pas le temps de répondre. Sainte-Anne les siffle, avec impatience. Il panique même. Pondevy se précipite vers Sachedieu et lui. Il est talonné par Le Guehennec. Le colonel Ardavast les rejoint aussitôt. Le capitaine Sachedieu tousse du sang et s'évanouit. Sainte-Anne parvient à l’empêcher de tomber tant bien que mal.
LE SERGENT PONDEVY
Il respire mal... Trop de poussière ici... et je crois qu’il fait une hémorragie… Il faut le remonter... Colonel aidez-moi à le porter...
Les deux hommes sortent le capitaine de la pièce. Le Guehennec remonte le premier. Il tient la lanterne et guide ses compagnons dans l'escalier. Sainte-Anne ferme la marche. Ils vont aussi vite qu'ils le peuvent.
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