Futur passé
— Madame, vous êtes désormais Madame Line Bertrand. Vous êtes fraîchement divorcée et avez obtenu la garde de votre enfant, Alex, six ans. Vous venez d'emménager, suite à l'obtention d'un poste à l'office du tourisme. Vous aurez à votre charge l'accueil des clients, mais également les mises à jour des sites internet, réponses aux internautes, animations de la ville, sites touristiques, conseils en restauration et en hébergement. Vous travaillerez en étroite collaboration avec le service concerné de la mairie. Vous commencez dans dix jours. Des questions ?
— N... non.
Je comprends ce qu'il dit, mais ne l'assimile pas. Cet homme opulent, au visage marqué par la fatigue et le stress me parle de quelqu'un que je ne connais pas, que je n'ai pas envie de devenir, et dont le travail ne m'intéresse pas. Mais alors pas du tout ! Je veux faire ce que j'ai appris à faire, vendre des articles dans un magasin. Et si je dois changer d'activité, autant qu'elle me convienne ! Moi, je veux lire et écrire. C'est la voie que j'aurais dû choisir ! C'est la direction que je rêve de prendre depuis quelques années. Mais voilà, ce type coincé dans son costume bleu marine m'a dit que ce n'est plus envisageable. Que pour ma sécurité et celle de mon fils, je ne dois plus utiliser aucun réseau social. La seule chose qui pourrait me faire oublier !
L'autre continue son monologue, mais je n'entrave pas un seul mot. Ils franchissent mes tympans mais n'atteignent pas le cerveau. Ils se perdent en chemin, rebondissant dans mon crâne endormi ou encombré, je n'en sais rien. Et je n'en ai strictement rien à foutre ! Le ganglion dans ma nuque commence à sérieusement me faire mal. Il s'intensifie, grimpant de seconde en seconde, toujours plus haut, s'emparant de mes yeux, de mes oreilles. Ma mâchoire me titille déjà.
Je jette un rapide coup d’œil aux gens qui l'accompagnent pour voir s'il leur casse la tête à eux aussi. Bon, je n'obtiendrai pas d'aide de ce côté-là ; ils semblent tous profondément concentrés ou à moitié endormis. Je ne vois qu'une seule femme, brune. Je la scrute quelques instants, espérant attirer son regard. Nada. Elle gobe les paroles de son chef qui n'en a visiblement pas terminé avec moi.
Ça fait combien de personnes dans cet espace réduit ? Sept ? Huit ?
Un crâne rasé se prend pour une statue. Seuls ses yeux remuent, et leur rythme effréné me laisse à penser qu'il s’entraîne à quelques exercices oculaires.
Un brun se tient légèrement voûté, comme un fauve prêt à bondir, la tête effectuant de lents va-et-vient à droite et à gauche. Tenterait-il d'échapper à un torticolis ?
Un autre type, blond foncé ou châtain très clair, je ne suis pas coiffeuse, coupé très court, ne bouge pas non plus. Il est même pire que ces collègues, fixant la fenêtre sans ciller. Celui-la dort et rêve de briser la vitre pour s'échapper et retourner à des occupations bien plus intéressantes.
J'observe le dernier homme, peau noire, crâne rasé lui aussi. Droit comme un I, il regarde le plafond, les mains croisées dans le dos. Sa bouche est ouverte et je me demande s'il gobe les mouches ou si un énorme ronflement ne va pas en sortir.
La clim ne suffit plus à rafraîchir cette chambre d'hôtel surchauffée par la chaleur humaine. Je ferme les yeux en grimaçant ; j'ai l'impression qu'on y enfonce des aiguilles ; la douleur est insupportable. Avec cynisme, je me dis que ma nouvelle vie me laissera peut-être le temps de consulter et de soigner mes maux de tête récurrents.
Je tente une dernière chance, dans un ultime effort :
— Stop ! Arrêtez, s'il vous plaît. Je n'en peux plus, là. Vous continuerez demain, vous voulez bien ?
— Non, Madame Bertrand. Le temps nous manque.
— Encore une fois, mon nom n'est pas Bertrand, mais Boulanger !
— Non, madame Bertrand. Ne criez pas si fort ! Les murs ont des oreilles. Pensez à votre enfant ! Vous vous appelez désormais Madame Line Bertrand, Vous êtes fraîchement di...
— Non ! Non. N...
Je m'écroule sur la moquette rêche, consciente de me donner en spectacle, trop lasse et mal en point pour accepter l'effroyable vérité.
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