Problèmes à l'horizon
Samedi soir, mes collaborateurs, ceux avec lesquels j'ai si vite sympathisé à Hyères et que j'ai lâchement abandonnés là-bas, comme ils se plaisent à me le répéter, m'ont fait la surprise de débarquer chez moi. Petit week-end totalement imprévu, mais à la bonne franquette, si agréable !
Nadia, au comité de lecture comme moi, avait emmené son fils Ricardo, à peu près du même âge qu'Alex. Et j'ai été tellement heureuse de revoir Christian, notre Cricri, mon meilleur ami depuis dix ans. Oui, je sais ce que vous pensez : l'amitié entre un homme et une femme est impossible. J'affirme que vous avez tort.
Qu'il me manque notre Cricri ! Toujours joyeux, avec une blague en réserve pour le matin, l'après-midi et le soir, son rire communicatif et ses discussions gestuelles, son cœur sur la main. Jamais il ne se plaint, transformant les aléas de la vie en expériences positives. Exercice particulièrement compliqué pour lui dont certaines préférences font l'objet de moqueries blessantes. Pourtant, il détecte votre tristesse en un clin d’œil et n'a de cesse de vous prêter une oreille attentive ; il vous offre alors son épaule pour vous permettre d'épancher votre douleur et vos larmes avant de vous prodiguer ses conseils avisés. En plus de toutes ces qualités, il fait preuve d'un professionnalisme à toute épreuve et n'a pas son pareil pour dénicher de nouveaux auteurs talentueux. Pour couronner le tout, il est bel homme, ce petit brun légèrement grisonnant aux yeux noisette.
Autant dire que je lui ai sauté au cou quand je l'ai vu dans mon jardin. Il a répondu à ma joie par un grand éclat de rire, en me serrant dans ses bras et en déposant pas moins d'une vingtaine de bisous sur ma joue.
Cette soirée et son lendemain sont passés à vive allure. Nous avons mangé sans faim, rassasiés par le plaisir de se retrouver tous ensemble, beaucoup bu, trop, certainement, bataillé au cours de divers jeux de société, et nous nous sommes battus dans la piscine. Puis c'est le cœur serré que je les ai vus grimper dans leurs voitures et nous laisser à nouveau seuls avec notre train-train quotidien.
Le réveil du lundi matin fut extrêmement douloureux, mais ce week-end festif avait fait un bien fou à mon moral. Ma concentration me faisait défaut, car j'imaginais déjà revoir mes amis, à l'occasion d'une petite vengeance personnelle pour leur visite surprise.
La semaine est passée plus rapidement que je ne le pensais. Mon emploi me plait énormément, et mes collègues s'avèrent être des gens plus talentueux les uns que les autres. Leur ouverture d'esprit et leur fort sens de l'humour nous permettent de remplir nos taches dans la joie et la bonne humeur, malgré la surcharge d'ouvrages à étudier, qui nous oblige régulièrement à ramener du travail à la maison. Je reconnais bien volontiers que cela ne me dérange pas outre mesure, puisque, Alex couché, je me retrouve seule, face à moi-même ; me pencher sur un roman passionnant ne représente pas une contrainte mais bel et bien un loisir.
- Maman, tu n'as pas oublié la rencontre parents-profs, qui a lieu demain ?
Oups, si, j'avais oublié.
- Non, mon chéri. On ira pour huit heures. J'espère que tu ne m'as rien caché.
Je lui adresse un sourire et un clin d’œil.
Alex se comporte comme un véritable ado, expressif au minimum avec les parents, enfermé dans sa chambre à pianoter sur son clavier, les écouteurs sur les oreilles, à jouer aux jeux vidéos, et ne faisant que de brèves apparitions pour manger. Je me doute bien de ce que vont me dire ses enseignants, que mon fils ne travaille que les matières qui lui plaisent, qu'avec un peu plus de rigueur à la maison, il aurait de très bons résultats et qu'il se contente du strict minimum. Je sais qu'il est capable de mieux, qu'il gâche ses compétences, mais je n'ai plus le niveau nécessaire pour l'aider.
Je suis démoralisée à l'idée de la patience dont je vais devoir faire preuve quand je vois le nombre de parents qui font déjà la queue devant la porte du professeur principal d'Alex. Lui s'en moque ; il discute un peu plus loin avec quelques élèves. Heureusement, j'ai emporté le roman dont j'ai entamé les corrections. J'éprouve cependant des difficultés de concentration ; les gens qui m'entourent parlent bruyamment, un incessant va et vient humain me perturbe et la position debout, appuyée contre un mur n'est pas des plus confortables. L'agacement me gagne. Le mal de tête progresse. J'ai déjà envie de rentrer chez moi. Je regarde Alex et une idée traverse mon esprit. Hugo ! Je ne le vois pas, tant mieux. Mais je doute de l'absence de ses parents. Je suis en plein stress, mon cœur s'affole. J'avais complètement oublié l'existence de ce garçon, et plus encore, celle de son père ! Mais ce dernier a sans doute d'autres occupations, et je me convainc que c'est la mère qui a la charge de la scolarité de son fils. Néanmoins, guère rassurée, je baisse la tête sur le manuscrit et fais mine d'être absorbée par ma lecture.
Une heure trente que j'attends dans ce couloir sombre. Je me sens complètement ahurie. Je regarde les gens qui m'entourent, et j'ai comme l'impression que la foule ne diminue pas. Hugo ! Je regarde rapidement si son père se trouve dans le coin. Pas d'uniforme, ouf ! J'observe encore. Il est là, le blond-brun, coupé court ! C'est bien lui ; il a juste troqué sa tenue de service contre un jean et un tee-shirt. L'homme qui m'a déposée à Hyères, il y a dix ans ! Ses dernières paroles me reviennent en mémoire. "Ne cherchez pas à nous contacter".
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